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Fonseca, Gutiérrez et Rudqvist [2005] rapportent qu’après avoir remplacé certains comisionistas dans la chaîne de la cocaïne, les paramilitaires ont gelé les prix de la pâte de coca. La baisse continue des prix dans les zones para- militaires ne s’explique pas nécessairement par la seule ambition de maximiser la plus-value ; on peut également, en partie, la comprendre comme une réponse à la baisse

soutenue de la production de coca du fait des aspersions aériennes d’herbicide13. En janvier 2005, le prix au kilo

offert par les paramilitaires pour la pâte de coca était de 1,7 million de pesos. Les économistes classiques seront sans doute surpris de cette évolution anormale des prix : étant donné la baisse de la production, ils s’attendraient à ce que les prix montent, non qu’ils chutent14. Mais la

production de cocaïne est probablement l’une des entre- prises les plus régulées au monde : les mesures prises par les groupes armés, tout comme l’état de dépendance des producteurs primaires vis-à-vis des intermédiaires, font que l’offre et la demande sont des catégories analytiques inadaptées pour expliquer la formation des prix. En mars 2005, le prix de la pâte est une nouvelle fois tombé, atteignant 1,5 million de pesos le kilo. Quant aux feuilles de coca, que les paramilitaires achetaient 50 000 pesos l’arroba en 2002, elles ne valaient plus, en février 2005, que 35 000 pesos l’arroba. Pendant ce temps, dans les secteurs qu’elles gouvernaient, les FARC ont continué à

payer le kilo de pâte de coca 2 millions de pesos, moins l’impôt de 50 000 pesos. Si les paramilitaires ne peuvent pas grand-chose au fait que les guérilleros contrôlent la matière première produite dans certaines zones, ils tiennent en revanche les intermédiaires actifs dans leurs propres zones fermement sous leur emprise. Ces comisionistas sont non seulement toujours tenus de payer l’impôt paramilitaire de 200 000 pesos par kilo de pâte acheté auprès des paysans, mais il leur est en outre tout à fait impossible de concurrencer les achats de matière première effectués par les paramilitaires dans les secteurs qu’ils contrôlent. La minimisation progressive des prix mise en œuvre par les paramilitaires s’est, en effet, accompagnée d’une régulation équivalente des prix payés par les intermédiaires. Un comisionista qui offrirait aux paysans des prix plus avantageux que les paramilitaires risquerait de trouver la mort à tout instant. C’est ainsi que les paramilitaires neutralisent efficacement la concurrence.

L’impôt sur les intermédiaires et l’exploitation des paysans en tant que producteurs de matière première de la cocaïne permettent aux paramilitaires d’accumuler des richesses

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(14) Nous précisons ci-après l’ampleur de la baisse causée par les aspersions aériennes. (13) Cf. l’article de Ricardo Vargas dans ce numéro (NdR).

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considérables dans le Putumayo. Des ressources auxquelles il faut ajouter les revenus provenant de la taxation des marchands et propriétaires de boutiques dans les villes du département, dont chacun paie aux paramilitaires un tribut mensuel oscillant entre 100 000 et 500 000 pesos. Seuls « Alex » et « Oscar », les comptables respectifs des sous-fronts Luis Mosquera et Freddy Rivera, qui sont chargés de l’administration financière du Putumayo, disposent du montant exact du capital accumulé jusqu’ici par les paramilitaires dans le département. Mais il est sans doute plus intéressant d’analyser la distribution, parmi les autres acteurs de l’économie de la cocaïne, des pertes et des profits résultant de la taxation et de l’implication directe des paramilitaires dans la chaîne de production de cette drogue.

À la déception des comisionistas financés opérant en zones paramilitaires, la réduction obligatoire des prix qu’ils consentent aux paysans en échange de la pâte de coca n’a pas eu pour effet d’augmenter leurs propres commissions. Car comme leurs frais d’approvisionnement en pâte ont été réduits, le cartel s’est adapté aux nouveaux prix pratiqués et leur avance moins d’argent. En d’autres termes, comme le montre ci-dessous le tableau 5, les prix de vente des intermédiaires ont chuté :

Tableau 5 – Évolution des prix de vente des intermédiaires entre 1999 et 2005 dans les zones conquises en 2000 par les paramilitaires (pesos colombiens / kilo de pâte de coca15)

L’évolution du prix de vente des comisionistas – c’est-à- dire du prix d’achat du cartel – révèle que la régulation de

Année Régime Intermédiaire Commission Prix d’achat Prix de vente

1999 FARC FARC 500 000 2 millions 2,5 millions 2000 AUC Comisionistas 200 000 2 millions 2,2 millions 2001 AUC Comisionistas 200 000 1,8 million 2,2 millions 2002 AUC Comisionistas 200 000 1,8 million 2,2 millions 2003 AUC Comisionistas 200 000 1,7 million 2,1 millions 2004 AUI Comisionistas 200 000 1,7 million 2,1 millions 2005 AUI Comisionistas 200 000 1,5 million 1,9 million

(15) Les chiffres figurant au tableau 5 ont été obtenus auprès de comisionistas de Valle del Guamuez, Puerto Asís et San Miguel en 2002 et 2005.

