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Les risques stratégiques sont les risques encourus personnellement par les organisateurs/décisionnaires de se voir arrêtés et condamnés, et de perdre leurs profits illicites [Dorn et al., 1998]. Nombre de décisions sont prises dans l’objectif d’éviter d’être capturé et/ou exproprié. En pratique, beaucoup de patrons bien protégés (exportateurs ou importateurs « planqués ») sont à même de transférer ce risque à leurs subordonnés, en particulier s’agissant de passage de frontières et de déchargement.

Tous les informateurs, qu’ils soient situés en Colombie ou aux Pays-Bas, s’accordent sur le fait que, normalement, un « numéro 1 » ne traîne pas dans le port, car il prendrait alors un gros risque tout à fait inutilement. On préfère donc y envoyer des employés, des intermédiaires ou des émissaires qui, soit négocient avec le personnel portuaire et supervisent les opérations, soit effectuent eux-mêmes

les tâches les plus risquées (notamment l’évacuation des cargaisons de cocaïne). L’informateur n° 1 :

« Hier, j’étais avec deux traquetos. On ne se connaissait pas. Ils refusaient d’aller récupérer un “truc” en disant que c’était trop risqué. Ils allaient payer quelqu’un pour le faire. »

La plupart des exportateurs colombiens ne traversent jamais l’Atlantique, de sorte qu’ils ne prennent que très peu de risques stratégiques. Même les exportateurs et importateurs plus proches de l’action préfèrent rester loin du port. Comme l’explique l’informateur n° 1 à propos de l’informateur n° 4 :

« Oui, il collecte des informations sur le port. Il a des gens qu’il envoie sur le port pour prendre des photos pour lui. Il connaît certains emplois du temps et sait un tas de choses sur les activités du port. D’autres font ça pour lui. Il veut tout savoir parce qu’il investit beaucoup d’argent. »

Les trafiquants qui se sont montrés concernés par le risque stratégique ont évoqué quatre sujets de préoccupation : les enquêtes de police à long terme ; les contrôles frontaliers ; la longueur des peines et les conditions de détention ; et la saisie des bénéfices financiers.

E n q u ê t e s p o l i c i è r e s

Il ne fait aucun doute que de nombreuses opérations de contrebande de drogue (choix des associés et employés, modus operandi et même routine quotidienne) ont à leur principe la nécessité d’éviter ou de neutraliser l’action policière. Les attitudes concernant la police diffèrent gran- dement d’un entrepreneur colombien de la cocaïne à un autre. Certains trafiquants « mouillés » actifs à Amsterdam et La Haye semblent plus soucieux des contrôles inopinés et des opérations policières de routine que des enquêtes de longue haleine sophistiquées. Ces traquetos prennent grand soin d’éviter les endroits « chauds » et les comportements osten- tatoires, mais ils sont en revanche peu rigoureux en matière d’appels téléphoniques ou de conversation avec les inconnus. Certains déclarent que la police n’intervient qu’en cas de violence ou que si de fortes sommes d’argent sont en jeu.

D’autres, se croyant plus malins que la police néerlandaise, minimisent les capacités de cette dernière à faire respecter la loi. L’informateur n° 4, par exemple, est convaincu d’avoir toujours un coup d’avance et se sent parfaitement en sécurité, du simple fait qu’il remplace systématiquement ses téléphones portables tous les quinze jours. D’après l’informateur n° 1 :

« N°2 est maintenant bien placé pour mesurer les risques. Il ne participera à aucune opération qui lui rapporterait moins de 150 000 euros. Il a fait de la prison en Espagne, et sa famille y vit encore. Il y est recherché ainsi qu’en Colombie, mais à Amsterdam il se sent comme un seigneur en son château. »

D’autres encore se montrent moins paranoïaques quant à de possibles infiltrations policières, mais redoutent la police fédérale antidrogue américaine, la Drug Enforce- ment Administration (DEA), bien plus que les autorités

néerlandaises. La police allemande a fait forte impression à l’informateur n° 5.

À ce niveau de risque stratégique, les trafiquants colombiens, tant « planqués » que « mouillés », considèrent la police néerlandaise comme un tout unifié. Ils ignorent totalement l’existence de services distincts et, plus généra- lement, tout de l’organisation interne de la police. D’une manière générale, on peut dire que les organisateurs/ décisionnaires ne redoutent pas ou très peu d’être arrêtés par la police aux Pays-Bas.

C o n t r ô l e s a u x f r o n t i è r e s

Les entrepreneurs de la cocaïne sont très méfiants lorsqu’ils entrent et sortent de l’Union européenne, car ils considèrent que cette frontière est particulièrement risquée. Toutefois, comme aucun de nos informateurs (à l’exception des membres d’équipage) n’est entré dans l’Union par le port de Rotterdam – qu’ils ne considèrent d’ailleurs généralement pas comme un point d’entrée pour les personnes –, toutes les perceptions de cet aspect renvoient aux aéroports. Les Colombiens (qu’ils soient ou non impliqués dans le trafic de cocaïne ou la prostitution)

préfèrent de loin Francfort, qu’ils considèrent comme « le meilleur » aéroport pour entrer aux Pays-Bas. Contraire- ment à Schiphol, aucun visa n’y est exigé des visiteurs colombiens ne disposant pas de permis de résidence dans l’Union. Même les trafiquants qui voyagent « clean » prennent plusieurs précautions. Certains utilisent de faux passeports ; d’autres recourent à des subterfuges afin d’être pris pour de simples touristes. L’informateur n° 10, par exemple, est arrivé muni d’une grosse caméra vidéo, d’informations touristiques concernant l’Allemagne et de réservations dans un hôtel chic de Francfort. L’automobile est universel- lement considérée comme le moyen le plus sûr de traverser la frontière terrestre avec les Pays-Bas, notamment en provenance d’Allemagne.

