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D’une manière générale, les informateurs les plus divers soulignent le fait que la grande capacité du port de Rotterdam – en termes de nombre de navires et de quantités de marchandises traitées – constitue une des raisons principales de son utilisation pour le trafic de cocaïne. Un argument, revenant sans cesse, fait valoir que plus un port est grand et son activité commerciale intense, moins les risques de saisie sont importants puisque la drogue peut y passer plus facilement inaperçue. L’informateur n° 4 :

« Oui, je sais qu’ils ont un scanner, mais il y a des milliers de conteneurs qui transitent chaque jour. Tu sais pourquoi le trafic de drogues passe par Rotterdam ? Parce que c’est un port très efficace. Ils ne cherchent pas à effectuer plus de contrôle ; non, ils disent au contraire qu’ils investissent pour rendre les choses encore plus faciles pour les clients. Lorsque le « truc » arrive au port, des machines le mettent super rapidement sur un bateau. Dans les autres ports, le bateau doit attendre ; et pendant qu’il attend, tout peut arriver. Et voilà maintenant qu’ils veulent rendre le port encore plus rapide ! (rires) »

Le port de Rotterdam est favorablement connu en Colombie, même de personnes n’ayant jamais voyagé à l’étranger. Sa réputation est excellente parmi les connais- seurs périphériques du circuit des affaires illégales de Colombie que nous avons rencontrés, qui n’expriment que des éloges à son égard. La plupart des gens pensent qu’il

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(4) Cf. le témoignage de l’entrepreneur de la drogue B. Gordon [Hovenkerk, 1995, p. 166].

s’agit du plus grand port du monde, ce qui n’est pas le cas. L’informateur n° 12 :

« Je ne connais pas les Pays-Bas, alors je ne peux pas vous expliquer pourquoi [la cocaïne passe par ce pays], mais d’après ce que j’ai entendu on dirait qu’il y a plus de conteneurs que de gens là-bas. »

Les importateurs « mouillés » et les distributeurs actifs à l’intérieur des Pays-Bas, tout comme des « courriers » incar- cérés, tendent à partager cette image du port4. Penchons-

nous maintenant plus précisément sur les sujets évoqués par nos informateurs.

M a r c h a n d i s e s t r a n s p o r t é e s

Si la cocaïne est exportée à côté, ou dissimulée au sein de marchandises licites, la nature et l’emballage de ces dernières influent sur le choix des lieux de destination. Cela est clairement le cas, par exemple, pour des denrées provenant d’Amérique du Sud telles que fruits frais, jus surgelés, aliments déshydratés ou chargements conteneu- risés, et tout particulièrement dans les modes opératoires dits « d’arnaque » (la cocaïne est dissimulée à l’intérieur d’une cargaison licite mais à l’insu de l’importateur ou du transporteur licite) et lorsque les exportateurs et transpor- teurs licites louent leurs infrastructures aux exportateurs illicites afin de faire voyager de la cocaïne à côté de leurs propres cargaisons licites. Dans les deux cas, c’est l’itinéraire et les procédures qu’impliquent les cargaisons licites qui déterminent comment, quand et où la cocaïne sera récupérée ou déchargée. L’informateur n° 3 :

« Il y avait un type en Équateur qui exportait du jus de fruit congelé vers l’Allemagne, et alors il a proposé d’embarquer aussi de la coke, mais il ne voulait pas bouger pour moins de 100 kg… »

Tous nos informateurs sont d’accord sur le fait que les marchandises les plus variées ont été mises à contribution pour transporter de la cocaïne par voie maritime. Mais l’aspect le plus important, disent-ils, ce sont les procédures

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(connaissement, type de conteneur, etc.) qui s’appliquent à ces marchandises lorsqu’elles arrivent au port ou lorsqu’elles doivent y passer un certain temps. Certains informateurs affirment que les exportations traditionnelles (en particulier les aliments, fruits et jus surgelés conteneurisés) offrent une grande sécurité lorsqu’elles sont traitées par des transporteurs maritimes établis de longue date ou des services de groupage de conteneurs. En fait, ce ne sont pas seulement les cargaisons conteneurisées (notamment en conteneurs réfrigérés) mais aussi les vracs solides (charbon, asphalte, aluminium et denrées agricoles provenant de divers ports sud-américains) qui sont considérés comme des transporteurs potentiels, surtout à destination de Rotterdam. Cependant, sur ce point les opinions divergent. Ainsi, selon un informateur, il faut éviter :

« …aussi bien les denrées trop évidentes, comme les fruits tropicaux, que les trucs trop ridicules, comme des micro- processeurs en provenance du Pérou… Le moyen le plus sûr c’est d’opérer des transferts pour qu’on ne sache pas que tel conteneur vient de Colombie. Et si tu fais des transferts, il y a de fortes chances que tu passes par Rotterdam. »

