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La réalisation de la philosophie

Les sciences de gestion (organization studies, ou organization science) sont, pour Heidegger, la clôture de la métaphysique, sa réalisation dans le fonctionnalisme de la technique. La philosophie, qui s’est fragmentée en de nombreuses sciences humaines (psychologie et sociologie en tête) tend à disparaître, alors que le management reconstitue cette unité perdue, avec l’interdisciplinarité, par exemple. Tout doit être contenu dans le management.

« Il y va (...) d’une gigantesque et universelle entreprise de recyclage du savoir : tout, absolument tout, doit concourir à l’avènement de l’homéostasie panorganisationnelle (la fameuse « gouvernance ») de telle façon qu’aucune extériorité ne puisse plus subsister. »50

Il apparaît difficile, désormais, de retrouver le chemin de la clairière, tant l’ombre semble nous avoir égarés dans les bois.

L’idéologie des neurosciences

Cette sorte de sécularisation de la philosophie qu’est le management, la métaphysique devenant séculière, profane, inscrit la pensée dans la matière : floraison des neurosciences. Le courant de pensée mené par Jean-Pierre Changeux en exprime les fondements. De deux choses l’une, soit la connaissance n’est que l’inscription dans l’individu individué d’informations organisées au préalable dans le monde extérieur (rapport entre l’œil et la blancheur d’un objet : Platon, Théétète, 156e), soit la connaissance est produite par l’individu individué grâce à une faculté qu’il possède, celle d’agencer les données immédiates de la perception (Jean-Pierre Changeux). Soit, la connaissance provient de l’action des objets qui s’exerce sur l’individu individué. Les objets agissent sur nous : il y a rapport, relation à l’objet, par le biais de nos sens. C’est cette action qui engendre la connaissance, dans notre esprit. Soit, à l’opposé, les neurosciences explorent les relations entre les structures cognitives qui appartiennent au cerveau, et les structures théoriques qui forment l’armature conceptuelle des théories scientifiques : elles seraient construites à partir de nos structures cognitives. Elles ressemblent aux structures qui sont déjà présentes dans le cerveau. Selon cette approche, nous plaquons nos structures cognitives sur les phénomènes que nous tentons d’expliquer. Les théories que nous produisons ressemblent moins aux phénomènes qu’elles décrivent et expliquent, qu’à notre cerveau qui les produit. La théorie est construite et structurée sur le modèle de nos facultés cognitives. Le savant, le scientifique, n’invente donc rien, mais plaque sur le monde sa propre pensée : il s’étend sur le monde, il s’étend lui-même au monde. De plus, le cerveau donnerait ses propriétés aux créations de l’esprit : l’esprit serait formaté par le cerveau. Le statut du savoir se renverse alors : au lieu de nous révéler quelque chose du monde, il nous révèle quelque chose de nous-mêmes. La science nous en apprend moins sur le monde que sur notre propre cerveau. L’invention se réduit à l’introspection. Tout nous ramène à l’individu individué, à son

cerveau. Nous ne pouvons plus que nous rapporter à des idées homomorphes à ce que notre cerveau a pu produire.

Une approche sensée du réel

Mais, pour Einstein51, les concepts n’ont rien à voir avec notre pensée. Ils sont librement inventés et ne sont pas dérivés des lois de notre activité mentale. La pensée est non contrainte, ni par les lois de la psychologie ni par celles du fonctionnement du cerveau. Les concepts de la science seraient de pures inventions.

Un autre argument est celui de l’expérimentation. Le réel, qui est étudié par le scientifique cherchant à valider ses théories, peut dire « non » à la théorie et la falsifier (la rendre fausse). Donc, le réel peut dire au cerveau que les théories qu’il a produites sont fausses. Or, si les théories étaient homomorphes au cerveau, elles ne pourraient pas être invalidées : rien ne lui dirait « non », le cerveau étant toujours d’accord avec lui-même. La puissance de dire « non », d’invalider des théories comme celle de la terre comme centre de l’univers, cette puissance appartient au réel, qui est hors de l’esprit. Il y a quelque chose, hors de moi, qui peut m’obliger à changer ma façon de penser, à changer les contours de la raison. La pensée seule ne peut changer la pensée. Elle doit se confronter à son extérieur pour que la possibilité de sa contestation surgisse. Il y a une dialectique entre ce que je sais du réel et la pensée que j’ai de ce savoir.

Revenons à des pensées plus raisonnables que celles consistant à affirmer que nous produisons des théories qui correspondent à nos schémas neuronaux. C’est-à-dire, qu’il n’y a pas de relations à questionner entre moi et l’objet de ma connaissance, mais que je produis l’objet tel qu’il est par l’extension de ma conscience sur le réel. Il suffirait donc de connaître les structures du cerveau pour connaître le réel. Or, il semble évident qu’il y a rapport, relation, entre l’objet et moi ; et que ce rapport est médiatisé par nos sens. Je ne peux pas connaître l’objet en lui-même, mais seulement par ce que mes sens m’en font percevoir. C’est la raison, et plus particulièrement, la logique, qui permet de penser les

51 Albert Einstein, On the Method of Theoretical Physics, in Philosophy of Science, volume 1, n° 2, avril 1934, pp 163-169.

conditions formelles de vérité entre l’objet et moi. La logique est attachée à l’espace intermédiaire entre moi et l’objet. Il y a une tension dialectique entre l’objet et moi. Pas d’objet sans relation, pas de relation sans objet.

