• Aucun résultat trouvé

Qu'est-ce que la laïcité ?

En posant cette question, nous pensons immédiatement aux définitions habituelles de la laïcité et la réponse pourrait être : « la laïcité c'est ceci », ou « la laïcité c'est cela ». Ainsi, elle est déjà présente en nos esprits et nous pouvons la convoquer à tout instant pour dire son être.

Ce n'est pas aussi simple, car ce n’est pas répondre à la question que de donner une définition de la laïcité, puisque nous ne savons pas ce qu'est son être, mais seulement ce que nous imaginons ou pensons constater de son existence, de ses manifestations avec lesquelles nous sommes familiers. Pour dire son être, il faut commencer par expliciter ce qu'est l'être.

Nous savons la distinction entre être et étant introduite par Platon et reprise par la restauration heideggerienne. L'être est, l'étant existe. Nous reprendrons cette distinction avec Hegel en disant que l'être n'existe pas puisqu'il est privé de la temporalité. Nous ne pouvons pas l'atteindre, car il est néant (intuitionner ou penser vide), absence de détermination et de contenu61, si ce n'est par clichés (dans le sens d'une photographie figeant une scène et d'opinion commune sans valeur de vérité).

Quel serait donc l'être de la laïcité ? Nous pourrions répondre par un cliché que c'est la séparation des Églises et de l’État. Mais ce n'est pas 61 G. W. F. Hegel, Science de la logique. Livre premier : l'être, Paris, Vrin, 2015, p 103.

cela, puisque séparation désigne un processus et non un état62. Si nous voulons être précis, il faudra dire que la laïcité est le séparé des Églises et de l’État. Le séparé désigne un état, soit constaté d'emblée comme un fait présent « de toute éternité », soit comme état issu d'un processus que l'on peut décrire (et qui peut n'être qu'une étape dans un processus plus large en cours d'évolution) : procès du devenir de l'être vers le néant et inversement, du mouvement du néant vers l'être ; « chacun disparaît dans son contraire »63.

Nous aurons ici une préférence pour le mouvement, puisque ce qui est éternellement immuable ne se trouve que dans le ciel platonicien des idées, dans le formalisme étroit qui n'a aucune interaction avec le monde empirique, si ce n'est à sens unique comme modèle formel64. Il faut alors initier une analyse afin de distinguer le séparer du séparé, action et état de ce qui se distingue. Car ce qui n'est pas séparé est un, confondu, sans écart.

Le séparer est un acte, un agir. Il est la praxis agissante (si on nous autorise ce pléonasme, puisqu'il n'y a pas de praxis qui ne soit une action, une activité), l'activité du vivant dans le monde (c'est-à-dire dans l’environnement, dans l'ensemble des choses et des vivants qui nous environnent ou constituent notre milieu, même à distance, depuis que porte notre voix). Séparer c'est vivre, c'est même plus que cela, c'est le devenir autonome : c'est l'être s'ouvrant sur un avenir. Mais alors nous ne sommes plus dans l'être, mais dans l'existence. Cette négation de l'être est ouverture sur l'existence, c'est l'être relevé (Aufheben65). L'existence 62 Citant Héraclite, Hegel nous rappelle que « Tout coule, ce qui veut dire que Tout est

devenir », ibid., p 105.

Tout coule, Πάντα εῥ ῖ, est une expression d'Héraclite s'opposant à l'approche parménidienne de l'être, Héraclite, Fragments, Paris, PUF, 1986, p 467.

63 Hegel, Op. Cit., p 104. Le devenir est la vérité de l'être et du non-être.

64 Alors qu'il s'agit de penser le formel dans un rapport de réciprocité avec l'empirique, un rapport d'échange et de modifications réciproques : une idée mise en œuvre permet de modifier le réel et une pratique réfléchie permet de modifier une idée préconçue.

65 La relève hégélienne, l'Aufhebung (voir Remarque, Hegel, Ibid., p 139), est un terme qui a deux sens opposés. Celui de maintien et celui de suppression. Le terme relève est particulièrement bien choisi, notamment par Jean-Luc Nancy, pour désigner ce processus. Pour expliquer le sens de la relève, nous emploierons l'image de la relève de la garde. Ainsi le premier garde est nié par l'arrivée du garde suivant qui vient le relever et ce faisant maintient la garde. Mais cette négation n'est pas une suppression du premier garde, si ce n'est dans le processus qui consiste à garder

est le monde du devenir agencé selon la flèche du temps, à sens unique, menant du moment toujours renouvelé de l'ouverture de l'être – le séparer – à celui du retour à l'être, dans la mort (la fin du fini). L'existence est un temps d'échappement au néant de l'être. De plus, pour ce qui nous concerne au premier chef, c'est un temps qui n'est pas qu'une pulsion de mort, mais tout aussi bien une pulsion de vie, un avenir, pas uniquement un devenir. Ce n'est pas « l'être pour la mort »66 qui donne l'existence, il ne fait que tourner l'existant vers sa finalité : il faut bien qu'il existe pour envisager sa fin. Si :

