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Une autre généalogie de la laïcité

Mais d'où vient cette idée ? Il semble qu'elle vienne de Platon et que son histoire constitue le procès de production de la laïcité que la société libérale occulte, car cette laïcité-là est la possibilité même de sa remise en cause (comme de la remise en cause du religieux comme seule instance du lien entre les hommes).

La sécularisation nécessaire à l’émergence de la laïcité s’opère par la transformation du monde traditionnel grec, avec sa vie organisée autour de la volonté des dieux – le monde décrit par exemple dans l’Iliade ou dans l’Odyssée – en un monde toujours grec où émergent la science géométrique, l’astronomie et le sophisme, puis la philosophie, avec Thalès, Pythagore, Gorgias, Socrate et tant d’autres figures dont nous gardons collectivement la trace. Cette sécularisation se heurte à l’intransigeance des tenants de la tradition, qui trouvent leur énergie dans la peur de perdre leur emprise sur les consciences de leurs concitoyens. Ainsi, l’éducation doit être conservatrice et ceux qui entravent l’élan de la tradition sont ostracisés ou condamnés à mort comme Socrate – pour impiété et corruption de la jeunesse.

Si cela fait taire les citoyens dont la libre expression est condamnée sous peine d’exclusion de ce collectif que nous appellerons la cité, soit définitivement par la mort, soit temporairement par l’ostracisme, c’est à notre avis parce qu’ils trouvent d’autres espaces pour exprimer leur pensée que celui de leur for intérieur. Ainsi, nous pensons que les structures comme l’Académie, fondée par Platon après la mort de Socrate, servent d’écrin à une parole, à un échange entre citoyens invités à y étudier ; parole qui ne pourrait pas s’exprimer aussi librement hors de l’enceinte de l’école de pensée. La structure de l'Académie vise à 95 Ibid., p 68.

préserver la liberté d'expression et de conscience, dans une cité en voie de sécularisation et sous la coupe de la réaction qui refuse la tendance dominante de son temps (c'est un espace privé).

Il s'agit de l'institution de la liberté de penser autrement qu’à l’identique des prescripteurs qui prétendent être investis de vérité et condamnent tout autre discours que le leur. Leur volonté est de faire perdurer une tradition déjà affaiblie par la sécularisation de la société, que cette tradition soit religieuse (cultuelle) ou politique (gouvernementale). Il s’agit pour la caste dirigeante de préserver ses privilèges en interdisant les discours mettant à mal les traditions sur lesquelles ils ont construit leur prospérité. L’espace de contestation est ainsi réduit au plus ténu qu’il est possible. La période est trouble alors ; Athènes se remet de la tyrannie des Trente qui durant près d’un an avait mis à bas la démocratie. Celle-ci fut rétablie en -403, mais les sensibilités étaient exacerbées après cette guerre civile des oligarques contre les démocrates.

Nous pensons que c’est une des raisons qui ont poussé Platon à fonder son Académie : la nécessité de pouvoir continuer à partager des idées aussi librement que possible, au sein d’un groupe bienveillant et à l’écoute des arguments des autres membres de l'école. Cette séparation d’avec les rues de la cité et les maisons des citoyens fortunés où Socrate dialoguait avec toute sorte de personnages, institue un espace d’échange et de controverse mieux préservé des préjugés conservateurs. C’est cette institution que nous nommons laïcité, en ce qu’elle apporte une protection aux libertés de conscience et d’expression ; en ce qu’elle permet à l’attention de se focaliser sur tout ce qui attise sa curiosité, sur tout objet d’étude qui éveille son désir, sans qu’elle conçoive une arrière-pensée inquiète vis-à-vis des tenants de la réaction. Cet espace protégeant la liberté d'expression se prolonge dans les institutions académiques, depuis l'autonomie accordée à l'université de Bologne par Frédéric Barberousse en 115896 (il faut cependant garder à l'esprit que l'Académie de Platon est une école et non une université).

96 Frédéric Ier de Hohenstaufen, empereur romain germanique, promulgue en 1158 la Constitutio Habita qui fait de l’université de Bologne un lieu où la recherche semble se développer indépendamment de tout pouvoir.

