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Les effets pervers du contre-modelage

Dans le document BRISER LE CYCLE DE LA VIOLENCE (Page 190-194)

B) THEORIES EXPLICATIVES

B.4 LE CONTRE-MODELAGE

B.4.6.2 Les effets pervers du contre-modelage

Plusieurs auteurs ont souligné le risque que présente la surprotection pour un bon développement psychosocial de l’enfant. C’est, entre autres le cas de Tousignant et de Rutter.

Celui-ci fait remarquer : « l’idée que les enfants puissent grandir sans stress et sans adversité est un mythe. C’est impossible. Et d’ailleurs cela ne serait pas une bonne chose. On a besoin d’avoir des défis, on a besoin d’un certain niveau de stress. Ce sur quoi l’on doit réfléchir, c’est sur la manière d’aider les enfants à traverser les difficultés avec succès. » (1998 b, p.

46).

De même, Tousignant (1998) souligne qu’il existe une proportion assez importante d’enfants et d’adolescents qui arrivent difficilement à faire le passage dans le monde adulte alors qu’ils proviennent de familles en apparence normales, bien nanties économiquement, bien scolarisées, ayant socialement réussi. Certains vont jusqu’à se suicider, d’autres deviennent toxicomanes ou s’intègrent dans une secte. Pour cet auteur, « diverses formes de surprotection actuellement observées peuvent avoir des effets aussi pervers qu’un milieu de sous-protection.

(…) Ces enfants dont on répond à tous les caprices sans attendre que les désirs soient pleinement exprimés ne rencontrent jamais l’épreuve de la réalité. » (p. 70).

Il est probable qu’un certain nombre de parents anciennement s’efforcent de surprotéger leurs enfants. C’est en tous cas l’observation faite par Kreklewetz et Piotrowski (1998), qui ont mené une recherche auprès de 16 mères ayant subi l’inceste dans leur enfance. Ces femmes cherchaient généralement à préserver leurs propres enfants. Par exemple, elles supervisaient les contacts de leurs enfants avec certains individus et situations et mettaient au point des plans de sécurité. Certaines mères n’autorisaient pas leurs enfants à entrer en contact avec leur propre abuseur ou avec des individus qu’elles considéraient comme des abuseurs potentiels.

Dans certains cas, elles ne leur permettaient pas d’avoir des relations avec des membres de la famille qui refusaient de reconnaître qu’elles avaient subi l’inceste. De plus, ces mères contrôlaient leurs filles à la maison et leurs activités sociales avec des pairs. Une mère n’a

jamais laissé ses enfants seuls avec son nouveau mari pendant un an. Une autre faisait très attention à ce que sa fille ne soit jamais seule dans la chambre avec son frère aîné âgé de 17 ans.

Les auteurs constatent que toutes les mères de cette étude se sont décrites comme très protectrices, et souvent surprotectrices, voulant éduquer différemment et mieux qu’elles ne l’avaient été. Nombre d’entre elles s’efforçaient d’être des mères parfaites. Les stratégies de supervision adoptées leur ont permis de se sentir plus efficaces comme parents et, selon leur propre conception, ont réduit la probabilité que leurs propres enfants puissent aussi être victimisé(e)s.

Un résultat surprenant de cette étude est qu’il y avait récurence intergénérationnelle de l’inceste dans cet échantillon, avec 50 % des femmes révélant que leur fille avait été sexuellement abusée. Les auteurs ne précisent pas si l’attitude de suprotection est antérieure ou postérieure à ce fait. Ils signalent cependant qu’aucune des mères de filles abusées n’avait elle-même perpétré l’abus, et toutes ont réagi dès qu’elles en ont eu connaissance, en se distançant et distançant leurs enfants de l’abuseur, en portant plainte contre lui, et en recherchant une aide thérapeutique pour leur fille.

Kreklewetz et Piotrowski font par ailleurs remarquer que leurs résultats sont en contradiction avec la théorie de l’apprentissage social.

