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Séparation contre relégation

La laïcité telle que nous venons de la décrire est une relégation de la vie spirituelle dans la sphère privée. Cela constitue une limite qui est aussi une carence de nos sociétés : en réservant à la sphère privée la foi religieuse, et plus largement la vie spirituelle, elles se préoccupent surtout des corps des citoyens et de leur gestion dans leur environnement matériel. Cependant, l'éducation du citoyen doit être une des préoccupations majeures de la politique (non pour le conditionner, mais pour lui permettre de tenir sa place de citoyen comme un adulte). Cette 149 Ibid., p 262, pour les deux citations. Nous soulignons.

approche de la laïcité, qui est plutôt un laïcisme et naît dans l'anticléricalisme – mais n'est pas dénouée avant que d'être reprise dans la loi de 1905 comme assurance de la liberté de conscience – a plutôt un effet dissociatif, surtout quand la liberté de conscience est comprise et vécue comme interdiction de faire droit à la vie spirituelle dans l'espace public.

Cette dissociation résulte de la prolétarisation sociale et spirituelle de la population. Elle relève plutôt d'une approche dialectique (au sens particulier d'opposition : comme antonyme de dialogique) qui défait les liens entre les individus psychiques et leurs pratiques, leurs savoir-faire et les oppose comme deux termes d'un affrontement (celui de l'homme et de la machine : pensée petite bougeoise de la modernité, issue du cartésianisme). Elle s'accomplit dans la perte du savoir-faire de l'ouvrier qui devient machiniste – et donc, se prolétarise. S'il acquiert en effet un nouveau savoir-faire, celui d'actionner la machine, c'est pour y perdre son savoir-faire artisanal de menuisier ou de forgeron. Il ne sait plus manier les outils que sont le ciseau ou le marteau et les remplace par une machine qui reproduit son geste de façon automatique, mécanique. Il s'agit désormais de placer la taule sur l'emboutisseuse et non plus de frapper la pièce de métal au poinçon avec l'aide d'un marteau. Et ce n'est que le premier stade de la machinisation. Bientôt, la taule sera mise en place par une autre machine et l'employé (qui n'est plus un ouvrier, bien qu'il en porte encore le nom : il ne fait plus œuvre, mais est devenu un rouage de la machinerie) sera relégué à la vérification du travail de la machine, au tri des pièces embouties150.

Oppositions

C'est un geste similaire qui fait dissocier la vie spirituelle de la vie biologique, quand la foi est reléguée dans la sphère privée. Ainsi, la vie publique (qui ne serait alors que biologique) ne doit pas être « polluée » par les croyances et seules les connaissances doivent y avoir leur place. Non seulement des savoir-faire se perdent encore, mais s'y ajoutent les 150 Cf., le film de Sébastien Jousse et Luc Joulé, C'est quoi ce travail ?, 14 octobre

savoir-être de l'individu psychique évoluant dans la société. Si nous distinguons l'esprit et le cerveau, nous dirons alors que c'est une sorte de prolétarisation des esprits, en ce sens qu'elle tend à débarrasser l'espace public des comportements religieux qui y sont jugés malvenus (et qui, eux, sont en lien avec le cerveau). De ce fait, ces comportements tendent à être oubliés par une partie des individus psychiques et, en réaction, dialectique au sens que nous avons avancé, certains groupes se radicalisent et s'opposent à ce laïcisme avec leur foi, leurs croyances et leurs pratiques, dans l'espace public. Qu'on le nomme fanatisme ou fondamentalisme, le problème reste le même : ce sont des formes d'intégrisme qui répondent au laïcisme – qui est une forme de l'intégrisme laïque – avec une force équivalente mise en opposition. Il s'agit là de la question du bouc émissaire, de la victime expiatoire (le pharmakós, φαρμακός) qui est « à l'horizon de toute situation pharmacologique »151. C'est pourquoi, plutôt que de reléguer la vie spirituelle dans l'espace privé, il serait plus avisé non pas de lui laisser la place – ce serait un retour en grâce du conservatisme religieux – mais de déplacer le champ de questionnement pour tenter de le rendre plus fécond, en parlant de séparation de la sphère privée et de la sphère publique, qui peuvent très bien se tramer (au sens de la trame d'un tissu – et pourquoi pas, de la métaphore du tissu social) avec la séparation de la vie religieuse et de la vie dans la cité (ou vie politique).

