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Le nouveau front sur lequel les autodéfenses se battent en Colombie est celui du contrôle d’activités stratégiques

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dans les grandes villes. Grâce à une vaste structure de réseaux mafieux qu’ils projettent depuis leurs sanctuaires ruraux, les seigneurs de la guerre gagnent des fortunes par la menace et la protection d’une gamme d’activités urbaines s’étendant des Sanandresitos jusqu’à la corruption dans les marchés publics. Il s’agit d’un véritable projet dans la mesure où leur objectif est de réguler des transactions par la violence et non simplement de mettre en œuvre des activités criminelles. La mafia est la forme la plus sophistiquée de criminalité organisée. Ce concept renvoie à la coercition et à la protection (racket) de certaines transactions réalisées au sein d’une société, c’est-à-dire à des organisations criminelles qui prélèvent un « impôt » en échange d’une protection accordée à des individus et/ou des organisations et à leurs activités économiques. La protection mafieuse s’appuie sur un fort pouvoir de coer- cition, et le non-paiement des sommes extorquées signifie l’application de la violence aux clients des transactions « protégées ».

Mais il ne faut pas confondre le concept de mafia avec celui de seigneur de la guerre. Le terme « seigneur de la guerre » renvoie au contrôle effectué sur une société par des armées privées dont la puissance empêche l’État démocratique de rendre effectif, un minimum, son monopole légitime de la violence. À la différence des réseaux mafieux, qui régulent certaines transactions, l’échelle sur laquelle les seigneurs de la guerre menacent et protègent les communautés humaines est si vaste qu’ils parviennent à constituer de véritables États. Pour parvenir à plus de précision dans la définition du seigneur de la guerre colom- bien, nous suggérons d’établir les distinctions suivantes :

• les seigneurs de la guerre disposent d’un appareil militaire assez puissant pour imposer un type de sécuri- té conforme à leurs intérêts12;

• ils jouissent des excédents des économies licites et illicites tant parce qu’ils y participent que parce qu’ils en rackettent les acteurs ;

• ils contrôlent les élections, décident qui doit occuper les postes de la fonction publique dans les communes ainsi que l’usage des deniers publics transférés par l’État central dans les régions ;

(12) Les autodéfenses corrompent soldats et policiers tant pour éviter la répression qu’en échange d’un soutien à leur guerre contre la guérilla. L’armée et les corps de police ont même été soudoyés pour soutenir tel ou tel camp dans des conflits mettant aux prises divers groupes d’autodéfense.

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• ils régulent les droits de propriété et administrent la justice ;

• et ils contrôlent les flux démographiques.

La principale distinction entre seigneurs de la guerre et mafia est l’ampleur de leur domination politique. L’aspiration la plus haute des seigneurs de la guerre est de devenir l’État, alors que le plus grand succès des agents des réseaux mafieux est l’infiltration du gouvernement. Pour illustrer cette différence, prenons l’exemple de la fonction de surveillance. Dans de nombreux petits villages de Colombie, la sécurité quotidienne est assurée par des membres de groupes d’autodéfense. Ils se sont assurés dans ces localités le monopole de la violence et ont donc supplanté l’État central. Cependant, dans les villes et à l’exception de certains quartiers difficiles (cf. infra), c’est la police institutionnelle qui prévaut en tant qu’agent de sécurité dans les rues. Dans les zones plus urbanisées, la mafia ne tient en son pouvoir que certaines fonctions de gouvernement et institutions publiques. L’État, même infiltré par les réseaux mafieux, conserve sa structure telle que définie par les lois et les institutions.

La mafia urbaine en Colombie13a pris son essor lorsque les autodéfenses, dans des mouvements plus ou moins simultanés mais non synchronisés, ont commencé à projeter leur ordre sur des villes situées à proximité de leurs fiefs. En principe, cette infiltration urbaine a d’abord lieu dans deux catégories d’espaces particulièrement susceptibles de contrôle mafieux : les affaires légales liées à des transactions illicites et les quartiers de relégation. Dans ces deux types d’espace, le processus de domination requiert l’assassinat sélectif des délinquants du cru, ou à tout le moins leur soumission au réseau hégémonique, cela afin de s’assurer le monopole des activités délinquantes.

Les Sanandresitos, les marchés de gros et les jeux de hasard, entre autres entreprises, sont des affaires qui, pour fonctionner, nécessitent certaines activités illicites – dans les Sanandresitos, on a recours à la contrebande ; dans les marchés de gros, à la spéculation sur les prix ; et dans les jeux de hasard, à l’évasion fiscale –, si bien que l’État ne saurait en être le régulateur. Avant l’arrivée des réseaux

(13) Bien que par le passé certaines activités aient fait l’objet d’une forme de protection mafieuse dans les villes colombiennes, ce n’est que depuis quelques années que la fonction de protection mise en œuvre par des agents n’appartenant pas à l’État est extrêmement répandue.

mafieux, le respect des contrats et des droits de propriété dépendait des gardes du corps des propriétaires des entreprises concernées, des « bureaux de recouvrement14»

ou même de tueurs à gages. L’absence d’un monopole de la coercition se traduisait en de fréquents et violents conflits entre les divers groupes, dont aucun n’était capable d’infliger une défaite définitive à ses adversaires. Lorsqu’ils arrivèrent, les seigneurs de la guerre éliminèrent les groupes violents dont les activités prédatrices désorganisées diminuaient la rentabilité des entreprises commerciales et imposèrent leur propre monopole violent. Le nouvel ordre exigeait le paiement périodique de sommes d’argent en échange de garanties en matière de sécurité permettant la bonne marche des affaires.

