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La postérité néo-platonicienne

Cette structure de pensée a si profondément travaillé l’occident que nous en sommes les héritiers. Bien qu’en France nous ayons préféré le modèle romain dans l’art, puis dans la politique issue de la Révolution française, nous ne sommes pas affranchis pour autant de la pensée grecque, ne

serait-ce que parce que les Romains s’étaient approprié cette éducation, avant même que naisse l’empire avec Auguste (une lutte entre les écoles épicuriennes et stoïciennes traversait les grandes familles romaines au cours du premier siècle avant Jésus-Christ ; nous savons que les stoïciens ont prévalu, notamment avec Cicéron ; mais l’école épicurienne était importante à Herculanum, avec Philodème de Gadara, qui était sous la protection de Pison).

C’est avec Constantin que l’Église peut commencer à se mettre en place, à s’unifier. Il préside le premier Concile à Nicée en 325 (il y en aura un second en 787, sur d’autres thèmes), nouant ainsi des liens intimes entre le pouvoir temporel et ce qui deviendra le pouvoir spirituel205 (de par la destruction du pluralisme des écoles de pensée et de l'affirmation du monothéisme). Ce concile avait pour objectif principal d’établir l’orthodoxie de la foi et de mettre fin à l’hérésie206 d’Arius. Les églises se réunissaient pour la première fois, afin de décider ensemble et sous le regard de l’empereur, de la direction à donner au dogme chrétien. Nous sommes au cœur même du processus permettant d’établir une vérité commune : la vérité du dogme chrétien dans l’empire, la vérité de l’empereur (et celle-ci se met en place en territoire grec, puisque dans l'empire d'Orient, Nicée étant dans l'actuelle Turquie). C’est un exemple de synchronisation face aux diverses écoles diachroniques qui existaient au sein de la chrétienté (écoles également nommées, églises, communautés ecclésiales et guidées, si ce n'est dirigées, par un évêque qu'elles se choisissaient encore dans la plupart des cas).

A partir de cet instant (non pas historique, mais symbolique) et tout au long de l’histoire chrétienne, un conflit va déchirer l’Église. Il s’agit de savoir qui détient la vérité et donc qui doit être écouté. Ceux qui défendent

205 C’est le premier concile dit général qui regroupe toutes les églises et prend des décisions universelles. Il y en eut d’autres avant celui-ci, mais régionaux. Le plus ancien dont nous ayons la trace est le concile de Carthage en 251.

206 Remarquons le changement de sens du mot hérésie (α ρεσις,ἵ haíresis) et sa charge désormais uniquement négative. Ce qui est différent, autre, devient l’ennemi, l’étranger qu’il s’agit de combattre et non pas d’écouter (on s’oppose plutôt que de composer : le dialogue est rompu) : tendance à la synchronisation (violente) du diachronique.

Sur le changement de sens du mot hérésie, on lira avec profit Maurice Sachot, L'invention du Christ, Paris, Odile Jacob, 1998, notamment le coup de force de Tertulien, pp 183 à 189.

des points de vue différents de la majorité (ou du moins de ceux qui ont le plus de pouvoir au sein des églises) et professent dans des écoles de pensées, développant des discours autres que le discours officiel du dogme cherchant à se constituer, sont appelés hérétiques. Étrange réappropriation du terme d’écoles de pensées (α ρέσεις) qui, comme il seἱ doit si l’on suit les règles de l’appropriation, tend vers son opposé (une différence devient un ennemi, un écart de discours devient insupportable et je me définis comme l’ennemi de celui que j’ai désigné comme mon autre). Tout ce qui est différent est donc qualifié de nuisible et combattu en vue de sa disparition. Ce qui pouvait tout aussi bien être compris et vécu comme une richesse de pensées, comme divers points de vue sur un discours central, est désormais retourné en négatif et combattu comme l’ennemi de la vérité. Ce processus va conduire l’Église à condamner les différentes écoles de pensée qui ont fleuri au sein de la chrétienté : Arius en premier lieu, mais aussi Nestorius, le monophysisme d’Eutychès, le monothélisme de Sergius, le schisme de Photius. Ainsi, se constitue le dogme, en tant que processus d’opposition à ce qui diffère de la lecture officielle des textes sacrés. Finalement, on s’excommunie réciproquement en 1054, ce qui n’est qu’un acte de plus affirmant la séparation des églises d’Orient et d’Occident. Les historiens reviendront rétrospectivement placer à cette date le moment d’une séparation qui prend racine dans la séparation de l’Empire romain d’Orient d’avec Rome (395), créant, par ce geste même, un empire romain d’Occident.

