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La laïcité est un principe avant d'être une loi. Elle était à l’œuvre dans la société avant 1905 et nous posons qu'elle n'est pas autre chose que cet espace apaisé qui autorise la controverse tout en la protégeant des conservatismes dominants. La loi de 1905 se différencie en ce qu'elle institue cette protection à l'échelle d'un pays comme la France. Mais avant elle, d'autres institutions proposaient (et proposent toujours pour certaines) des espaces de controverse privilégiés, c'est-à-dire non soumis à la réaction des conservatismes religieux, politiques, économiques, etc. Prenons l'exemple des universités, qui instituent un cadre académique permettant la libre expression dans les limites fixées par les règles académiques. Cette expression libre est protégée et ne subit pas, en principe, de pressions extérieures. C'est un espace public délimité et laïc, au sens où les chercheurs peuvent y échanger librement sans subir la violence des tenants du conservatisme. Cependant, tout ce qui brille n'est pas d'or et toutes les institutions dites académiques ne proposent pas cet espace protégé dédié à la possibilité de la controverse. Ce fut par exemple le cas de l'Académie de Dijon, auprès de laquelle Jean-Jacques Rousseau concourut en répondant au sujet proposé105 avec son Discours sur l'origine des inégalités106. Cette académie était au service des forces 104 Il s’agit d’une entorse orthographique voulant pointer vers le φάρμακον, pharmakon. 105 « Quelle est l'origine de l'inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi

naturelle ? »

106 Cf., Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes. Rousseau avait déjà concouru en 1750 et remporté le prix de l'Académie de Dijon avec son Discours sur les sciences et les arts qui répondait à la question de savoir « Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». En répondant que les sciences et arts, bien loin d'épurer les

conservatrices de son temps, en ne primant que les auteurs de textes soutenant la monarchie et les idées reçues de l'Église.

Il faut cependant modérer notre propos, puisque chacun d'entre nous est peu ou prou conservateur et que la dialectique entre les deux pôles du conservatisme et de ce qu'on appelle généralement le progressisme (ou le libéralisme, mais alors, au sens politique) est une dynamique qui travaille intimement tout individu et par conséquent, toute institution. Ce sont des tendances et c'est le jeu de l'une avec l'autre qui détermine nos positionnements intellectuels, moraux, politiques, etc. Le jeu de ces tendances est la différance qui travaille notre intimité dans la lutte entre le synchronique et le diachronique.

Quand, par exemple, le ministre de l'intérieur et des cultes français déclare qu'il s'agit de démontrer que l'Islam est compatible avec la démocratie107, nous ne pouvons que pointer le problème qu'une telle déclaration soulève. Ce n'est pas tant de l'Islam que du conservatisme en tant que tel dont il faut parvenir à se démarquer pour faire jouer à nouveau notre liberté. De notre point de vue, toute religion est compatible avec la démocratie, pour autant que cette démocratie existe au sein de l'un ou l'autre des États actuels, du moment qu'elle respecte ses institutions et ses lois. S'il est vrai que certains mouvements intégristes ou fondamentalistes, et donc très conservateurs, cherchent à se jouer des lois et de la diversité des opinions pour imposer par la violence leur vérité à tous (mais les fidèles de l’École de Chicago fondée par Milton mœurs, éloignent les hommes de la vertu, il plaît à ses lecteurs. Mais quand, dans son second discours, il décrit un état de nature fictif de l'homme et que cela le conduit à critiquer les fondements mêmes de la société de son temps, Rousseau, à rebours des deux courants de pensée dominants du XVIIIe siècle, va affirmer que les inégalités entre les hommes ne sont ni naturelles, ni issues de la volonté de Dieu (via le péché originel).

107 Manuel Valls a déclaré lundi 19 août 2013, au séminaire de rentrée du gouvernement à l'Élysée et au sujet de l’Islam, « la France et l’Europe doivent démontrer que cette religion, à qui l’on demande de faire ce que d’autres ont fait en plusieurs siècles, est compatible avec la démocratie » [précise-t-il], irrité que certains essaient d’instrumentaliser -ou de déformer- ses propos » (le Parisien). Ou encore : « Alors que le débat sur le thème du « vivre ensemble » était en train de toucher à sa fin, le ministre de l’Intérieur a pris la parole pour évoquer les deux défis majeurs qui attendent la France. D’abord la poussée démographique, notamment africaine va, selon Valls, « obliger d’ici à dix ans à repenser notre politique migratoire ». Et d'ajouter que la « question du regroupement familial pourrait être revue ». L’autre défi serait de faire la démonstration que « l’islam est compatible avec la démocratie » (Libération).

Friedmann ne se comportent pas autrement), c'est précisément là qu'il faut, non pas porter le fer, ce qui reviendrait à parler leur langage, mais délimiter et protéger les espaces d'expression libre. Si l’État doit lutter contre le port du voile intégral, alors pourquoi ne lutte-t-il pas aussi contre le port des crucifix sur le torse, des attributs hassidiques ou de la perruque destinée à cacher la chevelure ? Ce problème ne peut avoir de solution que si l'action de l’État ne crée pas de disparité dans la société.

Pour qu'on prenne de la sorte en otage la laïcité et qu'au vu du peu d'acquiescements à cette politique, l'on prétexte des questions de sécurité entraînant l'interdiction de masquer son visage en public, évacuant ainsi un espace de contestation fort ancien dans lequel le masque permet la controverse libre de sanctions ; ou que l'on prétexte des questions de lutte contre l'oppression de la femme, écartant de fait la question de l'émancipation des femmes par elles-mêmes et, ce faisant, énonçant la norme émancipatrice, il faut ne pas avoir réfléchi à la laïcité, mais se contenter d'ânonner ce que prescrit le manuel.

