• Aucun résultat trouvé

Les tournants à l’âge adulte

Dans le document BRISER LE CYCLE DE LA VIOLENCE (Page 78-87)

A.4 TRANSMISSION VERSUS CESSATION INTERGENERATIONNELLE DE LA

A.4.6.2 Les tournants de l’existence

A.4.6.2.3 Les tournants à l’âge adulte

A.4.6.2.3.1 La recherche de Clausen (1995)

Rares sont les études portant spécifiquement sur les tournants de l’existence. Clausen (1995) a enquêté auprès de sujets adultes résilients (environ 55-60 ans) issus de familles ouvrières pauvres4. Il leur a posé cette simple question : « Quand vous regardez avec du recul,

4 Il s’agit de la population des études longitudinales de Berkeley, bien connues par les travaux de Vaillant (1997).

vous repérer un ou des moments de votre vie que vous appeleriez un tournant de l’existence, un moment où votre vie a vraiment pris une direction différente ? »

Clausen attribue une fonction très utile aux tournants de l’existence. Selon lui, nous avons tendance à formuler notre existence en termes qui la rendent cohérente, au moins pour nous-mêmes. L’histoire de vie reflète ainsi notre sentiment d’identité personnelle. Dès lors, les tournants perçus deviennent un moyen de relier les continuités et les discontinuités d’une manière qui fait sens pour l’individu.

Très peu de participants n’ont pas signalé de tournants dans leur vie. Plus de la moitié de ces tournants étaient des transitions de rôle, et parmi ces derniers, plus des 2/3 étaient des transitions attendues, comme le fait d’avoir un emploi, de se marier ou de devenir parent, des transitions qui entraînaient une certaine réorientation des priorités et des activités de la personne, mais pas de changement important de la direction que la personne a prise.

Trois rôles (professionnel, marital et parental) ont été considérés par la plupart des hommes et des femmes comme les principaux tournants de leur existence, et c’est la qualité de leur expérience dans ces rôles qui apportait la plus grande contribution à leur satisfaction dans la vie.

Les femmes ont mentionné le travail presque aussi souvent que les hommes mais le mariage a provoqué un changement bien plus profond chez elles que chez les hommes. La grande majorité des femmes voyaient leur mariage et leur famille comme la principale source de leur identité. Quant aux hommes, plus de la moitié d’entre eux ont dit que leur sentiment d’identité était principalement venu de leur travail, et ils avaient tendance à parler des tournants en termes d’histoire et de succès professionnels. Ils avaient autant de probabilités que les femmes de mentionner le mariage comme un tournant, mais moins de probabilité qu’elles de considérer que leur identité était principalement fondée sur leur mariage et leur famille, même si nombre d’entre eux ont souligné le rôle crucial que leur femme avait joué dans leur vie.

A.4.6.2.3.2 La notion de deuxième chance chez Werner (1977, 1989, 1996)

On peut considérer, d’une certaine manière, que l’étude de la résilience a été dès le départ liée à la notion de tournant de l’existence. En effet, l’étude de Werner (Werner, 1989, 1996 ; Werner & Smith, 1977), souvent considérée comme la recherche princeps sur la résilience,

souligne ce fait. Résumons rapidement les résultats de cette enquête. En 1955, Emmy Werner part sur l’île de Kaui pour observer 698 nouveau-nés dont elle suivra le développement pendant plus de trente ans. 201 bébés présentent un risque de développer des troubles, car ils cumulent plusieurs sources de stress (naissance difficile, pauvreté chronique, environnement familial marqué par les disputes, le divorce, l’alcoolisme ou encore la maladie mentale).

Contrairement à leur attente, à 10 ans, un tiers d’entre eux (72 sur 201) grandissent sans problèmes particuliers et, parvenus à l’âge adulte, développent des relations stables et s’engagent dans un travail.

Mais la suite, moins souvent citée, est également intéressante. Sur les deux tiers restants, la grande majorité change d’orientation entre l’adolescence et l’âge adulte. Par exemple, les ¾ des jeunes délinquants arrêtent ce type d’activité ; seule une minorité des jeunes perturbés (12 individus) ont toujours besoin d’aide psychologique. Werner parle ici de « deuxième chance » et de tournants de l’existence (critical turning points).