Dans certaines modalités de contrebande, les marchan- dises transportées ne sont pas si déterminantes pour le choix de l’itinéraire. C’est le cas, par exemple, des conte- neurs appartenant aux expéditeurs (dits « conteneurs SOC»)

mais contrôlés par des exportateurs ou importateurs de cocaïne : ces derniers cherchent avant tout à « déguiser » les itinéraires et à modifier le contenu des conteneurs, leur aspect et leurs connaissements. Enfin, certaines modalités ne nécessitent aucune cargaison licite : par exemple, lorsque la cocaïne est cachée à l’intérieur d’un navire ou sous sa coque, ou bien dans un bateau plus petit comme un voilier de plaisance.

I n f r a s t r u c t u r e d e t r a n s p o r t

e t d e c o m m u n i c a t i o n

Autre sujet évoqué par les trafiquants de drogue : la bonne infrastructure de transport et de communication

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desservant le port de Rotterdam. Celui-ci est réputé pour son traitement rapide et efficace du fret maritime. Comme l’explique l’informateur n° 5 :

« Ouais, on a beau dire qu’un petit port c’est mieux, on continue à expédier les “trucs” à Rotterdam. Des fois, on perd quelque chose, comme ça m’est arrivé il y a un mois lorsque les plongeurs n’ont rien trouvé et que j’ai dû payer. Moi aussi, je prends des risques. Personne ne sait ce qui s’est passé, mais le truc a disparu. Tu vois, ce qu’il y a de bien à Rotterdam, c’est que ça va vite. Tu récupères ton truc et le soir même tu dors ailleurs [la cargaison de cocaïne ou le

conteneur la dissimulant peut être rapidement transféré en lieu sûr]. C’est souvent avant Rotterdam que quelque chose

se passe mal, mais si tu respectes les règles, que tu as tous les papiers nécessaires et que personne ne t’a vendu, tu « couronnes5» peinard. »

Les contrebandiers transocéaniques (les armateurs mafieux) adaptent leurs itinéraires (qu’ils louent aux entrepreneurs de la cocaïne) en fonction de considérations visant à minimiser les risques et, par exemple, mettent le cap sur tel port ou aire de transbordement doté d’une longue tradition de contrebande, et surtout où employés du port et autorités se laissent acheter, ou bien où ils disposent de contacts au sein de communautés locales puissantes. La meilleure option pour les contrebandiers de ce genre ne semble pas être Rotterdam, mais plutôt (et de loin) l’Espagne.

Néanmoins, localement, les trafiquants de cocaïne pensent que de bonnes infrastructures de communication (connec- tions ferroviaires, autoroutes, disponibilité de téléphones publics et portables, etc.) sont indispensables à la bonne marche des affaires, notamment du fait que le commerce de la cocaïne consiste à mettre en relation des gens qui vivent et travaillent très loin les uns des autres. L’informateur n° 1 explique l’importance que revêtent les infrastructures de communication :

« X va à Anvers très facilement, il fait l’aller/retour dans la journée. Les transports publics, ici, on ne peut vraiment pas s’en plaindre, le train et le tram sont sûrs. Nous, on est

(5) Les trafiquants colom- biens emploient le verbe « couronner » (en espagnol :

coronar) pour signifier

qu’une cargaison de cocaïne est parvenue en lieu sûr sans encombre (NdT).

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habitués à des distances plus longues et les routes, là-bas

[en Colombie], c’est l’enfer. Ici, tu sais à quoi t’attendre ;

hier, par exemple, ils ont annoncé que le train avait du retard. »

Un informateur signale qu’aux Pays-Bas il est très facile d’acheter un téléphone portable « puis de le balancer, plus tard, dans un canal ». Les commentaires les plus marquants portent cependant sur l’excellent réseau de transport intermodal (mer-rail), par bateau (mer-fluvial) et surtout par camions TIR (mer-route) qui permet de réexporter

aisément des marchandises illicites vers d’autres destinations européennes. Comme la cocaïne se trouve à Rotterdam la plupart du temps « en transit », ces infrastructures sont vitales pour les trafiquants.