B.4.6.2.2 L’ « empêchement du droit à la tristesse » de l’enfant

La surprotection peut s’accompagner d’un comportement proche, qualifié, à défaut d’une meilleure expression, d’ « empêchement du droit à la tristesse » de l’enfant. Notons cependant que les propos qui suivent ne constituent pas le résultat de recherches, mais de réflexions consécutives à des études de cas. Il semble que certains parents anciennement maltraités aient beaucoup de mal à accepter qu’un enfant puisse éprouver de la tristesse, estimant plus ou moins consciemment qu’ils en sont responsables, même si ce n’est pas le cas. Ceci fait peser sur l’enfant le poids d’un « devoir de bonheur » difficilement accessible. Ce processus peut de plus être renforcé par un autre processus. L’enfant qui est informé du drame qui a été vécu par le parent (ou qui le subodore) peut se refuser lui-même le droit à la tristesse, sur la base du raisonnement suivant « Que représente mon petit malheur face à l’immense drame que lui (elle) a vécu ? ». Notons au passage cette remarque de Moutin et Schweitzer (1994), écrite à propos d’un autre type de traumatisme, mais également applicable à notre thème d’étude :

« Le plus souvent, les survivants ne parlaient pas de leur passé, créant une atmosphère de secret et de honte et provoquant une culpabilité de l'enfant d'avoir une jeunesse plus heureuse » (p. 46).

B.4.6.2.3 La permissivité

Un autre effet pervers du contre-modelage consiste en la permissivité manifestée par certains parents. Hypersensibles à tout ce qui pourrait constituer une limitation à l’expression de l’enfant, et peut-être par crainte d’entrer dans une spirale de la violence, ils limitent énormément leurs interventions punitives et de contrainte.

Ruscio (2001) a mené une étude auprès de 45 mères ayant été sexuellement abusées dans leur enfance, en les comparant à 717 mères de la population générale. Il s’est fondé sur la typologie de Baumrind, qui répartit les parents en trois catégories selon le comportement qu’ils adoptent : les parents autoritaires, qui valorisent l’obéissance de l’enfant et font usage de punitions en cas de déviation des règles ; les parents autoritatifs qui fixent des standards élevés pour leurs enfants, mais qui leur apportent leur soutien et manifestent du respect pour leurs opinions et centres d’intérêt ; les parents permissifs qui valorisent les désirs des enfants mais laissent ces derniers réguler leurs propres activités sans leurs fixer de critères extérieurs de conduite. Trois décennies de recherches ont montré que la parentalité autoritative prédisait une meilleure adaptation psychosociale des enfants que les approches autoritaires et permissives.

Ruscio posait l’hypothèse qu’une histoire d’abus sexuel serait associée avec un plus grand usage de pratiques autoritaires et permissives et un moindre usage de pratiques autoritatives.

Or, les résultats montrent de façon régulière un lien entre l’abus sexuel dans l’enfance et une parentalité permissive accrue et une parentalité autoritaire moindre. Cet auteur en déduit qu’

« ayant vécu la douleur de l’abus et une conscience élevée du pouvoir des adultes sur les enfants, les survivants peuvent essayer si précautionneusement d’éviter une parentalité punitive qu’ils vont vers l’autre extrême, évitant la directivité et la discipline, retenant leurs critiques et ignorant les comportements dysfonctionnels. Les survivants peuvent, alternativement, employer des pratiques permissives parce qu’ils manquent de confiance en leurs aptitudes à fixer des limites au comportement des enfants ou parce qu’ils croient que les enfants devraient être autonomes plutôt que dirigés par leurs parents dès un jeune âge » (p.

380-381).

Ruscio estime que cela risque en fait de s’avérer préjudiciable aux enfants puisque des recherches antérieures ont montré que les enfants de parents permissifs ont tendance à être moins mûrs et autonomes, moins assertifs socialement et moins orientés vers la réussite que des pairs élevés par des parents autoritatifs ou autoritaires.