Parmi ces événements transformateurs se trouvent l’entrée dans le service militaire, le mariage, la parentalité et la participation active à un groupe religieux.

D’autres études, résumées ci-dessous, ont précisément retrouvé de tels facteurs entraînant un tournant dans l’existence.

A.4.6.2.3.3 Le rôle du conjoint chez Rutter et ses collaborateurs (1983, 1984, 1987 a, 1989)

En ce qui concerne le rôle du conjoint, les études les plus connues faisant allusion à la notion de tournant de l’existence sont celles de Rutter et de ses collaborateurs présentées supra (section A.4.5.1). Ces recherches mettent clairement en évidence un effet d’interaction.

L’effet du soutien conjugal sur une bonne parentalité s’exprimait bien plus nettement chez les jeunes femmes qui avaient grandi en institution que chez les femmes du groupe de comparaison.

Figure 2 : Bonne parentalité et conjoint soutenant (Rutter, 1987 a).

Un autre effet d’interaction est également présent dans la même étude. Le fait de planifier sa future relation conjugale et son avenir professionnel est en lien étroit avec le fait de se marier avec un conjoint non déviant pour les femmes ayant grandi en institution, mais n’a pas de lien pour les femmes ayant été élevées par leurs parents.

Figure 3 : Planification et conjoint non-déviant (Rutter, 1987 a).

Notons par ailleurs que le mariage, ainsi que le travail et les relations d’amitié, sont désignés comme des tournants de l’existence, jouant un rôle central dans la désistance (sortie de la délinquance), dans plusieurs études (Laub, Nagin & Sampson, 1998 ; Laub & Sampson, 1993 ; Warr, 1998).

A.4.6.2.3.4 Le rôle du lien social chez Lackey et Williams (1995)

Signalons également la recherche de Lackey et Williams (1995). Ces auteurs considèrent que le lien social (social bond) peut constituer un tournant de l’existence qui augmente la probabilité de relations non-violentes au sein de la famille chez les personnes ayant été maltraitées dans leur enfance. La théorie du lien social offre donc selon eux une explication de la « cessation intergénérationnelle de la violence ».

Ils se fondent sur la théorie du lien social de Hirschi, qui postule que ce phénomène comporte quatre dimensions : l’attachement (attachment), l’implication (commitment), l’engagement (involvement), et les croyances morales

- Attachement : les individus ayant des liens affectifs forts avec d’autres personnes significatives, tels que les amis ou les proches, ont moins de probabilités d’adopter un comportement déviant qui susciterait la désapprobation de leur part ;

- Implication : plus les individus s’investissent dans des modes de conduite conventionnels, en d’autres termes plus ils « misent » sur la conformité, et moins ils ont de probabilité d’adopter un comportement déviant ;

- Engagement : La personne engagée dans des activités conventionnelles est liée à des rendez-vous, des délais, des heures de travail, des plans, etc., de telle façon qu’elle a peu d’occasions de commettre des actes déviants ;

- Croyances morales : plus les individus croient en la validité morale des règles sociales, moins ils ont de risques de commettre des actes déviants.

Lackey et Williams estiment que chez les sujets ayant connu de la violence dans leur famille d’origine, la trajectoire personnelle peut être singulièrement modifiée par des événements de vie significatifs appelés transitions ou tournants. De telles occasions se présentent tout au long

de la vie. L’un de ces tournants consiste précisément à développer à l’âge adulte des liens d’attachement avec d’autres personnes.

Ils ont étudié le parcours de 287 hommes ayant connu la violence dans leur famille d’origine et constaté effectivement que l’attachement des hommes à leur partenaire et/ou à des amis et proches augmente la probabilité de la non-violence, l’attachement à la partenaire ayant l’effet le plus important. Par ailleurs, la dimension de croyance, mesurée par les menaces perçues de sanction, a également augmenté la probabilité de la non-violence. A nouveau, le lien avec la partenaire a l’effet le plus important, suivi par le lien avec les amis et proches, puis par le lien avec la communauté.

