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Partager son histoire à travers un art participatif

Après plusieurs années d’exil pour cause de menace terroriste, certains artistes reviennent en Algérie. C’est le cas de Martinez qui retourne à Blida en 2001, sans pour autant s’y établir définitivement. Il maintient son lieu de résidence à Marseille, mais effectue à partir de cette date d’incessant aller-retours entre la France et l’Algérie. Le hasard fait que ce retour tant espéré a lieu sept ans après un départ déchirant avec son pays442.

Le 13 avril 2000, Martinez organise une exposition-performance au café « Chez Madjid », en face de l’École des Beaux-Arts, après avoir repris contact le propriétaire, par l’intermédiaire de Karim Sergoua443. Ce café est le symbole de l’époque des pauses

entre amis artistes, poètes et écrivains, des échanges et des retrouvailles. Le choix du lieu de présentation de son travail est toujours important pour Martinez, et ce café est un signe fort de sa résistance aux nombreux obstacles qu’il a rencontré lors de sa carrière d’enseignant à l’École des Beaux-Arts d’Alger. Il ne pouvait y avoir de lieu plus emblématique pour accueillir cet événement. L’artiste réalise une performance autour d’une unique toile intitulée Chez Madjid (Fig.293), sur laquelle il pratique un cérémonial : après les avoir appelés un par un, il peint les noms de tous les amis avec qui il aurait pris un café chez Madjid avant son exil. Ce sont en quelque sorte des retrouvailles, parfois posthumes, avec ses proches restés en Algérie durant la période de terrorisme. Y figurent des « noms de vivants, des noms de disparus, des noms d’assassinés, des noms d’artistes et des noms de simple gens de ma connaissance, une suite de noms sur une toile, réunir les absents et les présents. 444 » Martinez aime depuis

toujours partager ses expériences avec autrui et à cette occasion, il convie deux jeunes rappeurs à se produire. Ce moment fort en émotion montre une nouvelle fois l’esprit de

442 La symbolique du chiffre sept est expliquée plus loin, à propos de La Fenêtre du Vent.

443 Karim Sergoua est un artiste plasticien, ancien élève et ami de Martinez dont il est resté proche. Nourredine Saadi, Denis Martinez, peintre algérien, op. cit. p.111.

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partage qui l’anime, mais la question de la transmission445 est également présente dans sa démarche.

Sa performance intitulée La Fenêtre du Vent (Fig. 294-296) s’inscrit dans le même état d’esprit. À travers cette fenêtre de toile, l’artiste souhaite partager un moment particulier avec le public et ses invités : celui de l’appel des êtres absents tant aimés, celui de la douleur de l’exil et de la séparation. Ce projet est initié par une visite de Martinez dans un village de Kabylie où il découvre la fenêtre nue d’une vieille bâtisse, orientée au nord dans un endroit battus par les vents. Les villageois lui racontent l’histoire de Taq L’Behri, une fenêtre qui permet aux femmes de parler avec leurs maris, enfants ou amis partis travailler en Europe. Les femmes attendent qu’un signe se manifeste, leur apportant un bon ou mauvais présage. Pendant la période de l’immigration massive des hommes des villages vers la France, les femmes se retrouvaient parfois dans un isolement total, dans les villages de montagne. Leurs paroles meurtries par l’absence des êtres aimés étaient portées par le vent de l’autre côté de la mer grâce à Taq L’Behri446. Martinez garde le souvenir de Taq L’Behri dans un coin de sa mémoire et lorsqu’il est confronté à l’exil, ce « rituel » lui revint en tête. Il réalise alors une performance pour recréer le lien entre les deux rives, entre les deux pays que sont la France et l’Algérie.

