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Dans la tradition des arts de l’Islam ?

L’architecture arabo-andalouse, découverte par Martinez durant son voyage en Espagne à la fin des années 1970, est particulièrement marquée par la présence quasi-permanente de la calligraphie arabe très présente dans les édifices du sud de l’Espagne, depuis la conquête des arabes musulmans au VIIIe siècle. Partis de la péninsule arabique, les Arabes entreprennent la conquête de la Syrie, de l’Irak, de la Perse et de l’Egypte. De là, entre 711 et 718, l’Afrique du Nord est conquise et les tribus berbères converties en masse. Au même moment, une grande partie de la péninsule ibérique est soumise à l’invasion musulmane, d’où l’omniprésence de la calligraphie dans l’architecture andalouse. Mêlée aux motifs végétaux, la calligraphie arabe est vouée à faire passer les messages de Dieu et de son Prophète. La représentation des êtres vivants étant traditionnellement prohibée dans la religion musulmane249, l’ornementation des édifices religieux se résume à des éléments végétaux et géométriques, que l’écriture, jugée divine, magnifie par sa puissance sacrée : « Abstraite par sa forme et profonde par son sens, elle conduit au divin. But ultime d’un art dépouillé, la calligraphie est poussée à l’extrême jusqu’à la pureté du signe et l’ornement devient l’éloge du Verbe par l’écriture.250». On retrouve la calligraphie arabe comme ornement sur les murs, les tapis,

les manuscrits, les objets utilitaires et bien sûr dans le Coran dont le début de chaque sourate est parfois orné d’une lettrine en plus d’être porteuse du message divin251. Dans

certains édifices, comme la Alhambra de Grenade qu’a visité Martinez, la calligraphie est partout sur les murs, mêlée à l’ornementation au point de ne les distinguer l’une de l’autre qu’avec une grande attention.

249 Silvia Naef, Y-a-t-il une question de l’image en Islam, op.cit et Silvia Naef, « La calligraphie, forme d’expression majeur de l’art musulman », SGMOIK Bulletin, mai 1997, pp.4-11.

250 Hassan Massoudy, Calligraphie arabe vivante, Paris, Flammarion, 2010, p.103.

251 Sur les arts de l’Islam voir entre autres Sophie Makariou (dir.), Les arts de l’Islam au musée

du Louvre, Paris, Louvre Éditions, Hazan, 2012. La question de l’image dans les arts de l’Islam

et plus particulièrement de la place de la calligraphie arabe figurative est évoquée également par Silvia Naef, Y-a-t-il une question de l’image en Islam?, Paris, Téraèdre, 2015.

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Dès son retour à Blida, Martinez commence à intégrer l’écriture arabe et les motifs ornementaux à ces toiles. Dans Douloureuse identification N°1 (Fig. 124), un texte difficile à déchiffrer est écrit en rouge et court sur la surface comme les signes parcourant le fond bleu touareg. Seuls quelques mots sont plus lisibles que les autres comme par exemple le nom de Dieu : الله Allah, ainsi qu’une évocation du Prophète Mohamed. L’analogie avec l’architecture des mosquées andalouses est ici évidente car elle est associée à la rosace et à la frise végétale. La place de la calligraphie, assez discrète dans le premier tableau de la série Douloureuse identification, va prendre plus d’importance dans les toiles suivantes. On peut observer une évolution de l’écriture dans cette série. Dans Douloureuse identification N°1 et Douloureuse Identification N°2

(Fig. 125), l’écriture est « diluée » dans le personnage, placé au milieu du décor inspiré

de l’architecture andalouse. Dans Douloureuse identification N°3 (Fig. 126), la calligraphie forme concrètement les entrailles du personnage, devant un fond orné de détails des décors ornementaux. Enfin, Douloureuse identification N°4 (Fig. 127) et Douloureuse identification N°5, présentent le personnage perdu au milieu d’un extrait de manuscrit ancien252 difficilement lisible.