Lorsqu’on leur demande si, à leurs yeux, la position géographique des Pays-Bas constitue une explication importante au fait que des flux de trafic passent par le port de Rotterdam, les trafiquants répondent par la négative. Objectivement, les Pays-Bas sont pourtant bien situés pour recevoir les flux de cocaïne : pays côtier, proche d’autres grands marchés urbains, à mi-chemin entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est, etc., encore que certains pays voisins présentent des caractéristiques similaires, et que l’Espagne ou la Russie, par exemple, possèdent certaines caractéristiques géographiques – longues côtes escarpées, zones inhabitées difficiles d’accès, etc. -- mieux adaptées à la contrebande et au stockage de cargaisons de cocaïne. Mais, quoi qu’il en soit, les considérations de ce genre ne figurent absolu- ment pas dans les discours des entrepreneurs illicites. La distance ne semble pas constituer un facteur d’importance aux yeux des exportateurs de cocaïne, pour qui les coûts de transport sont minimes rapportés aux bénéfices poten- tiels. Tous les efforts sont focalisés sur la réduction des risques, et si, pour ce faire, il faut qu’une cargaison parvienne d’abord dans un petit port russe avant de revenir sur l’Allemagne, c’est bien ainsi qu’on procédera. Bien entendu, certains Colombiens vivant illégalement aux Pays-Bas apprécient de pouvoir voyager facilement

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vers d’autres pays d’Europe, mais en général la géographie ne semble jouer qu’un rôle secondaire dans l’esprit des traquetos. Un informateur nous a ainsi expliqué que, de ce strict point de vue, l’Espagne est bien mieux placée pour importer de la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud. Certains soulignent que de très nombreuses options et itinéraires sont ouverts aux trafiquants. Par exemple, l’informateur n° 12 :

« Tu connais toutes les méthodes possibles et imaginables et tu peux passer n’importe où. La cocaïne tombe malade avant d’arriver à destination parce qu’on lui fait faire le tour du monde ! »

C o n d i t i o n s d ’ i m p o r t - e x p o r t

Les formes que prend le commerce transatlantique de la cocaïne vers Rotterdam dépendent souvent des possibilités qui sont données aux trafiquants d’utiliser des entreprises d’import-export établies à la fois en Amérique du Sud et aux Pays-Bas. Les entrepreneurs de la cocaïne apprécient les places portuaires où il est facile de créer de telles entreprises, même si ce n’est pas nécessairement dans ces ports que seront embarquées ou débarquées les cargaisons de cocaïne. Cependant, pour nombre de trafiquants l’emploi de firmes d’import-export constitue une équation difficile, voire impossible à résoudre, de sorte que le trafic de cocaïne par voie maritime peut très bien se passer de cette option.

Certains Colombiens emploient tout de même des entreprises d’import-export afin d’introduire de la cocaïne dans le port de Rotterdam. Une alternative s’offre à eux : soit créer une tapadera (bureau d’import-export de façade) ; soit s’appuyer sur une entreprise existante. Selon nos informateurs, la première option comporte des avantages mais aussi des inconvénients. D’un côté, lorsqu’on en est propriétaire, les établissements de façade permettent une meilleure gestion des opérations en termes de timing et de déchargement. Ils sont aussi facilement adaptables aux besoins des exportateurs et importateurs de cocaïne en matière de marchandises transportées, d’itinéraires et de

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stockage. Par ailleurs, certains trafiquants ne disposant pas de contacts au sein d’entreprises existantes disent avoir été obligés de construire leurs propres têtes de pont. Un trafiquant nous a même expliqué que les conditions requises par la chambre de commerce du cru ne sont pas très contraignantes.

D’un autre côté, les informateurs ont également souligné divers problèmes et risques. Le premier d’entre eux renvoie à un excès de visibilité. Le nombre d’entreprises colombiennes – ou de firmes (licites) gérées par des Colombiens – actives dans l’import-export aux Pays-Bas est extrêmement réduit6, si bien qu’il n’est pas aisé de mettre

sur pied une façade colombienne légale derrière laquelle se livrer au trafic. Les principales importations colombiennes transitant par Rotterdam – charbon, café, denrées alimen- taires, fruits – sont pour la plupart aux mains d’entreprises qui ne sont pas colombiennes, de sorte que toute petite firme colombienne récemment constituée constituerait une cible facile (et prioritaire) pour la douane et la police néerlandaises. D’ailleurs, la plupart des trafiquants affirment pouvoir reconnaître une tapadera au premier coup d’œil. L’informateur n° 25 :

« Il y avait un paisa7qui jouait au football il y a quelques années ; il vivait à La Haye et venait tous les jours à Rotterdam en train. Il disait travailler dans la boîte d’import-export de son père, et je crois que c’était vrai. Il racontait que les affaires marchaient bien, que sa famille était heureuse, etc. Eh bien, il s’est fait arrêter entre Bruxelles et Rotterdam avec dix kilos de cocaïne et un million de floros [florins8]. […]

Alors tu vois, quand quelqu’un me dit qu’il fait dans l’import- export, pour moi ça sent le soufre. Je connais un autre

paisa, et celui-là disait importer des blue-jeans [rires]…

Il bossait pour des gens de Medellín… Il a pris huit ans et il est à [la prison de] Leeuwarden, mais il continue à nier, il ne veut rien dire à personne. »

Outre qu’elles sont facilement repérables, les tapaderas connaissent d’autres problèmes. Comme elles ne traitent que très rarement les marchandises qu’elles sont censées importer, elles ne mettent pas longtemps à attirer l’attention

(7) Personne originaire du département colombien d’Antioquia, dont la capitale est Medellín.