Nous voyons à la lumière de ces précisions en quoi peut et devrait consister la séparation des Églises et de l’État. Cette séparation ne devrait pas opposer, comme c'est le cas de nos jours, mais bien plutôt se contenter de différencier. C'est ce qui, à rebours de la dissociation propre à notre temps, pourrait permettre l'association et le dialogue (comme fruit du dialogique, à comprendre ici comme la thérapeutique dialectique).

151 Bernard Stiegler, Ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue, Op. Cit., p 221. L'auteur ajoute dans le même paragraphe : « faire du religieux le bouc émissaire de tous nos maux est ce qui dispense de penser la dure réalité du pharmakon contemporain que dénient de concert intégrismes et fanatismes de tous poils, religieux aussi bien que laïcistes. »

Il s'agit de penser des milieux associés, c'est-à-dire, relationnels et dialogiques (au sens de Platon), car ce sont ces milieux associés qui sont la condition de formation de la confiance et de la fidélité (nécessaires à toute société et à tout système économique), valeurs battues en brèche de façon systématique (et automatique) par la société consumériste et le marketing qui manipule nos pulsions sans se préoccuper – c'est-à-dire, sans prendre soin – de nos désirs. Si « le libéralisme est mort »152, ce que nous vivons nous semble bien plus problématique, y compris pour la laïcité.

152 Discours d'un membre éminent du patronat français, Auguste Detœuf, directeur général de Thomson-Houston et vice-président d’Alstom, prononcé le 1er mai 1936 devant le groupe X-crise (cercle de réflexion et de débats sur l'économie qui rassemble des anciens élèves de l'École polytechnique) et portant sur « la fin du libéralisme » :

« Le libéralisme est mort ; il a été tué, non pas par la volonté des hommes ou à cause d’une libre action des gouvernements, mais par une inéluctable évolution interne. [...] Je crois que la fausse mystique libérale, les déclarations libérales sans sincérité, toute cette démagogie à l’intention des classes dirigeantes et d’un peuple qui confond la liberté économique avec la liberté tout court, sont des dangers publics. [...] Si ceux qui souffrent le moins de l’économie moderne pensent avoir individuellement intérêt à la liberté économique totale, ils se trompent. En tant qu’individus, non plus qu’en tant que collectivité dans la collectivité, ils n’y ont intérêt. Ils n’ont intérêt à sauver que ce qui est bon, et une part du libéralisme est aujourd’hui malfaisante ».

Cité par Pierre Dumesnil, dans, Fragments d’un discours économique, in Communication et Langages, n°162, p 108.

En effet, nous étions entrés dans l'époque du consumérisme, depuis qu'Edward Bernays, neveu de Freud, considéré comme le père de l'industrie des relations publiques et de la propagande politique institutionnelle, avait inventé ce qu'on nommera plus tard le marketing (c'est-à-dire, la manipulation des pulsions humaines visant à inciter à l'achat des productions fabriquées en masse, afin de tenter de compenser la baisse tendancielle du taux de profit du capital qui, au tournant du XXe

siècle, faisait craindre l'arrêt de la dynamique capitaliste).

Cf., The Engineering of Consent, in The Annals of the American Academy, n° 250, mars 1947 :

« The engineering of consent is the very essence of the democratic process, the freedom to persuade and suggest ».

« L'ingénierie du consentement est l'essence même du processus démocratique, la liberté de persuader et de suggérer » (nous traduisons).

10- Individuation et laïcité

La pensée de Gilbert Simondon nous semble pertinente et éclairante pour tenter de proposer une individuation laïque, un processus permettant de formaliser l’individuation comme socialisation.