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Le top-down laïque

« Jamais, dans une Monarchie, l’opulence d’un particulier ne peut le mettre au dessus du Prince ; mais dans une République, elle peut aisément le mettre au dessus des loix. Alors, le gouvernement n’a plus de force, et le riche est toujours le vrai souverain. »127

Deux logiques s'affrontent ou se complètent, selon les points de vue, celle du top-down qui fait descendre l'organisation de la société vers sa base, opérant des choix qui sont ensuite imposés à tous (qu’elles que soient leurs justifications, ils sont imposés soit au nom du bien commun, ou par autoritarisme, ou en invoquant la raison ; à cela s'ajoute l'injonction violente que nul n'est censé ignorer la loi) ; et celle du bottom-up, qui organise la société en partant de la multitude pour en tirer des principes de fonctionnement et de gouvernement qui viennent ensuite réguler la société au nom de tous (c'est-à-dire qu'une fois ces principes établis, ils reviennent sous la forme de top-down : c'est l'association et la complémentarité de ces deux logiques qui sont ici intéressantes). L'association du bottom-up et du top-down est le principe d'organisation 126 Voir à ce sujet : Anne Steiner, Le goût de l'émeute – Manifestations et violences de

rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque », Montreuil, L'échappée, 2012. 127 Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert, Œuvres complètes V, Paris,

du corps social qui correspond à ce que Rousseau a thématisé dans son Contrat social. Il s'agit ici du vieil affrontement entre la démocratie et l'aristocratie, déjà présent chez Platon et Aristote (tous deux aristocrates). Quand un petit groupe de dits experts décide des règles qui doivent être appliquées à tous, il apparaît que nommer cela une aristocratie est fondé. Il s'agit en effet du régime où les meilleurs dirigent, même si la qualité de meilleur est bien souvent déterminée en vase clos, par cooptation et non par l'établissement d'une évaluation externe, aussi objective que possible. Sous l'Ancien Régime, les aristocrates l'étaient de par leur sang ou le devenaient par décision d'un aristocrate (c'est ce qui distingue la noblesse de sang et celle d'épée, et plus tard de celle d'empire). Mais après la Révolution et sa récupération bourgeoise, les « meilleurs » sont désormais les riches (ou du moins, ceux qui sont assez riches pour offrir à leurs enfants un cursus scolaire leur permettant de rejoindre ce qu'on appelle l'élite, dans les grandes écoles fondées par Napoléon ; ces corps d'élite sont des juristes, des économistes, des savants, qui sont des qualificatifs dont le retournement désigne parfaitement ce qu'on nomme la populace (le peuple, la multitude) : les idiots, les incultes, les ignares ; en somme la masse informe et grouillante des petites gens : la plèbe).

Ainsi, ces deux logiques tendancielles composent ensemble et créent, au gré des bouleversements sociaux d'un pays, des réalités politiques métastables. De cette manière se forment les tourbillons de l'histoire, ces moments de stabilité temporaire qui sont défaits par les événements et l'agitation des peuples. Cette métastabilité sociale ne peut perdurer que par l'équilibre des forces en jeu. Mais ces forces ne sont pas constantes et l'une peut dépasser le seuil de stabilité (ou de tolérance) et entraîner la destruction du tourbillon concerné. Nous pouvons appeler révolutions ces phases de destruction, si nous acceptons d'inclure dans ce raisonnement les révolutions conservatrices.

La laïcité n'échappe pas à ce jeu de tendances et si elle est, à ce qu'il nous semble, le fruit d'une volonté conservatrice, elle est tout autant celui d'une volonté émancipatrice. Comme nous l'avons vu, il s'agissait pour les républicains de s'émanciper de l’Église et de l'aristocratie. Toutefois, un

second moment s'est joué dans cette émancipation, celui de la distinction des riches et du reste de la société : des forces productives et des détenteurs du capital. A l'aristocratie (au sens de la noblesse) s'est substituée la ploutocratie. Plus précisément, à la filiation par le sang s'est substituée la filiation par l'argent. Bien entendu, être noble n'interdit pas d'être tout à la fois riche et être riche n'interdit pas d'être noble (la noblesse va s'allier en grande partie avec la bourgeoisie, la première pour pouvoir maintenir un niveau de vie élevé, la seconde pour le prestige du nom et du lignage). D'ailleurs, cette ploutocratie va constituer une nouvelle aristocratie (au sens de gouvernement des meilleurs) et se coulera dans le moule du pouvoir sans aucune vergogne. Cependant, être riche et/ou noble n'interdit pas non plus de se préoccuper des classes populaires. Il est cependant rare que cet altruisme soit exempt de toute arrière-pensée. C'est parce que la République a prévalu et que la nouvelle aristocratie est bourgeoise (est la bourgeoisie), que l’État fonctionne comme une sorte de corps mort (du roi) dont de nouveaux marionnettistes auraient pris le contrôle. L'assemblée représentative du peuple est et n'a jamais été autre que presque totalement bourgeoise (ou royaliste)128. C'est donc parce que 128 Les premières élections au suffrage universel en France datent de l'automne 1792 (elles ne concernent que les hommes ; et avant l'éviction du roi, quand il était question d'une monarchie parlementaire, il avait été décidé que les élections seraient censitaires), car le roi ayant disparu il fallait établir une nouvelle constitution (ce sera la Constitution de l'An I) et à cette fin nommer des représentants du peuple à ce qu'on a appelé la convention (mot anglais désignant une réunion et choisi probablement parce que l'américanisme était alors à la mode, du fait de la proximité avec la déclaration d'indépendance des États-Unis d'Amérique). Le peuple appelé aux urnes va élire avec plus de cinquante pour cent d'abstention, une convention entièrement composée de possédants, de notables. Sur 750 députés, il y avait seulement deux représentants issus du peuple, l'un dénommé Armonville, cardeur de laine dans la région de Reims, l'autre s'appelant Noël Pointe, employé à la manufacture d'armes de Saint-Étienne.

