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Mais commençons par la théorie du « pacte social »249, qui semble bien désigner une révolution au second sens, puisqu'il est question de changer sa manière d'être à propos de l'espèce humaine, et puisque le résultat du pacte est une mutation ontologique qui transforme en homme un animal

249 Jean-Jacques Rousseau, Du Contract Social ; ou, Principes du Droit Politique, in

Œuvres complètes III, Op. Cit., p 360 : le problème fondamental auquel répond le contrat social est de « Trouver une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre qu'auparavant. »

Pages 360-362 : « Les clauses de ce contract sont tellement déterminées par la nature de l'acte, que la moindre modification les rendroit vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu'elles n'aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont par-tout les mêmes, par-tout tacitement admises et reconnües ; jusqu'à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tout ses droits à toute la communauté : Car premièrement, chacun se donnant tout entiers, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n'a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l'aliénation se faisant sans réserve, l'union est aussi parfaite qu'elle ne peut l'être et nul associé n'a plus rien à réclamer : Car s'il restoit quelques droits aux particuliers, comme il n'y aurait aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendroit bientôt l'être en tous, l'état de nature subsisteroit et l'association deviendroit nécessairement tirannique ou vaine.

Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n'y a pas un associé sur lequel on n'acquière le même droit qu'on lui cède sur soi, on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n'est pas de son essence, on trouvera qu'il se réduit aux termes suivans. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout.

A l'instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d'association produit un corps moral et collectif composé d'autant de membres que l'assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l'union de toutes les autres prenoit autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République

ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif,

Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l'égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, et s'appelle en particulier

Citoyens comme participans à l'autorité souveraine, et Sujets comme soumis aux loix de l'Etat. »

précédemment borné. Cependant, le mot « révolution » n'est pas employé dans ce texte.

Ce « pacte » possède bien les caractères d'une insurrection, puisqu'il s'agit de rassembler les forces, de les faire agir de concert, contre une menace extérieure, un état de nature qui a tous les traits de la tyrannie, cette tyrannie que le Discours sur l’inégalité décrivait précisément comme un retour à l'état de nature. Le « pacte » serait une révolution au sens politique et au sens métaphysique : la politique ne serait réalisée en son essence que par l’agir et la force du peuple rassemblé qui, par cette praxis, se constituerait comme peuple. La politique, l'insurrection, et le peuple naîtraient « à l'instant », dans ce moment privilégié qu'est le moment révolutionnaire. Rousseau serait ainsi le théoricien de la révolution, de son inscription dans l'ordre du concept.

Toutefois, la formation de ce pacte social peut être mise en relation avec la formulation de Jean-Luc Nancy proposant de laisser :

« seulement le monde être monde, et la venue au monde être immanquablement commune »250.

Une totalité politique

Il s'agit en effet pour Rousseau de laisser les hommes s'associer et non pas de leur donner un principe directeur qu'il revient justement à leur souveraine assemblée de formuler. Il s'interroge précisément sur la formation de cette convention qui lie les hommes en communautés appelées par Rousseau peuples251. Le peuple s'assemble par nécessité,

250 Jean-Luc Nancy, La comparution, Op. Cit., p 54.

251 Jean-Jacques Rousseau, Du Contract Social ou Essai sur la forme de la République (première version), in Œuvres complètes III, Op. Cit., p 289 : « L'HOMME est né libre, et cependant partout il est dans les fers. (...) Si je ne considerois que la force, ainsi que les autres, je dirois ; tant que le peuple est contraint d'obéir et qu'il obéit, il fait bien ; sitôt qu'il peut secouer le joug et qu'il le secoüe, il fait encore mieux ; car recouvrant sa liberté par le même droit qu'il la ravie, ou il est bien fondé à la reprendre, ou l'on ne l'étoit point à la lui ôter. Mais l'ordre social est un droit sacré qui sert de base à tous les autres ; cependant ce droit n'a point sa source dans la nature ; il est donc fondé sur une convention. Il s'agit de savoir quelle est cette convention et comment elle a pu se former [pour être légitime]. »

Notons également cette autre définition du pacte social, p 290 : « Chacun de nous met en commun sa volonté, ses biens, sa force et sa personne, sous la direction de la volonté générale, et nous recevons tous en corps chaque membre comme partie inaliénable du tout. »

car les hommes ne sont pas assez forts individuellement pour se maintenir en vie dans l'état de nature. On doit s'associer pour survivre et, ce faisant :

« on gagne l'équivalent de tout ce qu'on perd, et plus de force pour conserver ce qu'on a ».

Aussi, dit-il que :

« Sitot que les obstacles qui nuisent à nôtre conservation l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer à les vaincre, l'état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain periroit si l'art ne venoit au secours de la nature. »252

Cette intéressante formulation, qui a disparu de la version définitive du Contrat Social, fait à notre sens écho à la définition de la μίμησις, mímêsis générale aristotélicienne, telle que nous l'avons évoquée. « L’art » est ici la traduction de ars et par suite, signifie la technique venant au secours de la nature pour la compléter, ou en compléter la production (c’est donc un pharmakon).

Le sujet du texte étant la politique, « l'art » évoque donc ici les techniques politiques, et l'assemblée ainsi formée est une démocratie, puisque son « corps moral et collectif » est composé « d'autant de membres que l'assemblée a de voix » et que de cette convention naît « son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté ». C'est ainsi que Rousseau définit ce qui « prenoit autrefois le nom de Cité ». Ces peuples sont des totalités, puisque chacun est mu et dirigé par la volonté générale, qui englobe l’ensemble des individus du peuple. Ainsi, c’est la totalité qui est souveraine et prend les décisions politiques. Voilà un coin enfoncé par anticipation dans la notion de totalitarisme qui désigne en réalité un système autoritaire ou dictatorial ou bien tyrannique (fascisme, nazisme, stalinisme, franquisme, pétainisme, kim-jongisme, erdoganisme, etc.). Dans la société totalitaire, c’est la totalité qui est souveraine, et non une partie du peuple qui se dit chef et confisque la souveraineté. Nous pensons qu’il est important de se défaire de cette confiscation négative de la notion de totalité, car la totalité du peuple souverain n’est précisément

pas totalitaire, au sens usuel de cette notion.

