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L’art de la « désécriture »

Le processus de déconstruction graphique de l’écriture peut aboutir à de nombreuses de possibilités visuelles. Celle trouvée par Tibouchi, Ben Bella et Koraïchi ont pour point commun le retour au signe. Djaout écrivait au sujet des œuvres de Tibouchi : « Les peintures, dessins et monotypes de Tibouchi nous parlent par signes plus que par images - signes d’une écriture détournée qui quitte la feuille pour habiter les talismans, se couler dans une géologie mouvementée, suivre le cours des rides et des fleuves immémoriaux.418 » Ce détournement de l’écriture permet de jouer sur le rapport lisible-

illisible, et de s’attacher au visuel plus qu’au sens réel des mots pour tenter d’appréhender la compréhension de l’œuvre. Tibouchi invente le langage poétique et

avec Kamel Yahiaoui, Paris, Atelier de l’artiste, 18 février 2015, archives Camille Penet- Merahi.

417 Cette œuvre est exposée, par le hasard des choses, le 8 janvier 2015, au lendemain de l’attaque contre Charlie Hebdo. Le rapport entre l’œuvre prônant la liberté d’expression est l’attentat contre le journal satirique est troublant bien que totalement fortuit.

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plastique en purifiant les mots en passant de « l’univoque à l’équivoque419 ». En 1989, Tibouchi réalise Page d’écriture (Fig. 278) pour laquelle il utilise le concept de la désécriture, accentué par le titre qui annonce une écriture que l’on s’attend à voir apparaitre sur l’œuvre. Cependant, il ne s’agit que de quelques déchirures et lignes crées par un textile et des morceaux de fil collés sur la toile. Si l’écriture est en réalité inexistante, le titre ainsi que les lignes crées par les matériaux provoque la confusion de l’esprit qui y voit bien une page d’écriture. Cette œuvre illustre parfaitement le jeu voulu comme équivoque dont parle Tibouchi et trouble la perception visuelle du spectateur. Il en est de même dans le choix de ses matériaux : souvent pauvres ou de récupération. Pour atteindre de jeu de sens entre lisible et illisible, il affirme réaliser quotidiennement ses « lignes de désécriture, gratuite, n’ayant aucune signification particulière et en même temps tous les sens possibles 420. »

Cette pratique est visible dans ses œuvres plastiques et en particulier la série Désécriture (Fig. 279) réalisée en 2000. Composée de six toiles, ces œuvres sont unies par les tons gris et ocre blanc. Les compositions sont toutes relativement rectilignes et traitée selon une organisation de l’espace maintenant familière, qui rappelle les talismans. Les signes plus épais et de plus grande taille sont peint par-dessus, reproduisant une écriture illisible qui pourrait tout aussi bien provenir d’Orient comme d’Extrême Orient. L’écriture devient source d’imaginaire et de spéculation. C’est un point commun à la pratique artistique de Ben Bella. Ses choix plastiques sont inspirés entre autres par la culture maghrébine notamment par l’introduction d’une écriture imaginaire421 évoquant les courbes de l’arabe, qui leur confère une dimension « orientale » pour le public occidental422. Pas un seul morceau de toile blanche derrière ce foisonnement d’écriture – ou de désécriture puisque celle-ci est volontairement

419 Entretien avec Hamid Tibouchi, 21 mars 2012, archives Camille Penet-Merahi.

420Ibid.

421 Entretien avec Mahjoub Ben Bella, 13.10.2016, archives Camille Penet-Merahi.

422 Gérard Durozoi, « Mahjoub Ben Bella, l’émergence de la peinture », in Mahjoub Ben Bella, catalogue des expositions au Musée des Beaux-Arts de Tourcoing (18.01-02.04.1997), au Musée d’Art et d’Industrie de Roubaix (18.01-02.04.1997) et au Musée de la Céramique de Desvres (été 1998), Tourcoing, Musée des Beaux-Arts, 1997, p.14

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illisible423. On voit bien que le mouvement des « écritures » converge en direction de l’angle haut droit de la toile Mouvement. Dans Rythme continu (Fig. 280), l’écriture imaginaire est dédoublée ce qui provoque une sensation de tremblement et un effet d’optique presque hypnotique.