Une autre étape importante est la lutte pour la captation de la parole vraie, principielle. En effet, le pouvoir de l’Église est d’autant plus important qu’il est lié à sa capacité de garder secrète la parole qu’elle délivre à sa guise aux fidèles. C’est ainsi qu’au concile de Toulouse, en 1229, est prise la décision d’interdire au commun (au non-clerc) de lire la Bible. Il est également interdit de posséder une Bible dans la langue vernaculaire et de la traduire à partir du latin. Toute tentative d’exégèse du texte biblique qui ne serait pas interne à l’Église et l’œuvre de ses clercs est donc interdite. Mais cette décision n’a probablement été prise que pour retarder l’inéluctable. En effet, l’Église catholique romaine, confrontée aux

mutations économiques des sociétés du moyen-âge tardif, voit se constituer des États modernes, culturellement plus différenciés, et n’est plus en mesure de les dominer par sa culture uniforme (et univoque). Elle ne peut plus tenir le rôle de garant moral de l’équilibre social qu’elle s’était attribué. Cela débouche notamment sur le Grand Schisme d’Occident, qu'initie l’affrontement entre Philippe Le Bel et le pape Boniface VIII (à la fin du XIIIe siècle), chacun cherchant à affirmer la primauté de son pouvoir sur l’autre : pouvoir temporel contre pouvoir spirituel (qui est également un pouvoir temporel, le Pape possède des terres, les États pontificaux), autour de la levée d'un impôt sur le clergé. La lutte pour la détention de la vérité et du pouvoir temporel est âpre. S’ensuivra l’installation de la papauté en Avignon en 1378. C’est le concile de Constance, de 1414 à 1418, qui mettra fin au Grand Schisme207.

Mais cette période troublée porta sur le devant de la scène un autre problème, longtemps discuté dans l’histoire de l’Église et finalement tranché, parce que souvent mis en œuvre au cours du Grand Schisme, par le concile de Bâle (qui démarre en 1431, mais dont l’histoire complexe des luttes entre le Pape et le Concile, bien que pouvant illustrer plus encore notre propos, serait trop vaste à exposer ici). Il s’agit du conciliarisme, à savoir l’affirmation explicite de la prédominance du concile sur le Pape. Cette affirmation indique les tensions existant au sein de l’Église. Les forces contradictoires qui sont à l’œuvre au sein de cette institution sont puissantes et déterminées. Il faudra attendre le cinquième concile du Latran, de 1512 à 1517 pour que l’accomplissement vertical de la profération de la vérité soit affirmé avec force. Après avoir été bousculée lors du concile précédent, l’autorité du Pape est désormais affirmée comme supérieure à celle du concile208. Mais ces dispositions ne suffisaient sans doute pas, car face à la Réforme et à la naissance de l’anglicanisme, la réaction conservatrice est forte. Le concile de Trente, se tenant entre 1545 et 1563, définit la foi catholique en prenant appui sur les points qui sont niés par le protestantisme. Il réforme l’Église en

207 Sur cette question, cf. Jean Chélini, L’Église au temps des schismes, 1294-1449, Paris, Armand Colin, 1982.

208 Notons que le schisme luthérien date de 1520 (puis viendra la Réforme calviniste) et que le schisme anglican se produit en 1534.

profondeur, détermine la doctrine, le nombre et la nature des sacrements. Le prêtre devient le pivot de l’Église et la primauté du Pape est encore renforcée.

Suit une longue période au cours de laquelle il semble bien que les institutions revisitées lors du concile de Trente suffisent au bon fonctionnement de l’Église. Et de fait, il n’y aura plus de concile général avant Vatican I, plus de trois siècles plus tard (1869 – 1870). Ce concile ira encore plus loin en définissant le dogme de l’infaillibilité pontificale. Il s’agit ni plus ni moins de l’institutionnalisation de l’argument d’autorité. La longue route se termine et la vérité peut enfin être proférée verticalement, irriguant la foi des fidèles en ne laissant aucune place au doute ou à la discussion (et en cela, ce dispositif délivrant le principe avec la force de l’infaillibilité est en opposition frontale avec le principe de laïcité qui permet, précisément, de questionner et de remettre en cause tout énoncé, qu’il soit présenté comme vrai ou non).

