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La Constitution de 1991 : décentralisation et ouverture

économique

Au début des années 1990, le pays s’est lancé dans une série de changements structurels. Le système politique a été décentralisé. On a commencé par instaurer l’élection des maires et des gouverneurs au suffrage universel. Ensuite, la nouvelle constitution adoptée en 1991 a étendu les compétences et le pouvoir politique des régions, en leur déléguant l’exécution des dépenses sociales. À mesure que les partis politiques traditionnels se fragmentaient, les grands électeurs des partis traditionnels se voyaient supplantés par une multitude de « micro-entreprises électorales ». L’émergence de nouvelles forces politiques qui en a résulté accrût encore l’éclatement du système clientéliste articulant la population au pouvoir politique. C’est ainsi que, pour une bonne part, l’augmentation du coût des prestations des services sociaux résulte d’un surcroît des captations de rentes causé par l’atomisation à outrance du système politique. Dans un tel contexte, les groupes armés hors-la-loi ont pu facilement monter leurs propres réseaux clienté- listes, et donner ainsi naissance à ce qu’on qualifie en Colombie de « clientélisme armé ». Par la menace, les mouvements de guérilla et les groupes paramilitaires ont expulsé de leurs zones d’influence tous les agents politiques

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refusant de se soumettre à leur volonté. Ils ont ensuite fait élire leurs propres candidats ou se sont alliés à des politi- ciens traditionnels afin de pourvoir les postes administratifs des municipalités en puisant dans leurs réseaux de clientèle. Parallèlement aux réformes politiques, l’économie, elle aussi, a connu d’importants changements structurels. La stratégie d’ouverture économique mise en œuvre à partir du début des années 1990 a fait pratiquement disparaître les barrières douanières, afin de dynamiser la production colombienne en l’exposant à la concurrence. Les transfor- mations sectorielles découlant de ce processus ont modifié la répartition du revenu national entre les villes et les campagnes. Les villes en sont ressorties largement vainqueurs car elles regroupaient en leur sein la majorité de la demande interne et du secteur des services. Un grand nombre d’entrepreneurs ruraux dont la richesse reposait sur des cultures de rentes à grande échelle (coton, maïs, céréales, notamment) furent ruinés du fait de l’importation de produits agricoles subventionnés en provenance des pays occidentaux ou de denrées plus compétitives produites ailleurs dans le tiers-monde. La structure politique des campagnes, fondée sur la projection d’intérêts régionaux au niveau national, s’est progressivement affaiblie et ne s’en est jamais remise.

Déjà fort peu développées, les institutions et les structures capitalistes des communautés agraires se sont tout simple- ment effondrées suite à la crise de grande ampleur dont souffrirent les cultures commerciales. L’expansion de la guérilla accéléra le naufrage des activités productives rurales. Les éleveurs et les autres agro-entrepreneurs se sont vus systématiquement ruinés par les enlèvements contre rançon pratiqués par les rebelles. La valeur de leurs terres chuta au plus bas. Les groupes paramilitaires vinrent opportunément leur offrir leurs services de protection, et les terres recouvrèrent leur valeur initiale. Mais les abus de pouvoir des paramilitaires menaçaient de confisquer l’excédent de la production agricole, si bien que de nombreux cultivateurs, peu soucieux de voir leurs marges bénéficiaires se rétrécir ou même disparaître, ont préféré vendre leurs terres en dessous de leur valeur réelle.

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Dans le nouveau contexte caractérisé par la décentralisa- tion, l’ouverture économique et la mondialisation, le conflit armé en Colombie a connu trois évolutions importantes. En premier lieu, le pays est devenu le principal producteur de feuilles de coca. Pour la guérilla, l’apparition d’un grand nombre de paysans cultivateurs de coca (les cocaleros) a créé, non seulement une nouvelle source de revenus, mais surtout une puissante base sociale. Les groupes d’autodéfense, eux aussi, ont compris qu’il était indispen- sable de contrôler la base sociale cocalera pour accroître leur pouvoir régional. Ainsi, dans son autobiographie intitulée « Mi confesión », l’ancien chef des autodéfenses Carlos Castaño6 raconte comment il s’est emparé du

Sud du Bolivar, région alors contrôlée par la guérilla de l’Armée de libération nationale (Ejército de Liberación Nacional, ELN) :

« L’ELNperdit […] rapidement le contrôle de la zone, grâce à l’annulation de la dette des paysans vis-à-vis de la guérilla. Lorsque le groupe d’autodéfense est arrivé, j’ai réuni les cultivateurs de coca de la région et je leur ai dit : “Organisez- vous de façon à élire un délégué pour chaque hameau en vue d’une réunion importante.” Soixante représentants ont assisté à la réunion. D’après les calculs, les paysans devaient plus de cinq milliards de pesos7 à l’ELN. Dans cette zone opérait un commandant guérillero dont le nom de guerre était “Gallego” mais que l’on surnommait “le gérant du Crédit agricole”. J’ai profité de la situation et déclaré aux délégués : “Messieurs, vous pouvez annoncer à tous les cultivateurs de la région que leur dette est annulée.” La nouvelle fit un bruit terrible chez les paysans et donna lieu à une fête de plusieurs jours. La conclusion, c’est que tout n’est pas rose ici bas et que ce n’est pas pour nos beaux yeux que les paysans nous aiment » [Aranguren, 2001, p. 2548].

Très nombreux et ne bénéficiant pas des services élémentaires fournis par l’État, les cocaleros et les autres bases sociales pauvres qui gagnent leur vie dans le secteur des drogues illicites sont devenus un facteur de prospérité important pour les acteurs armés actifs dans les régions. Autodéfenses et guérillas n’ont d’ailleurs eu qu’à se servir,

(6) Carlos Castaño a été le principal chef politique de l’AUCet son commandant le plus représentatif jusqu’à sa disparition en avril 2004. En réalité, c’est lui qui imposa aux anciens groupes para- militaires la doctrine, la struc- ture de commandement et l’iconographie qui les trans- formeraient en armées auto- nomes au service de sei- gneurs de la guerre.

(7) 1 euro = 3 000 pesos colombiens.

(8) Cf. l’article d’Oscar Jansson dans ce numéro (NdR).

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car l’État, ne souhaitant pas s’attirer les foudres de la communauté internationale, ne peut réguler les activités illé- gales auxquelles sont occupés ces segments de la population. En deuxième lieu, la mort de Pablo Escobar, chef du « cartel de Medellín », et la capture des frères Rodríguez Orejuela, chefs du « cartel de Cali », ont entraîné le déman- tèlement des grandes structures hiérarchisées de trafic de drogues. Les groupes de trafiquants se sont transformés et sont aujourd’hui organisés en réseaux atomisés, moins aisément détectables par les autorités mais plus vulnérables à la violence des factions armées [López, Camacho]. Leurs intérêts politiques, qui autrefois pesaient sur les décisions nationales, sont désormais intégrés au sein de réseaux violents de pouvoir local, ce qui, combiné au secret entourant leurs cellules opérationnelles fragmentées, offre une meilleure protection contre l’action des autorités légales. D’une certaine manière, jusqu’à la chute du cartel de Cali en 1995, les narcotrafiquants jouèrent un rôle de « tiers » dans la lutte à mort opposant paramilitaires et guérilleros ; depuis 1995, ils sont subordonnés au détenteur du pouvoir territorial.