On peut observer l’évolution de l’usage de l’impression d’écriture en élaborant une chronologie des œuvres de Ben Bella. L’inspiration maraboutique est attestée dans Talismans (Fig. 281) par l’accumulation de pseudo textes et dessins qui composent l’œuvre mais aussi par le choix du titre qui définit ces éléments comme protecteurs et magiques. Dans cette œuvre, l’accumulation de petites boites en bois assemblées les unes aux autres avec des signes proches de l’écriture des textes manuscrits suggèrent un usage mystique, accentué par les formes géométriques qui y sont apposées. L’écriture fictive reprenant les courbes et le rythme de l’écriture arabe et à l’accumulation des talismans fait clairement référence aux croyances populaires et pratiques magiques pratiquées en Algérie. L’écriture est la source d’inspiration de Ben Bella qui l’utilise ici pour sa valeur magique. Traditionnellement, l’écriture est considérée comme sacrée par certain car c’est par elle que fut révélé le Coran. À partir de 1984, la désécriture devient de moins en moins structurée et linéaire dans les œuvres de Ben Bella. Pour l’œuvre Tablette écrite, la composition quadrillée de Talimans s’atténue. Puis, dans Cageot écrit

(Fig. 282), il utilise l’accumulation et la répétition des traits pour produire une

impression d’écriture, tout en rappelant les anciennes structures par les tons utilisés et le relief que produisent les morceaux de bois sur la toile. Certaines lettres arabes sont perceptibles mais il ne s’agit que de quelques lignes d’écritures éparses, difficilement lisibles à cause de la graphie anguleuse se confondant aux motifs abstraits. Dix ans plus tard, la structure quadrillée a totalement disparu dans les œuvres Mouvement bleu ou Puzzle II (Fig. 283). Les formes de couleurs sont plus saturées et on ne distingue plus aucune linéarité de l’écriture. Les caractères d’écriture, plus proches du signe que de la lettre, sont parsemés au milieu des formes abstraites. Cet exemple témoigne de la

423 «[…] je travaille le signe ça n’est pas de l’écriture signifiante […]. Ça reste une écriture purement recherche artistique mais […] même dans les textes avec talismans, ça ne veut rien dire. C’est de l’écriture inventée et personnelle. » Entretien avec Mahjoub Ben Bella, 13 octobre 2016, archives Camille Penet-Merahi.

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dilution de l’écriture au moyen du signe amenant à l’abstraction totale caractéristique de la décennie suivante.

L’œuvre Écriture rosette (Fig. 284) ou encore la série Calligraphitis (Fig. 285) montrent que l’ancienne structure de la composition produite par l’accumulation des textes dans Talismans disparait complétement au profit de constructions visuelles plus libres qui jouent sur les couleurs complémentaires et le rythme des lignes pour produire des effets optiques. Les modulations colorées participent à ces effets. Le geste répétitif produit une impression d’écriture abstraite qui envahi la surface des toiles, devenant alors l’élément principal des compositions.

Si Ben Bella se rapproche de la dimension magique et mystique de l’écriture particulièrement avec ses œuvres en référence aux talismans, c’est clairement le parti prit par Koraïchi. Les textes mystiques soufi sont pour lui une grande source d’inspiration, tout en alliant écriture lisible et illisible. Il réalise des œuvres où l’écriture arabe est omniprésente, comme cela peut être le cas dans les ouvrages enluminés qu’il consulte au domicile familial424. Il est envoyé très jeune à l’école coranique où il apprend à écrire l’arabe sur des tablettes palimpsestes où il doit écrire le Coran et, dans le même temps, il apprend l’écriture latine à l’école française coloniale. Koraïchi confie à Nourredine Saadi que ce double apprentissage le fascinait car les deux écritures avaient à la fois un objectif différent et nécessitait une technique fondamentalement distincte au moyen d’outils spécifiques : le calame pour l’arabe et la plume Sergent Major pour le français425.

424 Koraïchi évoque son enfance avec Nourredine Saadi : « Ma famille, d’origine soufie, vivait au milieu des parchemins, des manuscrits, des vieux livres de commentaires du Coran, de décorations d’arabesques. […] je me souviens combien l’apprentissage des caractères latins et du français m’a marqué. […] c’était tout un cérémonial similaire à celui de l’école coranique mais avec d’autres matériaux. L’écriture avait un tel mystère à travers les langues. […] on utilisait des porte-plumes, des plumes Sergent Major et qui variaient selon l’épaisseur du filet d’encre, des encriers en céramique logés dans les tables. On était assis la chaise, le corps droit, le buste relevé et on s’appliquait sur des cahiers à double lignes, l’écriture avait des pleins et des déliés avec des espaces codés entre les mots, es majuscules…Tout cela était une initiation à l’esthétique. » Nourredine Saadi, Rachid Koraïchi. Portrait de l’artiste à deux voix, Arles, Actes Sud, 1998, p.10-12 et p.18.

