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Créer à l’étranger Les artistes de l’exil face à l’écriture

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À partir de 1988 et surtout pendant les années 1990, la guerre civile qui endeuille l’Algérie provoque une nouvelle période d’immigration qui se caractérise par un exode massif d’une partie de la population – artistes, cadres, journalistes, fonctionnaires, etc. – qui a les moyens de fuir. La France est alors la destination principale de ces déplacements d’une élite intellectuelle et d’une classe aisée de la société algérienne264.

La situation des artistes s’inscrit donc dans un phénomène plus général de migration de personnes qui ont pour la plupart un fort capital culturel ou social dans leur pays d’origine. Ces artistes se retrouvent ainsi face à une situation qui tend à brouiller la distinction entre « l’exilé » contraint de quitter son pays en raison de ses engagements ou de persécutions, tandis que « l’immigré » est obligé de partir en raison de la misère économique265. Mais la politique de restriction des visas menée à l’époque par Charles Pasqua, défavorable aux allées et venues entre les deux bords de la Méditerranée, accompagne une jurisprudence tout aussi frileuse à accorder le statut de réfugié aux Algériens venus en France266. Si la complexité des phénomènes migratoires tend à rendre cette distinction peu opérante, la catégorie d’exilé cristallise néanmoins des connotations plus valorisées que celles habituellement attribuées à l’immigration, comme le rappelle Edward Saïd :

« S'il est vrai que toute personne empêchée de rentrer chez elle est un exilé, certaines distinctions peuvent être faites entre exilés, réfugiés, expatriés et émigrés. L'exil trouve son origine dans la pratique séculaire d'établissement. Une fois banni, l'exilé vit une vie anormale et misérable, avec le stigmate

264 Sur le Québec comme chemin de l’exil pendant la guerre civile algérienne des années 1990, voir les travaux de Myriam Hachimi Alaoui, notamment « L'exil des Algériens au Québec » In: Revue européenne des migrations internationales, vol. 13, n°2,1997. pp. 197-215 ; ou, « L’Epreuve de l’exil. Le cas des Algériens installés à Paris et à Montréal », Insaniyat, [En ligne], 27 | 2005, mis en ligne le 31 octobre 2012, consulté le 18 octobre 2018. URL : http://journals.openedition.org/insaniyat/8227.

265 Sur cette question, voir Myriam Hachimi Alaoui, « « Exilés » ou « immigrés » ? Regards croisés sur les Algériens en France et au Québec », Confluences Méditerranée, 2001/4 (N°39), p. 107-117. DOI : 10.3917/come.039.0107. URL : https://www.cairn.info/revue-confluences- mediterranee-2001-4-page-107.htm

266 Son rapprochement avec l’OAS (notamment lors de la création du Service d’Action Civil en 1959) à potentiellement orienté cette décision, prise en collaboration avec Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité du Ministère de l’Intérieur dont Pasqua était à la tête.

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d'être un étranger. Les réfugiés, en revanche, sont une création de l’État du XXe siècle. Le mot "réfugié" est devenu politique, suggérant de vastes troupeaux de personnes innocentes et désorientées nécessitant une assistance internationale urgente, tandis que "exil" entraîne, je pense, une touche de solitude et de spiritualité.267 »

La littérature a contribué à construire une figure héroïque de l’exilé lié à l’engament, la marge ou l’errance. Quant est-il des artistes vivant en Algérie exilés en France ? Comment participent-ils à cette réalité de l’exil et son éventuelle transformation d’une épreuve à une expérience artistique qu’il s’agisse d’un départ volontaire (Ben Bella et Koraïchi) ou d’un départ contraint (Martinez, Abdessemed) ? Pour ces artistes, que signifie créer à l’étranger et plus particulièrement en France ? Dans quelle mesure l’écriture s’intègre à la pratique artistique et interroge-t-elle la question du départ, de l’exil ou l’extranéité des artistes ?

Se pose aussi la question des formes de la domination – celle d’une ancienne colonie dont par exemple témoigne en 1989, Jean-Hubert Martin lors de son exposition Magiciens de la Terre présentant face à face l’œuvre d’un artiste britannique Mud Circle de Richard Long et l’œuvre Yarla, peinture au sol par des artistes de la communauté Yuendumu d’Australie. Dans le catalogue de l’exposition, il pointe la manière dont se perpétuent les rapports de domination : « Sans parler de ceux qui pensent toujours que, parce que nous possédons une technologie, notre culture est supérieure aux autres ; même ceux qui déclarent sans ambages qu’il n’y a pas de différence entre les cultures ont souvent bien du mal à accepter que des œuvres venues du tiers monde puissent être mises sur un pied d’égalité avec celles de nos avant-

267 «Although it is true that anymone prevented from returning home is an exile, some distinctions can be made between exiles, refugees, expatriates and émigrés. Exile originated in the age-old practice of establishement. Once banished, the exile lives an anormals and miserable life, with the stigma of being an outsider. Refugees, on the other hand, are a creation of the twentieth-century state. The word « refugee » has become a political one, suggesting large herds of innocent and bewildered people requiring urgent international assistance whereas « exile » carries with it, I think, a touch of solitude and spirituality». Edward Saïd, cité dans Liisa h. Malkki, « Refugees and Exil – From Refugee Studies to the national Order of Things », Annual

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gardes268». On peut se demander dans quelle mesure ce point de vue correspond à la

situation des artistes algériens en exil.

La question de l’acculturation peut être posée afin de comprendre les modalités plastiques et scripturales choisies par les artistes. L’idée d’une double-conscience proposée par W.E.B. DuBois pour illustrer la relation antagoniste vécue par les membres de la diaspora africaine aux États-Unis, culturellement entre deux continents269 est-elle efficace pour comprendre l’exil des artistes de notre corpus ? Pour tenter d’apporter des éléments de réponses, l’impact de l’exil sur la pratique sera analysé afin d’évaluer en quoi l’écriture devient un vecteur de témoignage de ces déplacements. Ensuite, la question des relations entre exil et écriture dans la pratique artistique sera envisagée à partir d’un type d’écrit d’artiste que sont les titres d’œuvres d’art. Mais dans quelle mesure la tradition orale de la poésie est-elle liée aux écrits poétiques qui accompagnent les œuvres plastiques ? Qu’en est-il des relations des plasticiens avec le milieu littéraire ? Comment les artistes envisagent-ils la double pratique plastique et poétique ? Enfin le rapport de l’artiste à l’écriture sera envisagé selon une approche d’histoire sociale de l’art en prenant en compte la carrière de peintre-poètes.

268 Jean-Hubert Martin, Magiciens de la terre, exposition du 18 mai au 14 août 1989, Paris, Centre Pompidou et Grande Halle de la Villette, Paris, Editions Centre Pompidou, 1989, p.8. 269 W.E.B. DuBois, The Soul of Black Folk, New-York, Penguin-Books, Signet Classic, 1969 (1903), p. 45 et 54, dans Elvan Zabunyan, Black is a color. (Une histoire de l’art africain-

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CHAPITRE 5 :

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