L’aveuglement de la cybernétique

Le management semble fonctionner comme une extension de la pensée à la réalité. Une pensée rationaliste, technique, qui n’a pas de rapport au réel, si ce n’est à l’intérieur de sa propre pensée, au travers de ses propres modes ou structures de pensée52. La gouvernance dit quelque chose d’elle-même, mais rien du réel, qu’elle met en ordre par l’organisation managériale. Elle s’étale sur le réel et le pense ensuite comme émanation d’elle-même. Elle n’essaye pas d’en penser la complexité, elle y applique ses structures de pensée, une idéologie : il n’y a pas d’alternatives. Comment, dès lors, se redresser dans l’ouvert, sortir53

de l’ombre pour rejoindre la pénombre de la clairière ? Comment dire « non » ? Nous pensons qu’un élément fondamental de réponse se trouve dans la relation sociale ou, le relater social, en reprenant à notre compte une des interprétations de la mécanique quantique qui nous dit que tout est relationnel. Les équations de la mécanique quantique :

« ne décrivent pas ce qui arrive à un système physique, mais seulement comment un système physique vient influencer un autre

système physique. »54

La relation est centrale, relation entre moi et un objet, moi et l'autre, moi et moi. Il est possible d’en inférer que la réalité n’est qu’interactions entre des objets (il ne faut ni oublier l’interaction, ni les objets, car le relationnel en tant que tel n’a aucune espèce d’intérêt). Il s’agit alors de trouver des lieux permettant ces interactions, ces échanges relationnels : par exemple, la laïcité. Comme ouverture conditionnant la possibilité d'un lien

52 C’est peut-être ça le Gestell heideggerien, cette figure de l’être qui est oubli de l’être (l’oubli de ce qu’il est).

53 Y a-t-il seulement une sortie ? Si l’État moderne est la sécularisation de l’Église chrétienne, si l’économisme est une sécularisation du christianisme (à partir de l’économie théologique), alors, comment peut-il y avoir une sortie à ce qui se pose comme universel, c’est-à-dire sans autre limite que celle, paradoxale, de la totalité ? Pour sortir, il faut avoir un seuil à passer, une limite à franchir, un milieu à quitter. 54 Carlo Rovelli, Par-delà le visible, Paris, Odile Jacob, 2015 (édition italienne 2014), p

social réflexif, elle permet de produire une conscience sociale libérée. A contrario, le management est le processus de mise à mort du rapport, du relationnel, du récit. C’est-à-dire, du récit en tant que relation à un autre que la pensée panorganisationnelle qui s’étend sur le réel, comme si j’étais condamné à me conformer à mes structures cognitives (comme si elles-mêmes ne se transformaient pas au cours de chaque relation que j’ai avec de l’autre que moi).

Qu’y a-t-il hors de cette pensée ? C’est ce qu’il nous appartient de découvrir, nous autres, « occidentaux », qui vivons dans et par cette pensée hégémonique et mondialisée. Pour y parvenir, nous ne pouvons rester dans le quotidien de cette pensée omniprésente. Il faut s’en extraire, ou au moins tenter de s’en distancier. C’est la question de la clairière, celle qu’il faut ouvrir dans la forêt (elle n’est pas donnée, elle n’est pas déjà là), afin de laisser la lumière y pénétrer.

6- La tolérance

Le principe de tolérance permet une association apaisée de communautés existantes. C’est-à-dire qu’il présuppose l’existence de communautés. Celles-ci sont tout à fait autorisées à exercer des droits politiques, en tant que communautés, du moment que personne n’est contraint (soyons tolérants). De plus, l’incroyance est réputée rendre impossible tout lien politique, car l’incroyant est de nature à trahir tout engagement ou lien social (communautaire)55. Le principe de tolérance est l’affirmation de la liberté de culte, du moment que l’on en a un. Pierre Bayle va assouplir la tolérance en l’élargissant aux incroyants (1686)56, car ceux-ci, s’ils ne craignent pas la loi divine, craignent au moins la loi civile. C’est cette tolérance élargie qui est portée par l’Union européenne. Ce qui importe à John Locke (en 1667 pour son essai, et 1689 pour sa lettre)57, c’est la fonction de la forme sociale de la religion, qui est conçue comme le paradigme de toute association humaine (une population assemblée autour d’un système de croyances religieuses, et vivant en bon voisinage avec d’autres populations, répondant à d’autres systèmes de croyances religieuses). Le lien politique s’inspire alors du lien religieux. En effet, comment penser autrement depuis le trafic de sens du mot religio commis par Lactance ?58 La tolérance pensée comme lien politique est, dans l’aire culturelle chrétienne, une pensée théologico-politique.