L’analyse du groupe de comparaison, c’est-à-dire 137 hommes n’ayant pas connu la violence dans leur famille, a montré que le lien social n’a pas d’effets significatifs sur la non-violence actuelle, à l’exception de la dimension de croyance dans le lien avec la communauté.

A.4.6.2.3.5 Le rôle du service militaire chez Elder (1986)

La recherche menée par Elder (1986) a montré que, pour les jeunes hommes issus d’un milieu désavantagé et qui faisaient preuve d’une faible compétence sociale, l’entrée précoce dans les Forces Armées s’est révélée un facteur protecteur car cela leur a permis de continuer leur scolarité et de reporter le mariage à une période de plus grande maturité. Ce n’est pas l’armée en soi qui a conduit au résultats positifs puisque les jeunes hommes issus d’un milieu plus privilégié qui sont entrés à l’armée à un âge plus tardif ont généralement considéré cette expérience comme très perturbante car elle interrompait leur carrière et interférait avec leur vie familiale. A nouveau, un effet d’interaction opère. Cet exemple illustre par ailleurs un autre aspect des études sur la résilience. Les premières recherches insistaient sur la mise en évidence de facteurs protecteurs et de facteurs de risque. Aujourd’hui, on parle plutôt en termes de processus, sachant qu’un même événement (ici l’entrée à l’armée) peut constituer un facteur de risque ou de protection selon les circonstances.

A.4.6.2.4 La distinction entre transition et tournant de l’existence

Pour conclure cette section, notons qu’il y a une différence essentielle entre les concepts de transition et de tournant de l’existence, même si cette distinction n’est pas reconnue par tous les chercheurs comme nous avons pu le constater. La raison de cette assimilation vient

probablement du fait que ces deux termes se situent sur un continuum. On pourrait dire que la transition constitue un « changement dans la continuité », tandis que le tournant de l’existence implique un bouleversement radical, généralement positif.

D’ailleurs, un même événement peut entraîner une transition ou un tournant de l’existence selon le contexte et/ou selon la personne concernée. L’important se situe surtout dans l’impact objectif et subjectif que cet événement va avoir pour une personne. Prenons l’exemple de la conjugalité. Pour un jeune ayant connu une enfance marquée par l’affection et l’harmonie, le passage à une vie de couple peut constituer une transition importante, mais non un tournant car il ne bouleverse pas radicalement son approche de l’existence, son estime de soi, sa perception d’autrui. Inversement, pour l’ex-enfant maltraité n’ayant pas reçu l’amour qu’il méritait, une relation affective intense avec un(e) conjoint(e) peut entraîner une transformation radicale de son vécu personnel. Il en est de même pour le fait de devenir parent, qui peut constituer un tournant chez l’un, une transition chez l’autre.

D’ailleurs, un tournant de l’existence n’apparaît pas toujours comme tel pour le sujet au moment où il se produit. Par exemple, un jeune prédélinquant issu d’une famille dysfonctionnelle peut faire la connaissance d’un couple avec lequel il se lie d’amitié. Au fil du temps, l’influence de ces personnes va se faire sentir sur lui, il va reprendre sa scolarité, ce qui le conduira à une situation professionnelle qui le satisfait pleinement. Comme le fait remarquer Bandura (2002), « généralement, les choix opérés à des tournants cruciaux de l’existence n’apparaissent pas si importants au moment où ils sont faits. Ceci est dû au fait que leur signification découle du flux d’influences qu’ils inaugurent. C’est rétrospectivement que les tournants de l’existence apparaissent comme tels. »

• A.4.7 Conclusion : un nécessaire changement de regard, de la stigmatisation vers l’optimisme réaliste.