Signalons par ailleurs les quelques réflexions émises par Rocklin et Lavett à partir de leurs entretiens auprès de patients anciennement maltraités. Ils constatent que beaucoup d’adultes qui ont été maltraités dans leur enfance sont des parents très doux et attentifs mais qu’ils ont parfois du mal à fixer des limites. Dire « non » revient à déplaire à l’enfant et à se sentir maltraitant à son égard. Ces auteurs soulignent le résultat paradoxal d’un tel comportement : agir ainsi risque de rendre les enfants difficiles à contrôler et aboutir ainsi à devenir maltraitant si le comportement de l’enfant devient de plus en plus excessif.

• B.4.7 Conclusion : Une nouvelle voie de recherche ?

Le contre-modelage semble être une expérience humaine fréquente, particulièrement chez les personnes ayant grandi dans un foyer dysfonctionnel. De multiples données, en provenance d’autobiographies de résilients, d’études de cas et de quelques recherches systématiques montrent qu’il s’agit certainement d’un domaine qui mérite d’être étudié de façon plus approfondie. Diverses disciplines peuvent concourir à développer ce champ de recherches : psychologie cognitive, psychologie sociale, psychologie morale, psychanalyse, etc.

Elle pourrait nous faire acquérir des informations intéressantes non seulement sur la cessation intergénérationnelle de la maltraitance, mais aussi sur d’autres processus, tels que :

- la volonté de fonder un foyer stable chez des enfants de divorcés (voir par exemple Zink, 2000)

- la volonté de consacrer du temps à son foyer chez des enfants dont les parents ont donné la priorité à leur travail (voir par exemple Smith, 1996)

- l’abstinence farouche de boissons alcoolisées chez des enfants d’alcooliques - le désir de réussite sociale chez des enfants issus d’une famille pauvre

- un mode de vie non conventionnel chez des enfants de famille très traditionnelle (ou la situation inverse)

- la volonté d’intégration d’enfants dont les parents immigrés sont restés en marge de la société d’accueil (ou la situation inverse de retour aux racines si les parents se sont fortement intégrés).

Le contre-modelage permettrait même peut-être d’expliquer un phénomène apparemment surprenant parfois observé (j’ai notamment connaissance directe de deux cas par le biais de ma recherche empirique et B. Cyrulnik m’a dit en avoir rencontré dans sa pratique clinique) : le saut de la maltraitance d’une génération, c’est-à-dire la succession de ces comportements sur trois générations : maltraitance –> non maltraitance –> maltraitance. Il semblerait que cela puisse s’expliquer ainsi : un parent maltraite son enfant ; celui-ci fait le contraire de ce parent et ne maltraite pas son enfant ; ce dernier estime que ce parent a vraiment été trop laxiste et décide de donner une éducation plus sévère à ses enfants et devient maltraitant. Ou bien ce dernier acquiert petit à petit un caractère difficile en raison du laxisme parental, devient violent à l’adolescence (notamment envers son parent) puis maltraitant en tant que parent.

Ce thème du contre-modelage peut par ailleurs donner lieu à des enquêtes prospectives intéressantes, mettant en évidence l’évolution éventuelle d’attitudes et de comportements.

Rappelons-nous à ce propos la recherche de Smetana et Kelly (1989) (présentée dans la section B.4.5.2.1.4) qui a mis en évidence que des enfants maltraités étaient plus sensibles au caractère négatif des transgressions liés à la maltraitance et à la négligence que des non-maltraités, mais qu’ils étaient plus agressifs que leurs homologues non maltraités. Il serait intéressant de savoir si cette contradiction persiste ou non avec le temps. Et si elle disparaît, est-ce en faveur d’une agression accrue (attitudes + comportement) ou d’une non-violence accrue (attitudes + comportement également).

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