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l’économie de la cocaïne appliquée aux divers acteurs de la chaîne productive par les paramilitaires a eu l’effet suivant :

Tableau 6 – Distribution des pertes et des gains (pesos colombiens / kilo de pâte de coca) suite à la régulation de la chaîne de la cocaïne par les paramilitaires

Lors de la période durant laquelle les changements résumés au tableau ci-dessus ont eu lieu, les intenses aspersions aériennes d’herbicide sur les champs de coca du Putumayo sont censées avoir réalisé une réduction de la superficie totale occupée par ces derniers de 66 022 hectares16 à

4 386 hectares17. Dans les deux municipalités d’Orito et

de Valle del Guamuez, où le contrôle paramilitaire s’exerce de façon particulièrement ferme, la superficie cultivée en coca est censée être passée respectivement de 12 261 hectares et 13 165 hectares18 à 516 hectares et 471 hectares19. Si la

réduction de la quantité de matière première disponible due aux aspersions aériennes signifie sans aucun doute que le cartel reçoit moins de pâte de coca que durant la période où les FARCrégnaient sans partage sur le Putumayo,

ses coûts de production ont depuis lors baissé considéra- blement : en mars 2005, le cartel paie le kilo de pâte de coca 600 000 pesos de moins qu’en 2000. Cette évolution nous permet de comprendre, à l’aide de chiffres particuliè- rement parlants, que l’économie de la cocaïne est une économie politique. À ce titre, les principes de l’économie de marché ne s’y appliquent pas toujours. En tant que producteurs primaires au sein d’une telle économie, les paysans ne sont pas en mesure de fixer quelque terme d’échange que ce soit. En particulier, une soudaine rareté de la matière première n’entraîne pas nécessairement une meilleure rémunération pour leur produit. Au contraire, le cartel qui achète de la matière première dans le Putumayo semble compenser la rareté de cette dernière aux dépens des paysans.

Année Paysans Intermédiaires Cartel

2000 + 40 000 +200 000 +300 000 2001 - 200 000 +/- 0 +/- 0 2003 - 100 000 +/- 0 + 100 000 2005 (mars) - 200 000 +/- 0 + 200 000 Total -460 000 + 200 000 + 600 000 (16) Ce chiffre provient du traitement numérique et de l’interprétation d’images satellitaires LANDSAT7 et SPOT, reproduites dans PNUCID [2002].

(17) Ce chiffre, arrêté au 31 décembre 2004, provient de l’évaluation effectuée dans le cadre du projet SIMCI II[ONUDC, 2005].

(18) Ces chiffres provien- nent de l’estimation faite par Vargas [2003, p. 43] sur la base d’informations prove- nant d’Ideam et de Corpoamazonia.

(19) Ces chiffres, arrêtés au 31 décembre 2004, provien- nent de l’évaluation effec- tuée dans le cadre du projet SIMCI II[ONUDC, 2005].

Conclusion

Les prix payés par les paramilitaires, comme ceux acquittés par les FARC, sont régulés. Lorsque le cartel seul régule le

prix de la pâte de coca, celui-ci est fixé à 2,2 millions de pesos le kilo. Le fait que les FARC puissent vendre à

l’organisation criminelle de la pâte de coca au tarif de 2,5 millions de pesos, et le fait que les paramilitaires soient à même de réguler la chaîne productive à leur propre avantage, nous rappellent que les bandits aussi bien que les bandits sociaux, pour reprendre les termes d’Hobsbawm [1969, p. 77], constituent un noyau de force armée et donc qu’ils sont une force politique. Les FARC ont évincé les

intermédiaires, les ont remplacés par leurs propres hommes, et comme le cartel n’est pas parvenu à arracher le contrôle des paysans cultivateurs de coca des mains de la guérilla, il n’avait d’autre choix que d’accepter les termes de cette dernière. Suite à leur retour dans les fourgons des paramilitaires, les comisionistas peuvent à nouveau travailler, mais ils sont seuls face au cartel et n’ont d’autre choix que d’accepter les termes de celui-ci. Ils sont aussi aisément soumis à la régulation, et à l’impôt, des paramili- taires. Du point de vue de l’économiste politique, l’aspect de loin le plus intéressant concernant l’évolution des prix dans les zones contrôlées par les paramilitaires est que ces derniers ont soustrait de facto de vastes secteurs de la paysannerie cultivatrice de coca au contrôle des FARC, ce

qui a pour conséquence que le cartel n’est plus obligé d’accepter les termes de ce mouvement de guérilla. Il apparaît donc clairement que les paramilitaires et le cartel se sont unis contre un ennemi commun. Le moins que l’on puisse conclure, et ce quel que soit le point de vue, c’est qu’une relation hautement symbiotique unit le cartel qui achète de la pâte de coca dans le Putumayo, d’abord auprès des FARC

et ensuite auprès des comisionistas, aux forces parami- litaires déployées dans ce département. Il s’ensuit que la relation entre les mesures prises par les paramilitaires et la spectaculaire baisse des coûts de production des fabricants de cocaïne devrait faire l’objet d’études plus approfondies au niveau national. En effet, cette relation pourrait bien

expliquer pourquoi la hausse tant désirée du prix de la cocaïne dans les rues des États-Unis, objectif déclaré des aspersions aériennes d’herbicide, ne s’est jamais produite.

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Oscar JANSSON

anthropologue, Université d’Uppsala, Suède

B I B L I O G R A P H I E

)

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export de cocaïne à travers ce port mettent en œuvre diverses modalités commerciales (en matière de prise d’initiative, risques financiers et ressources humaines), plusieurs méthodes de dissimulation (au sein d’un navire, dans un conteneur, etc.) et une large gamme d’aménagements infrastructurels (collusion avec des entreprises légales/