(6) Les quelques com- merces colombiens formels et informels – restaurants, bars et boutiques – pas plus que la communauté colombienne résidant aux Pays-Bas ne dépendent ni ne consomment beaucoup de produits importés de Colombie. (8) Soit environ 500 000 euros.

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de leurs partenaires commerciaux et voisins ainsi que des institutions douanières et fiscales du fait d’omissions, d’erreurs et d’irrégularités par trop grossières. En général, ceux qui gèrent ces « façades », soit travaillent sur le court terme – ils disparaissent du jour au lendemain ; omettent de résoudre de petits problèmes qui prennent ensuite de grandes proportions ; improvisent en permanence, etc. –, soit ne disposent pas des « qualifications » nécessaires. Paradoxalement, ces entreprises « bidon » sont ainsi très mal adaptées à l’informalité et au haut degré d’improvisation qui président au commerce international de la cocaïne. Selon l’informateur n° 1 :

« Je te l’ai déjà dit, les gens ne prévoient pas grand-chose à l’avance. Ils ne s’inquiètent que lorsqu’un problème surgit, et pratiquement tout est organisé au jour le jour. Donc, ça peut mal tourner ; mais c’est aussi le seul moyen pour que tout puisse bien se passer. »

L’utilisation d’entreprises d’import-export existantes, en revanche, est généralement considérée comme une option plus sécurisante et mieux à même de mener au succès. Les entreprises licites établies et actives sont certainement les plus intéressantes car elles n’attirent pas l’attention de la police. Les firmes non colombiennes qui commercent avec l’Amérique du Sud sont les plus recherchées, en particulier celles qui importent des denrées alimentaires, du café, des fruits, des fleurs, des vêtements, des minéraux et des matières premières industrielles. Dans certains cas, seuls quelques employés ou cadres sont impliqués dans le trafic, qui se déroule à l’insu des dirigeants de l’entreprise. Dans d’autres cas, les importateurs de cocaïne se rappro- chent de petits établissements connaissant des difficultés financières et font miroiter à leurs propriétaires des profits élevés et rapides. D’après l’informateur n° 19, les infrastructures locales d’import-export sont parfaitement adaptées aux activités délictueuses :

« Il n’y a pas que la cocaïne. Qu’est-ce que tu fais des magouilles de surfacturation et sous-facturation ? Et celles avec les produits subventionnés fantômes ? Les infrastructures d’import-export, ils peuvent en faire ce qu’ils veulent.

Ils nous montrent du doigt, mais ils ont bien plus d’expérien- ce que nous en matière d’affaires… toutes sortes “d’affaires”. »

Un observateur colombien nous fit un jour remarquer que, même si les entrepreneurs de la cocaïne peuvent rencontrer des difficultés à utiliser les grandes compagnies d’import-export (leur préférant de petits établissements ne disposant que d’un seul bureau et de quelques employés), du simple fait qu’elles existent et sont actives, celles-ci fonctionnent aux Pays-Bas comme un « bouclier » en rendant les contrôles, quels qu’ils soient, difficiles et importuns.

U t i l i s a t i o n d ’ e n t r e p r i s e s l i c i t e s

Outre les transports et l’importation, toute une série d’autres entreprises licites – liées au port ou non – four- nissent des services aux entrepreneurs de la cocaïne. Nous pensons ici non seulement aux transitaires, dockers, chantiers navals, soutages, stockages, entrepôts (une même entreprise pouvant fournir plusieurs de ces services), mais aussi aux loueurs de camions, camionnettes et voitures, aux loueurs et réparateurs de conteneurs et même aux hôtels et aux cybercafés. L’informateur n° 9 explique ainsi :

« Pas besoin de corruption quand il y a autant d’entreprises légales à portée de main. »

Enfin, certains distributeurs de drogue sous-capitalisés considèrent les firmes du cru, en particulier certains restaurants, bars, boutiques et coffee shops détenus par des Néerlandais, comme susceptibles d’abriter des activités illégales ayant trait à l’importation et à la distribution de cocaïne.