« l'existence, la facticité et l'échéance du Dasein se dévoilent dans le phénomène de la mort »67,

il ne faut pas oublier la nécessité, dans un premier temps, de l’apparition de l'existence, de son émergence de l'être (elle s'individue à partir du pré-individuel, pour le dire avec les mots de Gilbert Simondon), formant ainsi une sorte de boucle dans le temps, une « temporalité ex nihilo »68 créée par la subjectivité. Pour initier cette existence, il faut une force qui l'arrache à l'être, une force vive qui crée un avenir dans le devenir, une individuation, une boucle dans la temporalité objective du monde, un temps de l'existence, un temps de la subjectivité. Cette force c'est le rythme, comme temporalité répétée, qui scande la réalité pour en exorciser la mort, pour l'oublier, pour l'écarter.

« La vie est un déni de la mort »69.

C’est pourquoi nous dirons que l'existant est être pour la vie avant de se tourner vers sa fin, sa mort, sa destruction, son retour à l'être (c'est-à-dire au néant) : ou, pour le dire autrement, l'être-là (le Dasein hégélien70) est un lieu pendant un temps donné (seule sa présence là, maintenant, pour garder, est supprimée). Il est nié dans sa présence, il est remplacé, mais ne cesse pas d'exister pour autant. Ainsi, la négation de l'être dans l'existence n'est pas sa suppression. Tout au contraire, elle est sa conservation, son maintien. La relève est la médiation entre l'être et l'existence.

66 Martin Heidegger, Être et temps, §49, édition hors commerce, traduite par Emmanuel Martineau, p 199.

67 Ibid., §50, p 200.

68 Michel Clouscard, Les chemins de la praxis, Paris, Éditions Delga, 2015, p 96. 69 Ibid., p 139.

70 Il faut préciser la distinction entre Dasein hégélien et Dasein heideggerien. Le premier est l'étant-là de toute chose existante, une pierre, une chaise ou le corps d'un homme ; il est de l'ordre de l'extériorité, de la naturalité (de la transcendance au sens de la phénoménologie), alors que l'humain est de l'ordre de l'intériorité, du

l'être relevé (Aufheben), c'est-à-dire médiatisé, élevé, après être passé par sa propre négativité. Il est « étant-là », il sera « être-pour-soi »71.

L'être-là est un devenu : son devenir est derrière lui et il apparaît comme un être et non comme un existant (ou être-devenant). Mais ce n'est qu'une apparence, car son être ne peut être fixé dans le réel, il ne peut l'être qu'en imagination – cliché – : tout coule, sans arrêt. L'être-là est au regard du devenir un non-être, car sa fixité d'être-là n'est pas sa vérité. Il n'est-pas-là, il n'est jamais là, il devient : il n'est qu'un moment du tout de son existence. Il est déterminé, concret et ses moments sont en relation, comme en vue d'une totalisation à venir, mais toujours incalculable : en vue de sa fin. Cette détermination s'exprime en qualités qui le distinguent des autres existants. C'est par ces qualités qu'il devient quelque chose, c'est-à-dire, une chose parmi d'autres choses déterminables et concrètes. Ce quelque chose :

« est la première négation de la négation, en tant qu’une relation à soi simple ayant un caractère d’étant »72.

Comme devenir, ce quelque chose :

« est un passage [en autre chose] dont les moments sont eux-mêmes quelque chose »

d'autre et tout à la fois de même, c'est-à-dire, « changement »73. Ce devenir, en même temps qu'il devient est déjà concret : l'existant devient autre, tout en conservant la cohérence totalisante de ses moments (l'existant devient autre et cet autre reste pourtant le même quelque chose : c'est le sens du devenir-autre du même ; c'est également le sens de l'individuation, ou de l'avenir dans le devenir)74.

concept, conscience (immanence). Pour Heidegger, le Dasein est un étant-là spécifique (être-le-là), à savoir l'Homme, et non pas simplement comme corps, mais le corps dans son activité quotidienne, propre ou impropre (il est dans la transcendance). Nous pensons qu'il y a là un écueil anthropocentrique et réactionnaire que Heidegger embrasse dans Être et temps, contrairement à son maître Husserl qui distingue clairement chair (Leib) et corps (Korper).