Les réseaux mafieux ont également pris pied dans les quartiers marginalisés des grandes villes où vit une popula- tion urbaine qui ne bénéficie pas, ou seulement partiellement, des services de l’État. Le gros de cette population est constitué d’individus ayant une longue histoire d’exclusion et de déplacement de zones de violence15, et dont l’imagi-

naire culturel est très peu marqué par la confiance vis-à-vis des principes démocratiques. Les réseaux des groupes d’autodéfense ont mis à profit la faiblesse de l’État pour s’approprier les rentes directes et indirectes générées par le contrôle de ces quartiers en échange de la fourniture de protection et de justice. Les rentes directes sont les « impôts » que paient aux mafieux les habitants des quartiers pour toutes les activités économiques qu’ils réalisent. C’est ainsi qu’il est devenu courant dans les villes de Colombie d’apprendre que tel ou tel commerçant ou transporteur a été assassiné pour avoir omis de s’acquitter du « vaccin »16.

Les rentes indirectes proviennent de l’appropriation des ressources issues du contrôle de la communauté, c’est-à-dire les dépenses publiques, le potentiel électoral, ou la force de travail d’une population jeune, et autres bénéfices découlant du statut d’acteur politique dominant.

Parallèlement, les réseaux se sont appliqués à infiltrer les activités légales et les instances de gouvernement, un saut qualitatif important dans l’affirmation de leur pouvoir. S’ils n’y étaient pas parvenus, les seigneurs de la guerre ne pourraient disposer de cellules opérationnelles chargées

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(14) Les « bureaux de recou- vrement » sont des lieux où l’on peut embaucher des hommes de main qui intimi- deront ceux qui n’honorent pas les contrats.

(15) D’après le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies, il y avait plus de deux millions de « réfugiés internes » en Colombie à la fin de 2004 [UNHCR, 2005, p. 9] (NdR).

(16) On utilise en Colombie le terme « vaccin » (en espa- gnol « vacuna ») pour dési- gner la somme d’argent dont il convient de s’acquit- ter périodiquement auprès des auteurs d’un racket. L’image renvoie, on l’aura compris, à la victime qui se « vaccine » ainsi contre les « maladies » (dues au plomb) qui, autrement, s’abattraient sur lui du fait des racketteurs.

de fonctions vitales telles que le blanchiment de l’argent, l’investissement des bénéfices illicites, l’accroissement de l’influence politique, économique et sociale, et l’établis- sement de connexions nationales et internationales. Selon Williams [2001, p. 78], le succès des réseaux criminels réside dans leur capacité à se jouer des frontières géogra- phiques et légales :

« Cela leur permet d’alimenter des marchés où les marges bénéficiaires sont plus grandes, d’opérer depuis et dans des pays où les risques encourus sont moindres, de rendre plus ardue la tâche des policiers qui tentent de les combattre, de commettre des crimes qui chevauchent les juridictions et qui sont donc plus complexes à poursuivre, d’autant qu’ils adaptent leur comportement en vue de contrer ou de neutraliser les initiatives judiciaires. »

Afin d’infiltrer les gouvernements des villes, les réseaux mafieux ont choisi leurs propres candidats. La classe politique traditionnelle s’est vue supplantée ou cooptée par l’intimidation, l’octroi de financements sans précédent et, parfois, la mise en œuvre d’un travail social dans des quartiers d’exclusion. La ville de Riohacha illustre bien la situation critique dans laquelle se trouvent les démocraties locales et les coûts économiques et sociaux occasionnés par l’infiltration mafieuse à grande échelle17. Le maire,

l’adjoint aux finances et la conseillère juridique de la municipalité de Riohacha, ainsi que onze fonctionnaires municipaux ont été arrêtés et mis en examen après une enquête conjointe de la Dijín18 et du fisc. Quatre autres

fonctionnaires, dont l’adjoint à la santé, sont en fuite [El Tiempo, 2004]. Les mises en examen ont été motivées par des détournements de fonds publics destinés au système de santé. L’enquête judiciaire a montré que la cellule centrale du réseau mafieux opérant dans la ville de Riohacha était dirigée par un seigneur de la guerre. Le colonel Oscar Naranjo, directeur de la Dijín, a ainsi déclaré au quotidien El Heraldo [2004] :

« Une personne directement subordonnée à “Jorge 40” dans cette zone, connue sous l’alias de “La Tía” durant toute cette enquête, […] est chargée de coordonner, en collaboration avec une bande de délinquants, l’association [au réseau] de

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(18) Service de renseigne- ment.

(17) Outre Riohacha, la presse s’est fait l’écho de nombreuses dénonciations de corruption impliquant les réseaux mafieux des parami- litaires et le budget de villes colombiennes. Par exemple, « Chance : paras doblan sus apuestas » (« hasard : les paras doublent la mise »),

El Espectador, 24 juillet

2005 ; « En los 19 municipios de Casanare se dilapidan los recursos de las regalías » (dans les 19 cantons de Casanare on dilapide les revenus du pétrole), El

Tiempo, 13 juin 2005 ; et

dans un dossier du magazine

Semana (01/03/2005) intitulé El Zarpazo (le coup de griffe)

on peut lire : « L’année passée,

la Cour des comptes a rendu public un rapport révélant que les pratiques décrites par le fonctionnaire du DAS

[équivalent colombien du FBI] ont fait perdre à l’État

plus de 325 milliards de pesos [plus de 108 millions

d’euros]. En avril 2004, le

président Álvaro Uribe a donné l’ordre à toutes les autorités et organismes de l’État d’accroître leur vigilan- ce afin que les fonds desti- nés à la santé ne constituent plus le butin dont se nourris- sent paramilitaires, guérille- ros et délinquants de droit commun. »

fonctionnaires et de municipalités de la côte Nord de la Colombie afin de percevoir des commissions indues, de voler l’État et d’obtenir des contrats au mépris des procé- dures légales. »