S’organise alors le débat académique par la disputatio et la lectio97, une méthode d’enseignement et de recherche de la scolastique médiévale. La discussion était organisée selon un schéma dialogique mettant en débat plusieurs orateurs, généralement devant un auditoire, parfois en public. Cette disputatio pouvait également être épistolaire, dans l’échange entre chercheurs sur un sujet particulier de débat. La controverse était bienvenue et nourrissait le débat entre les chercheurs. Ces institutions universitaires sont laïques en ce sens qu’elles préservent la liberté de conscience et d’expression des maîtres et des étudiants ; elles mettent en place, elles instituent, a priori, un milieu axiologiquement libéré de la pression des conservatismes.

Cette longue histoire arrive à Jean-Jacques Rousseau, qui est le précurseur de la pensée de Kant, puis de Hegel. Nous insistons sur Rousseau, car dans l'époque qui est la sienne, le XVIIIe siècle, il est le seul à proposer une synthèse des deux courants opposés qui justifient la condition humaine, soit par la volonté divine et le péché originel, soit par le droit naturel qui deviendra le positivisme. Cette synthèse dépasse ces deux courants contradictoires, pour proposer une conscience laïque, dont la mise en place peut se lire dans la Nouvelle Héloïse, roman épistolaire dans lequel Rousseau construit une conscience dégagée et de l'impératif divin et du naturalisme (ou positivisme). Ce roman permet d'éclairer le Contrat social, où Rousseau met en place sa conception de la conscience dans l'ordre politique.

Après Rousseau, nous passons à la laïcité comme moyen de lutte contre le clergé et le procès de production de la laïcité que nous avons exposé précédemment prend le pas sur ce processus émancipateur universel qui culmine avec Jean-Jacques Rousseau. Il faut dire que la Révolution française est le moment de l'émancipation de la société bourgeoise libérale qui succède à ce qui est alors nommé l'Ancien Régime. Ce « nouveau régime » a besoin d'une certaine laïcité, comme il a eu besoin

97 La lectio, ou leçon, était la première tâche du maître : la lecture commentée d’un texte de référence au programme des études. Cela entraîna l’apparition d’un procédé d’enseignement corollaire : la quaestio, étude mettant en discussion le texte avec les étudiants.

de la puissance d'argent (du capitalisme), pour s'émanciper des classes dominantes (noblesse, clergé).

Aux différents stades historiques, la liberté d’expression, de conscience (d’attention), ne concerne qu’une petite minorité de la population : les membres de l’Académie ou d’autres écoles de pensée de l’antiquité ; les membres des universités libres des pressions politiques et religieuses ; les hors-la-loi qui refusent le cadre de vie dominant ou en ont été exclus et survivent en défiant les autorités. Il faut attendre la Révolution française pour que la réflexion sur le droit à la liberté d’expression, de conscience (d’attention), soit élargie à l’ensemble de la population nationale, toutes classes confondues. C’est avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 que s’énonce la liberté d’expression dans les principes sur lesquels doit reposer la loi fondamentale de la nation se constituant98. Ce texte ne sera pourtant pas inscrit en préambule des constitutions à venir, si ce n’est comme référence dans celui de la Constitution de 1946 ; et puis rappelé ensuite dans celle de 1958. Tout au plus, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen reprend-elle en partie cette idée en 1793 dans son article 799, en préambule à la Constitution de l’An I, qui ne sera d'ailleurs pas appliquée. Plus tard, toute évocation de la liberté d’expression ou de conscience est absente de la Déclaration des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen de 1795, préambule à la Constitution de l’An III.

Après l’empire et les restaurations, l’éphémère seconde République est instaurée par la Constitution de 1848 dans laquelle est inscrite, et non en préambule, la liberté de culte et celle d’expression100, bien que rien ne soit 98 Voir les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de

1789 :

Art. 10 - Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.

Art. 11 - La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ; tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi.

99 Voir l’article 7 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1793 : Art. 7 - Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. - La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme.