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Cet apprentissage de l’écriture est fondamental et son goût du geste scriptural se retrouve dans toutes ses réalisations plastiques. Sa pratique se situe à mi-chemin entre la calligraphie et l’écriture comme matériel strictement plastique. En 1995, il débute Le Chemin des Roses426 (Fig. 286-288) - projet qui s’étale finalement sur plusieurs années de 1995 à 2004 – et qui consiste en une installation en hommage au poète soufi Jalal Eddine el Rûmi427. Son voyage spirituel à travers l’Asie, le Moyen-Orient et l’Arabie au XIIIème siècle est source d’inspiration pour Koraïchi, au sens initiatique et spirituel. Le

Chemin des Roses célèbre également la notion de safar, signifiant à la fois le voyage et la transcendance. Il commence par réaliser une série de 28 vasques d'ablution de 55 cm de diamètre, « ornées des textes de Rûmî et de symboles propres à sa pensée428 » en bleu sur fond ocre beige. Les textes sont peints de manière circulaire, suivant la forme de la vasque, ce qui produit un effet tournant à la lecture non sans rappeler le mouvement réalisé par les derviches lors de leurs transes. Le centre des vasques est marqué par un point noir en leur centre. Le mouvement tournant de l’écriture autour de ce point noir rappelle également la marche des pèlerins autour de la Kaaba à La Mecque.

Par la suite, à l’occasion d’une exposition au Maroc, Koraïchi poursuit son projet avec une série de bandes de lin brodées des paroles de Rûmî, vingt-huit sculptures d'acier et quatre-vingt-dix-huit signes-symboles. Les sculptures produisent des ombres portées qui symbolisent le caractère éphémère de la vie. Entre 1995 et 1997, il décline son appréhension des textes soufis et plus particulièrement Partitions de la sublimation d’Ibn Arabî en les reproduisant sur une série de jarres, plats carré et vases d’Anduze

426 Une partie de la série Le Chemin des roses (Path of roses) est conservée au British Museum de Londres. On y trouve une vaste d’ablution, les banderoles et plusieurs sculptures de métal. Voir site de l’institution : http://www.britishmuseum.org.

427 En 2009, il réalise Extactic Flow, un projet constitué de 80 lithographies (10 séries de 8 lithographies) en hommage à dix grands maitres soufis que sont Sidi Boumediène Chouaieb, Jallal Eddine El-Rûmi, Rabia El-Adawiyya, Ibn El-Arabi, Ibn Ata Allah El-Iskandari, El-Hallaj, Farid Eddine Attar, Cheikh Sidi Ahmed Tidjani, Cheikh El-Alawi El-Moustaghanami et Sidi Abdelkader Jilani. Chaque série est réalisée avec une encre de couleur différente et se termine par une lithographie reprenant les 99 noms de Dieu.

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regroupées autour du projet Lettres d’argile429 (Fig. 289-292). Les textes sont peints,

parfois en miroir, sur les poteries et accompagnés de motifs et signes toujours en relation avec le contenu des textes. L’écriture en miroir rappelle la pratique traditionnelle calligraphique qui joue de ces effets, ce qui montre les connaissances en la matière de Koraïchi. Au milieu des écritures, on peut voir des éléments de la nature (soleil, végétations, animaux etc.), des personnages-signes ou encore le pentagramme ou l’œil protecteur. L’écriture est traitée de plusieurs manières, tantôt en style dîwani avec des lettres très allongées, tantôt dans un style plus classique et compact. Elle est disposée horizontalement, verticalement ou en diagonal selon la forme initiale de l’objet qui l’accueille et la structure de la composition visuelle. Le processus de désécriture est ici associé à l’écriture lisible. Il consiste à styliser certains motifs comme le « personnage » entre structure de l’écriture arabe et figuration semi-abstraite. Koraïchi utilise le principe du calligramme - qui allie écriture et figuration - dans ses œuvres. Le traitement du signe est en quelque sorte une extrapolation du calligramme, poussant l’écriture à sa limite graphique pour produire un signe entre référence visuelle et scripturale. Ainsi, la poésie et l’art s’entremêlent, associant textes sacrés des maitres soufis et textes profanes des poètes contemporains. Les artistes algériens étudiés sont sensibles à l’appel de la poésie, eux qui évoluent dans une culture où la poésie est traditionnellement indissociable de la vie quotidienne et des pratiques spirituelles diverses. L’écriture sert de source d’inspiration, d’éléments graphique ainsi que de moyen d’expression complémentaire.

À travers cette partie, il s’est agi d’interroger la construction artistique, institutionnelle, sociale et politique de la catégorie « artiste en exil », du voyage contraint, du fait d’appartenir à une double culture et de l’impact de cette hybridité sur la création. Par l’étude des discours et des représentations des artistes exilés de notre corpus, nous avons souhaité participer à la construction d’une histoire de l’art centrée sur l’actualité de l’exil.

429 Nicole De Pontcharra, Roxane Hodes, Corinne Maeght, Arnaud Maurières, Rachid Koraïchi,

Lettres d'argile, Nîmes, Éditions Corinne Maeght, 1995. Ce catalogue de l’exposition indique

que les œuvres présentées ont été réalisées au cours de plusieurs résidences d’artistes à Anduzes et St-Quentin la Poterie, dans différents ateliers d’artisans potiers utilisant différentes techniques.

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