Les dessins préparatoires intitulés L’Alphabet du cri253 (Fig. 128-131) ont été réalisés pour la conception de la série Douloureuse Identification. On voit clairement que les intentions de l’artiste prévoient d’insérer la calligraphie arabe dans le personnage. L’écriture forme le squelette de cet homme qui semble tourmenté. L’image et l’écrit ne font alors plus qu’un, ce qui rappelle certaines calligraphies figuratives254. L’étude de

l’art de la calligraphie se concrétise également dans les œuvres Alifs (Fig. 132), Se

252 « Après chaque cri, Journal de bord d’une peinture », extrait publié dans le catalogue d’exposition « Rétrospective Denis Martinez », Musée National des Beaux-arts d’Alger, Éditions ENAG, Reghaïa, 1985, p.33

253 Une série de six dessins est publiée dans l’ouvrage monographique Nourredine Saadi, Denis

Martinez, peintre algérien, op.cit, p.20. Lors du dépouillement d’archives à l’atelier marseillais

de Martinez (l’artiste en possède un autre à Blida en Algérie), un septième dessin préparatoire inédit est découvert ainsi que leur réalisation à l’encre, coll. Denis Martinez, Marseille, 2015. 254Pour exemple, l’oiseau d’après Raqim (1808) dans Hassan Massoudy, op.cit, p.116-117. La calligraphie la Basmala dans une composition en forme de poire de Abdel’Azîz âlRifâ’î (1924), dans Gabriele Mandel Khan, L’écriture arabe. Alphabet, variantes et adaptations

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reconstituer et Je viens d’une blessure dans lesquelles Martinez intègre des lettres arabes isolées. La lettre alif est tressée dans le tableau du même nom, formant une sorte de grillage devant le personnage. Le musée du Louvre possède, dans ses collections d’art de l’Islam, un élément d’ornementation mêlant la lettre alif à la lettre lâm de la même façon255 (Fig. 133). La lettre aîn dessinée avec le même soin qu’un calligraphe,

domine la composition de Se reconstituer (Fig. 134-135) et se place encore une fois devant le personnage. Dans cette œuvre, le point de base qui calibre toutes les autres lettres en calligraphie est présent sur le haut du aîn. C’est également le cas dans Je viens d’une blessure (Fig. 136), qui présente en plus la lettre tâ’marbûta. Elle se détache par sa couleur blanche alors que le fond de l’œuvre est noir. En position isolée, cette lettre est constituée comme un tâ’ aux extrémités croisées ce qui donne un cercle surmonté de deux points256. Ici, Martinez s’en inspire peut-être, la superposant sur elle-même de manière à faire apparaitre les points tout autour du cercle. La lettre devient alors un signe à la fois familier et dénué de sens. Ce nouveau signe rappelle celui de la lune entourée des étoiles des arts populaires (Fig. 137). Connaissant le gout de Martinez pour ces symboliques on ne peut passer sur cette analogie. Ces tableaux concrétisent le changement progressif de la pensée esthétique de Martinez en influant sur la physionomie du personnage depuis 1972 qui, de l’absence d’écriture, évolue vers l’introduction de la calligraphie arabe dans sa structure corporelle, pour ensuite simplifier la lettre en faveur du signe257. Martinez fait des allers-retours entre le signe et la lettre. C’est aussi le cas de Khadda, qui modèle le signe et la lettre jusqu’à sa parfaite dilution dans le décor. Il imbrique les signes pour former des compositions abstraites. Dans son tableau Écrit au jour, on peut distinguer la lettre noûn et ka, complétement fondu dans la composition abstraite, au même titre que les ornementations des édifices arabo-musulmans. Le travail synthétique mené par Khadda sur les lettres arabes remet

255Élément de décor (Lâm-Alif), XIII-XIVe siècle, céramique moulée ou sculptée sous glaçure, Iran, Département des Arts de l’Islam, Musée du Louvre, Paris. Site officiel du Musée du

Louvre, présentation du cartel de l’œuvre. URL :

http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=33527

256 Gabriele Mandel Khân, L’écriture arabe. Alphabet, variantes et adaptations calligraphiques,

op.cit, p.57.

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en question l’esthétique de cette écriture. Il pousse à l’extrême la déformation des lettres pour ne garder que les courbes et arabesques qui lui sont nécessaires. Un procédé de désorientalisation de l’écriture pourrait-il alors être considéré ?

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