Un autre discours sur la laïcité, plus direct, est celui de François Hollande tenu le 5 avril 2013, suite à la constitution de l'Observatoire de la laïcité108. Bien que la loi de 1905 n'ait jamais été « simplement » une séparation des Églises et de l’État109, il faut reconnaître qu'elle institue une séparation entre l'espace public et l'espace privé. Ces mêmes espaces qui tendent à disparaître sous les assauts répétés et généralisés du capitalisme, notamment numérique. Nous sommes en effet amenés à constater que l'espace public devient publicitaire et que ce faisant la publicité change radicalement de sens. Il faut alors préciser que la question de la laïcité est la question de la possibilité de la publicité (Öffentlichkeit) dans un contexte apaisé, possibilité de faire savoir publiquement sa pensée en bénéficiant de la protection de la loi. Mais, c’est tout l’espace public qui s’effondre progressivement sous la pression néo-libérale ; et la disparition de 108 « En 1905 la laïcité était simplement la séparation de l’État et des cultes. Aujourd’hui, elle est une frontière entre ce qui relève de l’intime, qui doit être protégé, et ce qui appartient à la sphère publique qui doit être préservée. Et comme toute frontière, il n’est pas toujours aisé de la tracer. »

109 Les premiers mots de l'article 1 étant : « La République assure la liberté de conscience » ; et non pas, par exemple, la République assure la séparation des Églises et de l’État, comme le titre de la loi pourrait nous inciter à l'imaginer.

l’espace public ne peut se produire sans la destruction progressive et simultanée de l’État. Car c’est l’État qui garantit la publicité (Öffentlichkeit) et qui protège la vie privée. C'est l’État qui institue l'espace public et y garantit la libre expression. Sans l’État pour réguler les forces économiques, c’est la raison du plus fort qui l’emporte et le plus fort n’est pas, n’est jamais, le citoyen. Le plus fort quand l’État est faible, c’est l’entreprise privée, où le mot privé a lui aussi radicalement changé de sens. Ces entreprises privées110 colonisent l’espace public, elles le privatisent par la publicité (advertising) qui remplace la publicité (Öffentlichkeit), elles se l'accaparent. La perversité de cette démarche conduit à ce que l’espace public ainsi colonisé devienne privé (non comme un espace intime, mais comme un espace commercial) : en résulte la prolétarisation généralisée des esprits par le marketing dont la nocivité a été accrue par l'automatisation et la liquidation de la puissance publique au profit du marché111.

Ce phénomène nous conduit à affirmer la mutation progressive de la dualité public / privé en une nouvelle dualité : publicité / propriété. En effet, la sphère privée tend à être privatisée par divers moyens mis en œuvre, par exemple, quand un commercial d'une société de vente de produits consommables pour imprimante demande au responsable des achats d'une entreprise sa date de naissance, car, à cette occasion, il pourra 110 Au premier rang desquelles on trouve celles qu'on appelle les GAFA (Google, Amazon, FaceBook, Apple), appelés aussi les cavaliers de l'apocalypse. Google, par exemple, est une machine de publication qui privatise la publication.

111 Il faut ajouter à cet aspect de la privatisation de l'espace public la marche actuelle de l'urbanisation, surtout dans certaines grandes villes comme Londres, Paris, Hambourg ou Istanbul. Dans ces villes, des quartiers entiers sont la propriété d'entreprises qui agencent l'espace selon des règles qui peuvent différer des règles de circulation dans l'espace public de la cité. Par exemple, dans le quartier de la City, Pater Noster Square est un espace privé où les « indignés » n'ont pas pu manifester, ayant été refoulés par des agents de sécurité privés. Canary Wharf est un quartier reconstruit dans les années 1980 sur d’anciens docks désaffectés. Ses immeubles, rues, promenades, parcs sont privés et gérés par des entreprises privées, sécurisés par des sociétés privées. Dans More London, il est interdit de circuler sur un skateboard ou avec des patins à roulette ou même à vélo et la présence de caméras vidéo est massive. C'est un nouveau modèle de ville qui s'invente. La mairie de Londres est cernée par les espaces privés et n'a d'autre choix que de prôner les partenariats public-privé (PPP). Il s'agit d'un nouveau concept d'urbanisme nommé BID (Business Improvement District), importé du Canada.

Cf. le reportage de Claire Laborey et Marc Evreux, Mainmise sur les villes, diffusé par Arte le 1er septembre 2015 et disponible sur Youtube :

doubler ses points de fidélité. C'est un comportement caractéristique de l'envahissement de la sphère privée pour des raisons marchandes. De même que la colonisation de la sphère publique par des messages publicitaires est une appropriation de l'espace public au profit d'intérêts commerciaux. Ces deux mouvements parallèles et complémentaires mettent à mal le principe de laïcité qui perd de sa pertinence dans une société où le public et le privé tendent à disparaître et à se confondre dans une réalité organisée selon les principes du marketing.

C'est dans ce contexte qu'il convient de s'interroger sur la place de la laïcité dans la société contemporaine. Et pour ce faire, nous allons en rechercher les symptômes, afin de mieux cerner les causes de cette perte de sens, mais aussi de distinguer ce qui dans la laïcité comme principe et comme loi est de nature diachronique et synchronique, ou pour le dire autrement, ce qui dans la laïcité, cette technique de séparation de ce qui est du domaine de l'intime (ou extime) et de ce qui se rapporte au commun, au partage, relève du remède ou du poison, comme il en va de tout objet technique qu'il s'agit d’interpréter.