71 Hegel, Op. Cit., p 141. 72 Ibid., p 156.

73 Ibid., p 158.

74 Inversement, dans le mouvement de constitution du sujet (jamais achevé, si ce n'est à sa fin, qui n'est peut-être pas la mort physique de son corps), l'empathie peut être considérée comme le sens du devenir-même de l'autre.

Si l'être-là est encore en prise avec la négation qu'est la finité, vient ensuite le moment de l'être-pour-soi qui est l'être infini, de par la négation de la négation qu'est la finité. C'est le moment de la conscience apparaissant :

« quelque chose est pour soi dans la mesure où il relève l'être-autre (…). L'autre est pour lui seulement comme quelque chose de relevé, comme son moment. »75

Ainsi, l'autre est en soi – est en moi – après avoir été supprimé tout en étant conservé (Aufheben). L'autre est un moment du soi. Ainsi le séparé est un moment du séparer. Il est la négation du séparer puisque dans son être-là il nie le mouvement du séparer. Mais le séparé n'est que cette négation au travail à l'intérieur du séparer, car celui-ci, en tant qu'être-pour-soi, est un mouvement infini qui ne saurait être stoppé, figé, néantisé par le séparé. Le séparé est la négation de la négation, moment – cliché – du séparer infini.

La séparation des Églises et de l’État n'est donc jamais terminée, mais toujours en travail dans le jeu des relations entre les institutions concernées (et ce depuis la fondation de l’Église chrétienne dans l'empire romain, comme institution politique séparée de l’État impérial), elles-mêmes traversées par les contradictions de leurs membres. Les camps de cet affrontement ne sont pas monolithiques et il n'est pas rare de trouver des hommes d’État qui sont contre cette séparation, au nom de leur foi ; tout comme il est courant de trouver des croyants qui sont pour cette séparation, au nom du libéralisme politique.

La Khóra

S'il est une instance du séparer, c'est à notre sens la khóra platonicienne. C'est dans le Timée76 que Platon aborde cette notion polysémique de la langue grecque. La khóra (χώρα) est un terme fréquent qui signifie tout d'abord le lieu et dérive de khôros (χ ροςῶ ), dont les différents sens sont :

75 Ibid., p 224. Nous rendons Aufheben par relève.

76 Platon, Timée, dans, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, surtout 52d-e, p 2011.

lieu, place, endroit, région, pays, contrée, campagne (par opposition à la cité). Le mot semble dériver de l’indo-européen commun *̂hē-1 : « être vide, manquer de, laisser, quitter ». Il est apparenté à khôrizô (χωρίζω), séparer, ou au passif, être séparé, se séparer ; et par suite, se tenir loin, s'abstenir, être étranger à. Khôrizô est composé de khôrís (χωρίς), qui désigne ce qui est à part, le séparément, mais aussi ce qui est sans, en l'absence de. La khóra (χώρα) parcourt ces lignes de sens de façon plus riche encore. C'est le lieu, la place, l'endroit, nous l'avons dit, mais aussi le poste militaire. C'est également le moment où peut prendre place une action, ou la position sociale ou morale des esclaves ou des mercenaires. C'est encore le pays, l'étendue, la campagne, la contrée, le champ, la ferme.

Se mêlent les sens contradictoires d'étendues, d'espace délimité (ou délimité négativement par la ville, dans le cas de la campagne) et de localisation précise. De situation intemporelle et d'action durant un temps indéterminé. La notion elle-même est une mise en mouvement du séparer dans la contradiction de ses sens. La khóra c'est en quelque sorte le séparer en acte dans la langue même. Elle y dessine cette ouverture, cet écart entre spatialité et localité qui est précisément l'ici du moi qui s'ouvre sur le monde (qui s'individue), son milieu. Elle n'est ni le lieu ni l'espace (ni la matière, qui se dit hylê – ληὕ ). Elle n'est pas non plus intelligible : elle est une « troisième espèce »77.

« Elle est le fantôme toujours fugitif de quelque chose d'autre. »78

Elle nous hante. Toutefois, elle est aussi la condition de possibilité de l'apparition d'une chose dans le monde, de sa constitution, de son devenir-chose. L'idée est séduisante et il est probable qu’elle soit similaire à la chair du monde de Maurice Merleau-Ponty79.

77 Ibid., 52a, p 2010. 78 Ibid., 52c, p 2011.