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de la nouvelle violence

Parallèlement à la gestation des mouvements de guérilla, les phénomènes du bandolerismo (banditisme rural) et des pájaros ont failli transformer les hiérarchies traditionnelles qui structuraient le pouvoir politique dans les campagnes colombiennes. Sous l’influence des affrontements entre le parti conservateur et son homologue libéral des années de la Violencia, et de leurs effets d’apprentissage, de nombreux paysans formèrent des bandes criminelles dont les activités consistaient à mettre des villages à sac, voler les commerçants et rançonner les propriétaires terriens. Dans un premier temps, ces bandes étaient alliées à des caciques (gamonales) locaux qui les utilisaient pour

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(3) Pájaro (littéralement : oiseau) était le terme utilisé pour qualifier les membres des bandes armées affiliées au parti conservateur qui, bénéficiant de la tolérance des autorités, assassinaient et expulsaient les membres du parti libéral durant la période de guerre civile dite

la Violencia.

(4) Cette guerre civile essen- tiellement rurale qui a affecté certaines régions plus que d’autres s’est étendue peu ou prou sur une vingtaine d’années et a connu diverses phases entre 1945 et 1965. Elle a fait plusieurs centaines de milliers de mort (NdT).

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terroriser leurs concurrents politiques et acquérir des terres à vil prix, conformément au modèle des conflits interpartidaires. Ainsi, d’après Sánchez et Meertens [1983, p. 42], en 1964 :

« Il y avait plus de cent bandes actives, constituées de groupes de paysans armés qui, de façon plus ou moins organisée et au mépris des accords de paix et des directives officielles des deux grands partis traditionnels, prolongèrent la lutte bipartite. D’abord, elles le firent avec l’appui militant ou passif des communautés rurales appartenant à leur couleur politique respective, puis avec la protection et à l’aide des directives des caciques qui, les instrumentalisant à des fins électorales, les poussaient dans une guerre d’extermination, d’affaiblissement ou de contention de leurs adversaires au sein de la structure de pouvoir locale ou régionale. »

Par la suite, ces bandoleros s’affranchirent du contrôle des chefferies politiques locales et parvinrent à dominer certaines zones rurales par la terreur. Guillén [1996, p. 456] affirme que, dans les phases finales de la Violencia, la structure associative du pouvoir – une alliance verticale entre les élites rurales, leurs contremaîtres et les paysans, qui, périodiquement, s’armaient et entraient en conflit avec des associations similaires – se délitait et qu’un nouveau type de pouvoir prenait forme dans les campagnes. L’ancien système basé sur la loyauté envers les caciques fut supplanté par les guérilleros, bandoleros et pájaros qui commencèrent à construire une structure de pouvoir indépendante :

« Les chefs charismatiques des campagnes profondes prirent une importance dépassant de très loin celle des leaders du “peuple” ou des dirigeants du chef-lieu de canton. Les liens avec le “patron”-propriétaire terrien et le “docteur” qui dirigeait la lutte politique depuis Bogota et les capitales départemen- tales se relâchèrent ou se coupèrent, si bien que la nouvelle structure associative des paysans, non seulement ne servit plus les fins de l’élite des partis, mais s’avéra constituer une menace encore plus redoutable que celle qui avait donné lieu à la Violencia. »

L’étude du cas particulier de la Violencia dans le département d’Antioquia (capitale : Medellín) effectuée par Roldán [2003, p. 197-198] montre comment, au cours de la Violencia, le pouvoir politique est passé des mains des propriétaires terriens traditionnels à celles d’une nouvelle classe violente. Selon cet auteur, la seconde phase de la Violencia en Antioquia (1949-1953), qui s’est essentiel- lement déroulée dans les cantons périphériques du département, est l’exact opposé de la première phase (1946-1949) où l’objet du conflit était le contrôle des charges publiques par des hommes politiques affiliés à l’un ou à l’autre des grands partis. La violence de la seconde période a été marquée par la prédominance des factions armées qui, sous prétexte de défendre les idéaux conser- vateurs ou libéraux, révolutionnèrent la vieille structure de pouvoir mise en place par les propriétaires terriens et les colons. L’affaire du canton de El Tigre illustre le changement de sens du conflit imposé par la nouvelle domination de groupes n’appartenant pas aux alliances politiques traditionnelles :

« Pour les propriétaires terriens locaux, membres du parti conservateur y compris, la leçon à tirer des événements de El Tigre [canton de la périphérie du département

d’Antioquia] était sans équivoque : la stratégie consistant à

fonder des groupes armés, et en particulier des groupes pouvant se prévaloir d’une alliance avec le gouvernement départemental pour justifier les activités violentes dans une zone caractérisée par des luttes pour la propriété de la terre et le contrôle de la main-d’œuvre, constituait tout simplement un risque trop important. »