100 Voir les articles 7 et 8 du chapitre deux de la Constitution de 1848 : droits des citoyens garantis par la constitution :

dit de l’athéisme ou d’autres positions spirituelles ; ce qui nous amène à penser qu’il s’agit là plutôt d’une mesure d’apaisement des tensions entre les communautés religieuses et, par conséquent, ayant trait à l’ordre public et au principe de tolérance et non à la laïcité. Nous remarquons également dans l’article 7 que les ministres des Cultes peuvent être rémunérés par l’État, conformément au Concordat qui sera en vigueur jusqu’en 1905. Ainsi, c’est probablement parce que le Concordat est encore en vigueur que nous ne trouvons pas de propos ayant trait à la liberté d’expression ou à la liberté de conscience dans les lois constitutionnelles de 1875, formant le socle légal de la troisième République. Il faudra en passer par des lois, comme celles de Jules Ferry instituant une éducation laïque (en 1881 et 1882), ou la liberté de la presse (en 1881) ; ou plus tard, celle instituant la séparation des Églises et de l’État, en 1905, mettant fin au Concordat.

C’est la Constitution de 1946 instaurant la quatrième République qui reprend pour la première fois la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789101. Cette reprise n’est pas anodine, car elle met enfin en lumière cette déclaration et la place à la base de l’édifice légal de la République française ; c’est un rappel des principes fondamentaux de la Révolution française. Ce préambule constitutionnel apporte une autre transformation importante de la société : l’égalité des droits de la femme102. Finalement, la Constitution de 1958, instituant la cinquième

Art. 7 - Chacun professe librement sa religion, et reçoit de l’État, pour l’exercice de son culte, une égale protection. - Les ministres, soit des cultes actuellement reconnus par la loi, soit de ceux qui seraient reconnus à l’avenir, ont le droit de recevoir un traitement de l’État.

Art. 8 - Les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement. - L’exercice de ces droits n’a pour limites que les droits ou la liberté d’autrui et la sécurité publique. - La presse ne peut, en aucun cas, être soumise à la censure.

101 Voir le préambule de la Constitution de 1946, premier paragraphe :

« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. » 102 Voir le préambule de la Constitution de 1946 :

« La loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l’homme. »

République, fait elle aussi référence dans son préambule à la déclaration des droits de 1789, y ajoutant le préambule de la Constitution de 1946103

(ce qui n’a pas empêché la censure d’être très présente jusqu’en 1981). Toutefois, ce n'est que le 16 juillet 1971 que ce préambule acquiert une valeur constitutionnelle, suite à la décision fondatrice Liberté d'association

(décision n° 71-44 DC) du Conseil Constitutionnel.

Malgré tous ces progrès dans l’histoire des textes fondateurs de nos républiques, la liberté de conscience (ou d’attention) et celle d’expression ne se manifestent pas sans risquer de déplaire aux puissants et de faire subir à celui qui porte cette liberté le courroux de gens de pouvoir ou de groupes de pression. Les libertés d’expression et de conscience sont une des revendications de la Révolution française de 1789 ; cependant, elles ne seront par portées par les régimes qui se succéderont ; ni les républiques, ni les empires, ni les monarchies qui feront l’histoire de France jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale ne semblent souhaiter que l’expression ou la conscience des Français soient libres. Nous pensons que si la liberté d’expression peut être incluse dans les textes constitutionnels français après guerre, c’est probablement parce que d’une part il y a refondation de l’État au sortir de la guerre, négation de l’État vichyste – l’État français libre et légitime ne s’est jamais soumis à l’envahisseur – et d’autre part parce que la loi de 1905 a transformé la relation de l’Église et de l’État, mais aussi la relation de l’homme politique et de l’État en faisant émerger cette neutralité axiologique transversale à toute la société française. Avec la loi de 1905, une protection légale existe enfin pour la liberté de conscience et par conséquent d’expression. La neutralité de l’espace public ainsi instaurée autorise l’expression des points de vue, même religieux, du moment qu’ils restent respectueux d’autrui et ne dérogent pas aux cas prévus par la loi. La controverse académique peut alors s’exprimer dans l’espace public et sortir ainsi des espaces utilisés par les chercheurs, ou de l’espace de la conversation 103 Voir le préambule de la Constitution de 1958 :

« Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. »

privée.

Le procès de production libéral semble avoir été modéré par l'affirmation, mais surtout par la pratique de la liberté de conscience instaurée en 1905. C'est probablement la raison pour laquelle la laïcité se trouve depuis plusieurs années sous les tirs croisés des libéraux (économiques, puisque politiquement conservateurs), qui voudraient bien que son principe émancipateur soit affaibli ou plutôt, perverti.