Il est temps de conclure cette partie. Le lecteur l’aura compris au fil des pages, la transmission intergénérationnelle de la maltraitance est l’exception et non la règle, contrairement à ce qui a été longtemps cru et affirmé. Cette erreur est aujourd’hui réparée et les chercheurs peuvent s’intéresser prioritairement aux processus qui conduisent à la cessation. Il reste cependant encore du chemin à faire dans cet univers de la recherche. Il est intéressant de savoir que je

n’ai trouvé l’expression « cessation intergénérationnelle de la maltraitance » que sous la plume de Lackey et Williams (1995), alors que celle de « transmission intergénérationnelle » est omniprésente, même dans les articles qui insistent sur le fait que cette transmission est rare.

Mais il y a plus. Car affirmer que les enfants maltraités deviendront des parents maltraitants n’est pas seulement une erreur de raisonnement, c’est aussi une faute morale. Ce lieu commun a condamné des milliers (des millions ?) de personnes à vivre dans la peur de la transmission, certains reculant l’âge de procréer, voire refusant plus ou moins consciemment d’avoir des enfants. Kaufman et Zigler donnent l’exemple d’une femme de 70 ans, gravement maltraitée dans l’enfance, à qui un professionnel de la santé mentale a conseillé de ne jamais avoir d’enfant parce qu’elle répéterait inévitablement le cycle de maltraitance (cités par Buchanan, 1996, p. 5).

Au cours d’un entretien, une femme m’a signalé le cas de son frère. Cet homme a voulu adopter les deux enfants de sa compagne. Cela lui a été refusé en invoquant comme motif la maltraitance qu’il avait subie dans son enfance.

Des phrases comme « On ne peut pas donner plus d’amour que ce qu’on a reçu » ou « On reproduit toujours ce qu’on a vécu » sont de véritables coups de poignard dans le cœur de l’ex-enfant maltraité qui s’efforce d’être un parent affectueux (Vanistendael & Lecomte, 2000). Comme le souligne Cyrulnik, « quand les blessés de l’âme vivent dans une culture pétrifiée qui les juge d’un seul regard et n’en change plus, ils deviennent victimes une deuxième fois. » (1999, p. 66). Ou encore : « Si l’autre lui dit que son trauma n’existe pas, qu’il l’a bien cherché ou qu’il est foutu, pourri et ne pourra jamais s’en remettre, le trauma devient délabrant puisqu’il empêche tout processus de réparation ou même de cicatrisation.

C’est donc dans le discours social qu’il faut chercher à comprendre l’effet dévastateur du trauma, autant que dans les récits intimes de l’enfant. » (2001, p. 156).

Les connaissances accumulées au fil des ans par de nombreux chercheurs nous invitent ainsi à un changement de regard (Vanistendael, 1996 ; Vanistendael & Lecomte, 2000). La croyance commune erronée selon laquelle l’enfant martyr deviendra inéluctablement un parent bourreau ne peut conduire qu’au découragement et au pessimisme déterministe. Par contre, savoir que la plus grande partie des enfants maltraités deviendront des parents affectueux nous invite à un optimisme réaliste. Réaliste, car il n’est pas question évidemment de passer d’un

extrême à l’autre en considérant que, d’un coup de baguette magique (rencontre du conjoint, naissance des enfants), tout va aller soudainement pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La résilience est un processus long et aventureux, parfois ponctué de reculs temporaires. Mais elle est porteuse d’espérance.

En conclusion d’une revue de la littérature intitulée « Les enfants maltraités deviennent-ils des parents maltraitants ? », Kaufman et Zigler (1987, p. 191) affirment : « Le temps est venu de mettre de côté le mythe intergénérationel et, pour les professionnels, de demander “ Les enfants maltraités deviennent-ils des parents maltraitants ? ” et de demander, à la place “ Dans quelle conditions la transmission de la maltraitance risque-t-elle le plus de survenir ? » On peut même modifierais quelque peu la question et la formuler ainsi : « Quels sont les processus qui conduisent à ne pas reproduire la maltraitance ? ». Les études qui viennent d’être recensées, ainsi que d’autres présentées infra, nous fournissent d’utiles éléments d’information.

Mais il nous faut maintenant faire un pas de plus et nous intéresser aux explications théoriques possibles de la transmission / cessation intergénérationnelle de la maltraitance.

Dans le document BRISER LE CYCLE DE LA VIOLENCE (Page 78-87)