C’est du moins ainsi que cela se concrétise au ciel des idées, car il en va tout autrement dans le monde que nous partageons. En effet, il semble pertinent de dire que ce moment paroxystique de l’appropriation de la vérité par le pape, va non seulement au-delà de la description platonicienne des gouvernants de la cité209, mais qu’en sus il entraîne l’effet inverse de celui souhaité, à savoir que la contestation surgit face à et du fait de l’imposition monolithique de la vérité à tous les fidèles (ou, citoyens de la Cité de Dieu) : toute appropriation entraîne une désappropriation, de l'autre en soi, mais aussi de soi dans l'autre210.

209 Nous posons comme hypothèse que les conciles, en tant qu’ils sont les assemblées décisionnaires et dirigeantes de l’Église, équivalent à la caste des gouvernants de la cité de Platon (même si la cause de la nomination d’un Évêque n’est pas le mérite, mais la résultante d’un jeu de pouvoir). Or, le pape n’étant plus le primus inter pares

du fait de l’établissement de sa primauté sur le concile (ce qui a été à nouveau affirmé par Vatican II), et plus proche de nous, de l’établissement du dogme de l’infaillibilité pontificale, il y a ici sortie du modèle platonicien pour, peut-être, se rapprocher de celui de l’impérialité. Quoi qu'il en soit, la tendance est à une synchronisation croissante (entropie).

210 Nous soutenons l'hypothèse qu'en France, les lois sur l’École laïque et sur la séparation des Églises et de l’État, répondent en quelque sorte à l’infaillibilité pontificale, en ce qu’elles sont issues d’un contexte social et historique de forte pression de la part de l’Église catholique sur l’État français et la société française, tout comme le dogme de l’infaillibilité pontificale, qui précède ces réformes de quelques années (1870), est issu d’un processus d’affaiblissement du concile par rapport à la figure papale.

Cette verticalité de la parole est reprise dans la Cinquième République par la figure présidentielle. Cette dernière se met en position quasi monarchique, au regard des pouvoirs du président de la République figurant dans la Constitution française. Cependant, cette figure hiératique va être désacralisée, notamment par Valéry Giscard d'Estaing qui doit jouer de l'accordéon devant les caméras pour complaire à la médiatisation naissante de la vie politique (fruit de l'idéologie néoconservatrice).

Affaiblie, la figure présidentielle est progressivement remise en cause par l’émergence de la parole de l’expert, qui se fait plus forte avec l'arrivée en Europe de la révolution conservatrice, que nous connaissons en France depuis les années 70 (mais dont l'influence s'est surtout fait jour en 1983, avec la mise en place de cette politique qui a été appelée « la rigueur »). La posture monarchique du président de la République est ainsi égratignée, car surgit sur la scène publique la figure de l’expert – sophiste contemporain – qui donne le la, énonce la vérité, sur tous les sujets dépendants de l'autorité de l’État ou du « marché », prenant, dès lors, une importance croissante211.

211 Nous avons pris pour exemple le développement du dogmatisme de l’Église catholique et romaine, mais nous aurions tout aussi bien pu évoquer le dogmatisme de n’importe quel parti politique, qui fait descendre la parole de vérité vers les militants qui ne sont, ici, en rien différents des croyants, des fidèles de l’Église catholique.

Désormais, se sont ajoutées les agences de notations qui, dans le dispositif néoconservateur de l'ultralibéralisme, prennent la place de l'autorité qui délivre la parole sacrée et dogmatique. Ce sont les nouveaux médecins de la cité mondialisée, à ceci près que, maniant le pharmakon technique qu'est la spéculation boursière, bien souvent sans avoir la moindre idée de son fonctionnement (nous renvoyons au témoignage d'Alan Greenspan, économiste de renom qui a été directeur de la Réserve fédérale, penseur et artisan de l'automatisation des marchés financiers, et qui déclara devant le Congrès des États-Unis d'Amérique, où il était interrogé sur les causes de la crise des subprimes, qu'il ne comprenait plus le fonctionnement de la finance), ils distillent en fait le poison en lieu et place du remède, tout en faisant largement savoir que tout va pour le mieux et qu'il faut continuer : de toute façon, il n'y a pas d'alternatives.

Usage massif du mensonge, c'est-à-dire, encore une fois, du pharmakon. Dans ce contexte, le bouc émissaire (le pharmakos) n'est plus le religieux, mais le pauvre qui rechigne à rembourser sa dette, c'est-à-dire à se prosterner devant les idoles de la finance qui ont eu la bonté de lui accorder un (du) crédit.