L o n g u e u r d e s p e i n e s

e t c o n d i t i o n s d e d é t e n t i o n

Autre variable pouvant hypothétiquement influencer les décisions des trafiquants : le risque de passer de longues années en prison. Les individus contre qui des mandats d’arrêt internationaux ont été émis évitent de quitter les pays ou régions où ils sont en sécurité, tandis que les trafiquants arrêtés ou soupçonnés dépensent des fortunes en avocats.

D’après l’ensemble de nos informateurs, les conditions de détention aux Pays-Bas sont moins mauvaises que dans des pays comme l’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne ou le Royaume-Uni, sans bien sûr parler de la Colombie ou des États-Unis. Certains ont également fait valoir que les peines effectivement purgées par les Colombiens aux Pays-Bas sont plus courtes qu’ailleurs dans l’UE, une

affirmation qu’il est difficile de confirmer11.

Néanmoins, nous n’avons trouvé aucun élément prouvant que la crainte de longues peines a un impact quelconque sur les décisions clés concernant des opérations dans le port de Rotterdam. À nouveau, il semble que les entrepre- neurs de la cocaïne transfèrent ce risque stratégique vers leurs subordonnés. Les peines en vigueur aux Pays-Bas

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(11) En ce qui concerne le trafic international de cocaïne, les peines de prison aux Pays-Bas peuvent atteindre un maximum de 12 ans, auxquels peuvent s’ajouter des condamna- tions pour « appartenance à une organisation criminelle » ou pour des violences. La peine totale peut varier grandement en fonction de la quantité de cocaïne saisie, du passé du prévenu, du degré d’organisation et d’autres circonstances : des quelques mois signifiés à un courrier aérien (mula) vulné- rable et non récidiviste, aux 16 ans infligés à un entre- preneur de la cocaïne de premier plan, connu et violent, mais mal défendu. Les importateurs colombiens de moyenne ou grande envergure reçoivent habi- tuellement des condamna- tions variant de 4 à 6 ans d’incarcération, c’est-à-dire en apparence moins qu’en Italie ou en Espagne, par exemple. Mais on sait qu’il existe dans ces derniers pays une plus grande diffé- rence entre la peine pronon- cée par le juge et celle qui est réellement effectuée.

n’inquiètent pas les organisateurs d’exportations de cocaïne restés en Colombie. Selon l’informateur n° 20, avocat pénaliste à Cali :

« Beaucoup de gros trafiquants sont déjà derrière les barreaux ici [en Colombie]. Ils envoient des gens avec des boulettes dans l’estomac, dénoncent leurs propres courriers à la police des aéroports européens et c’est tout juste s’ils les aident en leur trouvant un avocat ou en leur envoyant de l’argent. Pour eux, les mulas sont jetables, peu importe ce qui leur arrive après qu’ils se soient fait arrêter. Tout ce qui les intéresse, c’est la marchandise, et en cas d’arrestation, qu’on garde le silence. »

Certains informateurs en Colombie déclarent que les exportateurs ne craignent que l’extradition et la prison aux États-Unis, l’Europe leur paraissant un environnement moins hostile ou menaçant.

S a i s i e d e s b é n é f i c e s f i n a n c i e r s

Nos informateurs considèrent les Pays-Bas comme un pays à bas risques en matière de saisies des bénéfices, ce qui s’explique principalement par le fait que les Colombiens n’investissent pas leurs profits localement mais envoient immédiatement l’argent à l’extérieur, soit en Colombie, soit dans le circuit financier international. Selon nous, les Colombiens préfèrent investir dans les lieux où ils résident (Colombie, États-Unis), où ils peuvent passer de luxueuses vacances et vivre de manière ostenta- toire (Caraïbes, Sud de l’Espagne), voire où leurs biens sont à l’abri de l’emprise de l’État (Europe de l’Est).

Les restrictions et contrôles imposés aux banques, bureaux de change et officines de virements à l’étranger sont facilement contournés par le « smurfing »12 ou le

transport de liquide. Ainsi, la législation et la pratique policière néerlandaises en matière de blanchiment d’argent ne sont pas de nature à remettre en cause la place occupée par le port. Certains importateurs et distributeurs de cocaïne (ainsi que leurs employés) disent se soucier beaucoup plus de protéger l’argent liquide en leur possession, que

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(12) Le « smurfing » (parfois appelé « schtroumpfage » en français) est une technique de blanchiment d’argent consistant à faire déposer en banque (changer dans un bureau, etc.) par de nom- breux individus des sommes d’argent juste inférieures au seuil déclenchant légale- ment un signalement auto- matique aux autorités (NdT).

d’éventuelles saisies, de la convoitise de leurs associés, de leurs concurrents ou des voleurs.

Risques tactiques