445 La question de la transmission est centrale pour Martinez. Ces œuvres en témoignent tout au long de sa carrière et cette notion peut être résumée par le titre de la série Je prends, je donne,

j’envoie, je reçois réalisée en 1988-1989. Une analyse de la notion de transmission dans la

pratique artistique de Denis Martinez est proposée dans l’article Camille Penet-Merahi, « Écrire pour laisser une trace. La transmission culturelle à travers les œuvres de Denis Martinez », dans Fabienne Colas-Rannou, Marianne Jakobi (dir.), Élaborer, transmettre, créer, Essai pour une

Histoire de l’art diachronique et transdisciplinaire II, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires

Blaise Pascal, 2017, p.77-88.

446 Le catalogue d’exposition Berbères, de rives en rêves évoque un rite relativement similaire effectué dans une grotte appelée Ifri bu-tebbura. Cette grotte comporte quatre ouvertures dont deux donnent sur le village et deux autres sur la mer. Les femmes effectuent plusieurs rites, essentiellement pour exhausser des vœux. Celui qui nous intéresse consiste, depuis l’intérieur, à passer la tête dans une ouverture donnant sur la mer et à appeler l’homme parti travailler à l’étranger depuis trop longtemps afin qu’il revienne au pays. Les vertus magiques et thérapeutiques révélées par les rochers et les grottes sont au centre de ce rite d’appel. La ressemblance avec la pratique de Taq L’Behri témoigne d’un mal touchant un grand nombre de femmes : la solitude due à l’exil des hommes. Berbères, de rives en rêves, catalogue de l’exposition, Chemins du Patrimoine en Finistère - Abbaye de Daoulas - Musée des Civilisations de l'Europe et de la Méditerranée, Marseille, 16.05.2008-04.01.2009, St-Maur-des- Faussés, Éditions Sépia, Daoulas, EPCC-Abbaye de Daoulas, 2008, p.68.

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L’artiste souhaite trouver « une solution pour exprimer une chose forte, une peinture nomade allant de lieu en lieu, une fenêtre du vent pour tous ceux qui veulent parler ou en ont besoin »447.

Martinez élabore une performance où l’écriture devient orale, où le mot calligraphié devient mélodie poétique et musicale. Depuis le début de sa carrière, il s’accompagne régulièrement de musiciens dans ses interventions448. La performance de La Fenêtre du

Vent use de l’écriture sous une forme différente puisqu’elle n’est pas forcément lisible (même si les intervenants peuvent lire leurs textes) mais plus favorablement audible par le public. Chaque « représentation » est un rituel qui débute par une procession formée par le public avec Martinez à sa tête. Les participants portent des étendards aux sons des musiciens traditionnels. Puis l’artiste lance son appel à travers la fenêtre : « cette fenêtre est une fenêtre d’expression, c’est la fenêtre du vent449. ». Alors les volontaires peuvent

intervenir par un chant, un poème, une lettre ou s’exprimer simplement et librement à travers la fenêtre. Cette performance est un dialogue sous forme de lettre ouverte pour le participant qui s’adresse à un absent. L’ensemble de la performance place ce moment hors du temps, non sans spiritualité et convivialité. Elle se caractérise par le concours du public, par l’aspect « thérapeutique 450» de l’extériorisation ses émotions, mais aussi par l’abandon d’un espace fermé pour l’expression en plein air, loin des cimaises des musées. Même si on ne la voit pas directement, l’écriture est bel et bien présente autour

447 Présentation de la performance par Denis Martinez dans une vidéo réalisée en 2004, lors de la dernière performance de La Fenêtre du Vent à Beni Yenni, en Kabylie. Les autres interventions dans La Fenêtre du vent n’ont pas été filmées, mais des photographies passent en diaporama. Visible sur http://www.dailymotion.com/video/xb856i_la-fenetre-du-vent .

448 Expositions Aouchem avec les membres du groupe jouant de la musique (1967-1968),

Expressions en un lieu avec le musicien Safy Boutella (1988), Exposition 7 murs revisités avec

les chants des femmes kabyles, Processions des Aghonjas pour la paix avec le chanteur Amazigh Kateb (2000), puis plus tard ses interventions in situ au festival Raconte-arts à partir de 2004 accompagnées par Bahas musicien gnawa de Blida.

