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Comment concilier pratique d’artiste et d’écrivain ?

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« J’ai préféré créer une série de dessins symbolisant l’esprit du roman tel que je l’ai senti. J’ai opté pour une répétition lancinante de l’étoile à cinq branches (symbole du personnage Nedjma) et le visage de Kateb Yacine, qui, à lui seul, représente les personnages de Lakhdar, Rachid, Mourad et Mustapha. Pour cela, j’ai utilisé des photos de Kateb prises à différents moments de sa vie. »

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Le phénomène d’analogies entre peinture et écriture (poétique ou non) et l’articulation entre texte et image n’est pas un spécifique à l’art algérien. Si les poèmes et romans deviennent visuels343 et les Voyelles prennent des couleurs pour Arthur Rimbaud344, l’écriture peut aussi intégrer les œuvres, depuis les collages cubistes ou les onomatopées futuristes jusqu’aux écritures gestuelles, tableaux-poèmes, poèmes peints de Cobra, tableaux-écriture des lettristes345 et tableaux signes de l’abstraction lyrique346. Et cela est sans compter sur les notes d’atelier, les carnets de croquis accompagnés d’indications techniques, graphiques ou poétiques, les brouillons, les correspondances et autres textes qui constituent la catégorie littéraire des écrits d’artistes. Ces documents sont précieux pour retracer la genèse des œuvres et connaitre la démarche de l’artiste.

342 Coll. Denis Martinez, Marseille.

343 Par exemple, Balzac cherche à « rendre les détails et les demi-teintes » tout en « restituant à ces tableaux leurs ombres grises et leur clair-obscur » dans la préface de la première édition d’Eugénie Grandet (1984).

344 Arthur Rimbaud, Voyelles, 1871-1872, publié dans Rimbaud, Œuvres, Paris, Éditions Garnier, nouvelle édition revue de 1987, p.110.

345 Fabrice Flahutez, Le lettrisme historique était une avant-garde, Dijon, Presses du réel, 2011 et Fabrice Flahutez, Julia Drost, Frédéric Alix, Le lettrisme et son temps, Dijon, Presses du réel, 2018.

346 Michel Giroud, « Entre la poésie et la peinture », Écritures dans la peinture, Centre National des arts plastiques, Ministère de la Culture, Nice, Villa Arson, avril-juin 1984, p.6.

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Les artistes plasticiens du XXe siècle se situent entre l’influence de l’art occidental et la culture de la poésie maghrébine, pour qui, dans la grande majorité des cas, elle est transmise par les chants et les contes populaires issus de la tradition orale. La poésie tient une place importante dans les sociétés et l’histoire culturelle du Maghreb depuis les temps reculés347. Très présente dans les régions berbérophones et les régions où

domine la langue arabe, le poète-conteur (guwwalin) est, à l’origine, celui qui transmet les traditions et l’histoire des tribus. La plupart du temps, le poème est associé au chant. À partir des années 1950-1960, la poésie algérienne de langue française348se développe

et, selon Abdelmadjid Kaouah, constitue l’essentiel de la production littéraire algérienne à de rares d’exceptions comme les romans de Mohammed Dib et Mouloud Mammeri. Dans le contexte de la Guerre de Libération, les textes (chants, poèmes ou textes plus « historiques ») s’emploient à exalter les vertus des grandes figures de l’histoire antique algérienne tels que Jugurtha, Massinissa ou encore la Kahina349, tous vainqueurs de leur lutte respective, afin de « galvaniser les jeunes, à ressusciter la mythologie du passé et à donner confiance en l’avenir350 ». Certains journaux politiques, tel que le bulletin intérieur de la Jeunesse de l’Union démocratique de Manifeste algérien, publient des poèmes en français qui encouragent le peuple à se soulever351. L’usage de la poésie dans un but nationaliste semble bien loin de ce que fustige Le Déshonneur des poètes de

347 Abdelmadjid Kaouah, Quand la nuit se brise : anthologie de poésie algérienne, Paris, Points, 2012, p.19.

348 Albert Memmi, « La poésie algérienne d’expression française depuis 1945 », La poésie

algérienne de 1830 à nos jours, Paris, Mouton & Co, 1963, pp.63-85. Jean Sénac parle de

« graphie française »

349 Massinissa (240-148 avt JC), premier roi de la Numidie unifiée et Jugurtha (154-104 avt JC) son petit-fils illégitime, sont deux rois berbères qui luttèrent tantôt aux côtés, tantôt contre les romains. Ils avaient alors main mise sur une partie de l’Afrique du Nord, notamment depuis la Première Guerre Punique (264-241 avat JC). La Kahina est la reine berbère qui combattit l’invasion arabe. Ces trois personnages tiennent une place importante dans l’imagerie et les différents récits diffusés en Algérie. Mohand Akli Haddadou, Les berbères célèbres, Alger, Berti Editions, 2012, p.13-15, p.22-25, p.65-67.

350 Albert Memmi, « La poésie algérienne d’expression française depuis 1945 », op.cit., p.55.

351 Le poète Souk Ahras écrit : « Debout jeunes Algériens ! / Esclaves d’aujourd’hui, libres de demain, / Les destinées de l’Algérie sont entre vos mains. / À l’horizon le soleil se lève, / La République algérienne n’est pas un rêve… » dans Albert Memmi, « La poésie algérienne d’expression française depuis 1945 », op.cit., p.57.

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Benjamin Péret352, lorsqu’il critique l’association du christianisme au nationalisme soumis au joug nazi. Il va jusqu’à paraphraser Marx en affirmant que : « la poésie n’a pas de patrie puisqu’elle est de tous les temps et de tous les lieux. » Pour lui, dans ces conditions, la poésie est réduite à des slogans publicitaires353.

Mais ce qui caractérise la poésie de cette période est son caractère engagé qui en fait presque un genre poétique à part entière. La « Nouvelle Littérature algérienne » ou la « génération de 1954 » est évoquée par Henri Kréa et exalté par Dib354. L’histoire et l’omniprésence de la poésie dans la culture algérienne peut être considérée comme l’une des raisons pour laquelle certains plasticiens sont également poètes, et que leurs rapports professionnels et amicaux sont fréquemment tournés vers les poètes et écrivains.

1. Les artistes et le milieu littéraire

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