La souveraineté de cette assemblée démocratique, de ce peuple ou de cette communauté, selon le langage que l'on parle, ne souffre aucun représentant et s'exerce à la manière d'une démocratie directe253. La souveraineté du peuple n'est là ni feinte ni dénaturée par l'adjonction de représentants corruptibles ou égoïstes. Elle s'exerce directement en assemblée et ses décisions son souveraines, ce qui n'est pas sans nous rappeler le mode de fonctionnement de la Commune de Paris. Cependant, nous devons nous garder de :

« confondre l'essence de la société civile avec celle de la souveraineté. Car le corps social résulte d'un seul acte de volonté et toute sa durée n'est que la suite et l'effet d'un engagement antérieur dont la force ne cesse d'agir que quand ce corps est dissous. Mais la souveraineté qui n'est que l'exercice de la volonté générale est libre comme elle et n'est soumise à aucune espèce d'engagement. Chaque acte de souveraineté ainsi que chaque instant de sa durée est absolu, indépendant de celui qui précède et jamais le souverain n'agit parce qu'il a voulu mais parce qu'il veut »254 ,

dans l'instant, dans la succession interrompue des instants (succession saccadée ou régulière : rythme). Notons que le sens de « société civile » est ici général et englobant, et non, comme nous l’avons noté à propos de ce vocable, une métonymie désignant la bourgeoisie pour dire le peuple. Si donc la souveraineté n'est que l'exercice de la volonté générale, et que cette volonté n'est que la traduction idéale de l'ensemble des volontés particulières qui s'exercent librement dans l'assemblée du peuple, nul ne devrait être à même d'utiliser la pensée politique de Rousseau pour justifier des pratiques autoritaires ou réactionnaires. Cependant, certains passages sortis de leur contexte et surtout privés de leurs explications, se prêtent à ce jeu de mauvaise foi. C'est ainsi qu'on peut lire que :

« quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par 253 Jean-Jacques Rousseau, Fragments Politiques, [Du Pacte Social], in Œuvres

complètes III, Op. Cit., pp 484-485, fragment 10 : « Mais toutes les fois qu'il est question d'un véritable acte de souveraineté, qui n'est qu'une déclaration de la volonté générale, le peuple ne peut avoir des représentants, parce qu'il lui est impossible de s'assurer qu'ils ne substitueront pas leurs volontés aux siennes, et qu'ils ne forceront point les particuliers d'obéir en son nom à des ordres qu'il n'a ni donné ni voulu donner. Crime de Lese majesté dont peu de Gouvernements sont exempts. »

tout le corps. »255

La porte est alors ouverte aux interprétations autoritaires et il est aisé de voir comment est possible la justification, par exemple, de la Terreur, de par la simple citation de ce passage de Rousseau. Et voilà cette phrase devenue mot d'ordre, dans l'oblitération de la suite du texte qui précise les conditions de son interprétation. Celui qui ne veut pas entendre que « le peuple ne contracte qu'avec lui-même », ne peut alors que passer sous silence cette précision et faire comme si les engagements pris n'étaient pas « absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus ».

État de civilité

Si nous admettons que l'état de nature de l'homme est celui de la lutte de tous contre tous et de la survie des plus forts au détriment des moins adaptés (c’est la société capitaliste dont Rousseau voit se constituer les prémisses et qu’il a combattu avec ses propositions politiques), alors le contrat social apporte la sécurité et la possibilité de s'épanouir au sein d'une communauté qui nous protège du fait de son existence et de notre adhésion à elle. L'aliénation de notre liberté naturelle à la communauté et à ses besoins fait de nous des êtres plus à même de survivre. Il faut bien comprendre que :

« ce que l'homme perd par le contract social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui lui est nécessaire ; ce qu'il gagne c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède. »256

255 Jean-Jacques Rousseau, Du Contract Social ou Essai sur la forme de la République (première version), in Œuvres complètes III, Op. Cit., p 292 : « Ainsi le pacte fondamental renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force à tous les autres que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps. Mais il importe ici de se bien souvenir que le caractère propre et distinctif de ce pacte est que le peuple ne contracte qu'avec lui-même, c'est-à-dire, le peuple en corps, comme souverain, avec les particuliers qui le composent, comme sujets : condition qui fait tout l'artifice et le jeu de la machine politique, et qui seule rend légitime, raisonnables et sans dangers des engagements qui sans cela seroient absurdes, tyranniques et sujets aux plus énormes abus. Ce passage de l'état de nature à l'état social produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct, et donnant à ses actions des rapports moraux qu'elles n'avaient pas auparavant. »

256 Ibid., pp 292-293. Le passage continue ainsi : « Pour ne pas se tromper dans ces estimations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n'a pour bornes que la force de l'individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n'est que l'effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre juridique. »

Il gagne donc une liberté morale qui transforme l'inégalité fondamentale de l'état de nature en égalité conventionnelle et morale : l'homme est désormais de droit l'égal de ses semblables, plus précisément, des autres hommes de sa communauté, de son peuple, car il faut pour que cette égalité conventionnelle existe un accord commun de ceux qu'il convient désormais de nommer citoyens257.