449 Noureddine Saadi, Denis Martinez, peintre algérien, op. cit. p.123.

450 Cynthia Becker, Exile, memory and healing in Algeria : Denis Martinez and La Fenêtre du

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de La Fenêtre du Vent, envisagée plus favorablement dans son acception expressive que scripturale, qui situe Martinez comme « un peintre des deux rives451 ».

Dès juillet 2001, il réalise les premières études préparatoires de ce projet452 (Fig. 297-

299). Il crée une fenêtre de 250 x 200 cm sur une toile tendue à l’aide d’un système

d’arceaux. De nombreuses tentatives de composition de signes, symboles et coloris pour la pièce de tissu qui constitue la fenêtre sont effectués. Il choisit finalement le khatem khomassi (étoile à cinq branches formée par un trait continu) comme symbole principal et place des motifs et couleurs qui lui sont propre sur le reste de l’espace. L’emplacement habituellement occupé par le personnage dans ses toiles, est ici utilisé par chaque intervenant, donnant vie au « double de l’artiste », habituellement figé sur la toile. L’itinérance de la performance semble être décidée dès les études préparatoires, car on peut lire des annotations mentionnant les coordonnées des personnes à contacter pour chaque lieu, au fil des pages des « carnets de cogitation » (Fig . 300). Le lieu de présentation des œuvres est important pour Martinez et celui-ci n’est jamais choisi au hasard. C’est pourquoi les sept453 performances de La Fenêtre du Vent se situent dans des lieux symboliques pour lui. Il choisit Timimoun454 (avril 2002) pour sa valeur

451 Michel-Georges Bernard, « Algérie : peintres des deux rives », Revue Artension, Lyon, Artension Éditions, N° 10, mars-avril 2003, p. 6-9.

452 À partir de 1999, Martinez a recours à des « carnets de cogitations » lors de l’élaboration de ses œuvres. Les archives de l’artiste sont composées de trois carnets contenant les études préparatoires relatives à La Fenêtre du vent, datés de juillet et août 2001. Coll. Denis Martinez, Marseille.

453 La persistance du chiffre sept marque le travail de Martinez. Il considère ce chiffre comme magique. Le chiffre sept est universellement le symbole de la totalité, du cycle complet de la vie. Si on associe le chiffre quatre - qui symbolise la terre par les quatre points cardinaux - au chiffre trois - qui représente le ciel - on obtient sept, c’est-à-dire la totalité de l’univers en mouvement. Dans toutes les religions le sept est empreint d’une très forte symbolique liée à la création du monde. En islam, il représente les sept tours que le pèlerin doit effectuer autour de la Kaaba, à la Mecque. Pour Martinez, le chiffre sept est symbole de vie, de fécondité et d’éternel recommencement. Il l’a notamment utilisé lors de son projet des 7 murs revisités présenté précédemment dans cette étude.

454 Timimoun se situe dans la wilaya d’Adrar, dans le désert de la région du Gourara. Après s’être recueilli en dessinant des figures magiques dans le sable, Martinez procède à la performance de La Fenêtre du vent. Le happening est une première expérience pour la plupart des membres du public car cette pratique n’est pas fréquente en Algérie à l’époque.

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spirituelle et sa qualité apaisante, l’École des Beaux-arts d’Alger455 (avril 2002) où il a exercé comme enseignant entre 1963 et 1993. Parmi l’assistance une bougie circule de main en main symbolisant « Nour el Mahiba » la lumière de l’amitié456. Les lieux de son exil sont également hôtes de La Fenêtre du Vent comme la Maison de la Poésie de Rhône-Alpes à St-Martin-d’Hères457 ou la ville d’Aix-en-Provence458, où il vit une

renaissance après les premières difficultés de l’exil. Il installe également La Fenêtre du Vent à Paris, dans les locaux de l’Association de Culture Berbère459 (novembre 2002).