Une seconde fois le suffrage universel est utilisé pour former la Constituante de 1848 (le 23 avril, suite à la Révolution de février). Les hommes français vont encore une fois élire une assemblée entièrement composée de notables, de possédants (qu'ils soient républicains ou royalistes : 180 membres de la Montagne et des démocrates-sociaux, 75 républicains modérés – qui sont assimilables à notre droite et droite libérale – et 450 membres du Parti de l'ordre). Cette assemblée va provoquer une insurrection ouvrière en juin 1848, en décidant la fermeture des ateliers nationaux (destinés à fournir du travail aux ouvriers au chômage, l'idée est née de la révolution de février, mais on peut y voir un rappel de l'article 21 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1792, dont le fond a disparu de la version de 1795 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler »). Le droit au travail est proclamé le 25 février par le gouvernement provisoire, mais Louis Blanc

les gouvernants ont fait l’État à leur mesure (car ils ont le pouvoir de réviser la Constitution, contrairement au peuple129) que mécaniquement toute loi ne peut qu'être majoritairement issue d'un processus top-down, comme l'est la loi sur la séparation de l’Église et de l’État. Il est en effet rare de voir le peuple être consulté sur une orientation légale qui sera élaborée et votée par ses représentants.

n'a que peu de latitude d'action, obligé qu'il est d'être solidaire du gouvernement tout en calmant les classes populaires. Cette insurrection (ou est-ce simplement une émeute ?), « les journées de juin », sera réprimée dans le sang par le général Cavaignac. Une fois le calme revenu, il sera temps de penser à l'éducation des enfants, afin qu'ils ne reproduisent pas les « erreurs » de leurs parents insurgés. C'est ainsi que le comte Frédéric Alfred Pierre de Falloux de Coudray formera le 4 janvier 1849 une Commission en vue d'étudier le problème scolaire (il faut penser à l'avenir et l'avenir, c'est la jeunesse).

La troisième occurrence du suffrage universel en France date du 8 février 1871 et encore une fois le résultat sera l'élection d'une chambre très réactionnaire (seulement 38 républicains radicaux – tendance du futur parti radical –, 112 républicains modérés, 72 libéraux (déjà libéraux au sens économique actuel), 20 bonapartistes, 214 orléanistes, 182 légitimistes). Pourtant cette chambre va choisir le régime républicain (à une ou deux voix près), mais une république organisée de façon conservatrice. Cette étrangeté s'explique par le fait qu'Adolphe Thiers (républicain libéral, proche des orléanistes) parvient à rallier une partie des royalistes à sa cause et va former ce qu'on appellera le centre gauche (bien plus à droite que les radicaux que nous avons évoqués précédemment). Le centre gauche, ce sont les affairistes, les propriétaires qui feront de l'anticléricalisme afin de prouver leur républicanisme. Notons tout de même que l'anticléricalisme fût nécessaire à cette époque, tant le poids du clergé était important dans la vie de l’État : la loi Falloux ayant autorisé les écoles « libres » (donc congréganistes) et organisé le passage du monopole universitaire napoléonien aux mains du clergé.

Mais l'anticléricalisme du centre gauche ressemble bien plutôt à un alibi destiné à tourner la classe populaire contre le clergé, afin qu'elle se détourne de ceux qui l'exploitaient réellement. L'idée de Thiers est encore celle de la paix sociale. C'est avec la paix sociale que l'on peut faire des affaires et que l'industrie continue de fonctionner (Cf. à titre d'exemple, l'article 8 des devoirs de l'homme et du citoyen de la déclaration de 1795 : « C'est sur le maintien des propriétés que reposent la culture des terres, toutes les productions, tout moyen de travail, et tout l'ordre social », nous soulignons).

Or, le système monarchique n'est peut-être pas le mieux adapté pour parvenir à la paix sociale (ou l'ordre social, les deux expressions sont synonymes), car il suffit que les gens se déclarent citoyens pour renverser le gouvernement. Dans le système représentatif, c'est en principe le peuple qui gouverne. C'est concrètement la majorité plus un qui gouverne la nation tout entière (par le biais de ses représentants). Il en résulte que l'homme qui est appelé au pouvoir par la majorité, par la souveraineté nationale, dispose d'une puissance bien supérieure à celle du roi, car il représente la volonté nationale. Dès lors, toute rébellion contre l'autorité est désormais une rébellion contre la liberté des citoyens qui ont choisi leurs représentants (et en sus de nos jours, leur président).

C'est bien ainsi que la chose est entendue lorsqu'aux revendications populaires, mêmes massives, il est répondu que « le Parlement doit décider, la rue doit défiler, mais ce n'est pas la rue qui gouverne » (Jean-Pierre Raffarin, le 8 mai 2003) : autrement dit, défilez si vous voulez, vous n'êtes pas représentatifs, vous ne représentez que vous-même, pas le peuple français.