La menace insurrectionnelle que représentaient des groupes armés désormais hors du contrôle des partis fut l’un des motifs de la réconciliation entre les élites libérales et conservatrices, laquelle aboutit à la signature du Front national, accord politique qui consistait en une répartition équitable des postes de l’appareil d’État entre les deux grands partis traditionnels. C’est à cette époque que la Colombie connut les taux de croissance économique les plus forts de son histoire, l’industrie et les services

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fournirent une part accrue du produit national brut, la population s’urbanisa et le pays se modernisa. Le pouvoir politique exercé depuis les villes prit l’ascendant sur son homologue rural. Les voix électorales et les richesses contenues dans les villes favorisèrent la consolidation d’un État central mieux à même de contrôler la vie des provinces. Bien que dans les campagnes les affrontements partites ne prirent pas totalement fin, ils ne furent plus aussi violents que dans les décennies précédentes. Les loyautés entre électeurs et politiciens professionnels se définissaient désormais en fonction de la capacité de ces derniers à obtenir du pouvoir central des investissements en faveur de leurs clientèles particulières, ce qui, en retour, permettait à l’État de peser d’un certain poids sur le niveau local. Le clientélisme connut à cette époque un saut qualitatif : l’ancien clientélisme agraire se transforma en un clientélisme de commission. Autrement dit, d’une médiation construite sur la subordination des populations aux propriétaires terriens en tant que dispensateurs d’emplois, de terres et d’accès à l’État, on est lentement passé à un clientélisme basé sur l’échange des voix des électeurs contre les biens fonctionnels fournis par les politiciens professionnels. Les loyautés partisanes qui structuraient les relations entre patrons et clients se virent affaiblies par le Front national. Cela accentua encore l’aspect instrumental des échanges, de sorte que la loyauté des clients était directement conditionnée par l’achat pur et simple des votes, l’octroi de faveurs personnelles et le « bon usage » des investissements publics de la part du patron. L’utilisation de la violence pour la conquête du pouvoir politique au niveau régional s’en trouva cependant encouragée du fait que ce pouvoir conférait ipso facto un pouvoir économique. Il est notoire que les caciques politiques eurent alors souvent recours aux armes contre les clientèles de leurs adversaires dans le but de s’approprier leurs biens et de consolider leur propre pouvoir.

D’après les rapports officiels, le bandolerismo prit fin en 1965. En réalité, dans de nombreuses régions du pays, les bandoleros resteraient les véritables chefs au niveau local bien après le milieu des années 1960. À tout le moins, leur

influence, c’est-à-dire l’emploi de la violence criminelle comme mode de régulation des transactions sociales, persisterait. Le cas le plus emblématique de l’implantation d’une forme d’État par des bandoleros est à chercher dans les régions à émeraudes du département de Boyacá. Le contrôle territorial exercé dans ces zones de mines, d’abord par Efraín González puis par Humberto « el Ganso » Ariza, deux célèbres bandoleros, fait rétrospectivement figure de laboratoire du modèle de domination des régions à économie d’extraction mis en œuvre aujourd’hui par les seigneurs de la guerre. Et ce, bien des années avant que le trafic de drogues ne rende disponibles d’abondantes ressources financières :

« Efraín González n’inspirait pas la peur mais le respect, parce que c’était lui qui se chargeait de maintenir l’ordre dans la région. […] Il fut le grand organisateur, apaisant la violence entre les partis et veillant sur les mineurs d’émeraudes. […] Il les rencontrait fréquemment ainsi que les marchands ; ceux-ci l’interrogeaient sur la situation dans la région, il leur répondait de travailler tranquilles. Les mineurs le protégeaient, il n’y avait pas de vol lorsqu’il était à la tête de la région, les gens l’aimaient beaucoup, et si un larcin venait à se produire il s’assurait que le délit ne restait pas impuni » [Cifuentes].

Malgré la croissance modeste des mouvements de guérilla et la quasi-disparition des bandoleros, c’est en grande partie entre la fin de la Violencia et le début des années 1980 que prit forme la violence qui prévaut encore de nos jours en Colombie. Ainsi, au lieu du mot « paix » pour décrire cette période, Daniel Pécaut [2001, p. 27] préfère employer l’expression de « violence larvée», car « pour divers secteurs de la société colombienne, la politique et les luttes sociales ne sauraient être encadrées par un système de régulation démocratique mais passent nécessairement par l’usage de la force».