Marie-Joëlle Rupp écrivit dans son article qu’ « une effervescence inhabituelle s’est emparée des visiteurs, hôtes de passage, ou familiers des lieux ».460 Elle décrit « un va et vient continu des différents personnages […] amenés les uns et les autres à combler ce vide qui nous habite et nous obsède. »461 Cette envie de s’exprimer plus importante que dans les autres lieux est certainement due à la nature même du public, composé de nombreux immigrés algériens, habitués de l’Association, ressentant le besoin de d’évoquer les leurs à travers la fenêtre de Martinez. Il affirme que ce soir-là, il s’est passé « quelque chose d’exceptionnelle autour de la Fenêtre du Vent », justifié par « une

455 La procession part du parking de l’école où furent assassinés Ahmed Asselah, ancien directeur et ami de Martinez, et son fils, pour remonter le grand escalier, et arriver en haut devant la porte, où celle-ci s’achève par une danse rituelle aux sons de la troupe El-Hillal des

Karkabous de Blida. Le poète Mahfoud El Hayachi fut le premier à intervenir, par un chant

appelant les ancêtres à se joindre à eux. Martinez joue de la flûte, et chacun peut venir exprimer ce qu’il a dans le cœur, devenant alors acteur vivant dans l’œuvre. Dans le public, une bougie circule de main en main symbolisant « Nour el Mahiba » la lumière de l’amitié455.

456 J. Gassouma et O. Meziani, « Une aventure chez les hommes », Quotidien La Tribune, Alger, 22 avril 2002 publié dans Noureddine Saadi, Denis Martinez, peintre algérien, op.cit., p.124. 457 Situé en banlieue de Grenoble, la ville qui l’accueille à son arrivée en France en 1993, lieu du début de son exil.

458 Lorsqu’il obtient un poste à l’Ecole des Beaux-arts d’Aix-en Provence, cette ville lui permet de continuer à vivre et à transmettre son amour de l’Algérie à ses élèves, collègues autant qu’au public des différentes expositions auxquelles il participe.

459 La revue Actualités et culture berbères éditée par l’Association de Culture Berbère de Paris, évoque le passage de la Fenêtre du Vent de Martinez dans le N°42 du printemps 2003.

460 Marie-Joëlle Rupp, « Revue Actualités et culture berbères», Denis Martinez et la

performance de « La Fenêtre du Vent », Paris, n° 42, printemps-été 2003, p.20-21.

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véritable volonté d’expression 462». Martinez souhaite aussi honorer les amis qui l’accueillirent pendant son exil en choisissant leurs lieux de vie comme étape de La Fenêtre du Vent. Ainsi, il l’installe à Pont Laval dans la Drôme et à La Robin dans le Gers. Remercier les êtres qui furent présents pour le soutenir dans ses premières années d’exil semblait important.

Mais c’est en Algérie qu’il choisit d’achever son itinérance artistique. En 2004, Hacène Metref et Salah Silem lui proposent de créer un festival culturel Raconte-arts autour sa performance et une intervention sur un mur du village d’accueil. C’est pour Martinez, l’occasion de donner une ultime représentation de sa performance et de refermer la boucle, ouverte quelques années auparavant au même endroit. Il choisit la tadjmaît bwadda à l’entrée du village pour la vue magnifique qu’elle donne sur la vallée, pour installer sa fenêtre. Ouverte à tous, c’est une fois encore un moment de partage et d’échange emplis d’émotion. Une vieille femme vient s’adresser à son frère et son oncle. Trois anciennes du village entonnent des chants traditionnels. En plus de la participation du public à travers la fenêtre, Martinez entreprend de marquer son passage en laissant l’empreinte de sa main et de quiconque le souhaitait sur le mur de la tadjmait de Aït-Yenni, laissant la trace de leur passage dans l’histoire du village. Cette première édition du Festival Raconte-arts est le départ d’une longue série d’instants de partage avec les populations locales que Martinez réitère chaque année, depuis 2004, en participant au festival à travers des interventions in situ et des ateliers d’écriture ou de dessin.

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