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Chapitre 2. Le genre cinématographique

2.2 Trois clés de l’œuvre lynchienne : le thriller, le film noir et l’horreur

2.2.1 Le thriller

Le thriller occupe une place singulière dans les études génériques. Il est parfois considéré comme une variation du film criminel, aux côtés du film de détective ou du film de gangster, comme le propose notamment Neale dans Genre and Hollywood201. D’autres, comme Bordwell et Thompson202, le considèrent plutôt en tant que catégorie générique englobant tous films dont l’objet consiste en un crime, et ce, indifféremment de la nature du protagoniste, qu’il s’agisse de la victime, du témoin, du détective ou du criminel. Ainsi, les tentatives de définition de ce genre cinématographique arrivent rapidement au constat que le thriller est un vaste ensemble autour duquel peu de consensus existent. Neale le remarque par ailleurs : « There are books on thrillers, suspense and suspense films. But most of them suffer from imprecision and from a tendency to focus on an array of generically disparate films203. » Neale souligne aussi l’association étroite de ce genre filmique à l’œuvre du réalisateur Alfred Hitchcock. À défaut de lui attribuer l’entière paternité de ce genre cinématographique, Hitchcock a certainement instauré les principaux procédés et certaines des plus grandes innovations qui constituent maintenant des éléments de définition du film de suspense. Martha P. Nochimson l’illustre bien dans un chapitre consacré au thriller :

By the time Hitchcock made Rebecca, his first American thriller, in 1940, he had endowed the genre with even more sophistication, by using a fluid camera to highlight the suspense of the plot, and by developing a cinematic vocabulary that even more piercingly demonstrates the fragility of the human mind under the pressure or intense feelings (a suggestion absent from detective and police films, with their confident reliance on the protagonist’s skills and intelligence). And with his subsequent American films, he went on to evoke, ever more brilliantly, the process by which his protagonists become trapped by the slow buildup of uncontrolled (possibly uncontrollable) human evil204.

Nochimson met en évidence l’utilisation particulière du langage cinématographique développée par Hitchcock, mais elle insiste aussi sur des thèmes qui permettent de circonscrire un peu mieux le domaine du thriller dans le film à thématique criminelle. C’est

201 Steve Neale, Genre and Hollywood, op. cit., p. 71.

202 David Bordwell et Kristin Thompson, L’art du film. Une introduction, op. cit., p. 529. 203 Steve Neale, Genre and Hollywood, op. cit., p. 82. (L’italique est le fait de l’auteur.)

204 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, New York, W.W. Norton & Company, 2014, p. 523.

dans cette veine que s’inscrit l’ouvrage du critique Charles Derry, The Suspense Thriller:

Films in the Shadow of Alfred Hitchcock. Publiée en 1988, cette monographie est parvenue

à balancer le peu d’attention théorique qu’avait reçu ce genre filmique, dont la spécificité a tardé à se distinguer des films policiers en général ou de ceux du « maître du suspense ». Bien que marqué par l’apport majeur d’Hitchcock, l’ouvrage réunit un corpus de films qui permet d’établir une définition relativement précise de la nature du thriller :

The suspense thriller can be defined as a crime work which presents a violent and generally murderous antagonism in which the protagonist becomes either an innocent victim or a nonprofessional criminal within a narrative structure that is significantly unmediated by a traditional figure of detection in a central position205.

Même si cette définition désigne – avec beaucoup d’étroitesse – la nature des personnages en relation dans le thriller, Derry dégage six sous-genres du thriller qui ont l’intérêt de mettre en lumière un réseau de thèmes permettant de revoir la simple idée du « crime » comme le dénominateur de ce genre filmique : « (1) the thriller of murderous passions, (2) the political

thriller, (3) the thriller of acquired identity, (4) the psychotraumatic thriller, (5) the thriller of moral confrontation, and (6) the innocent-on-the-run thriller206. » De ces sous-genres émergent les notions de dualité, de confusion et de piège. Ces idées rejoignent bien les propos de Nochimson qui, en plus de soumettre une analyse du film The Lady from Shanghai (Orson Welles, 1947) comme un cas de figure exemplaire, emploie le motif du labyrinthe pour définir l’essence de ce genre cinématographique :

The thriller generates suspense and tension by setting its hero the task of negotiating a seemingly endless and confusing maze […]. Of course, thrillers are not always about a protagonist’s labyrinthine consciousness and subconsciousness. Often the thriller protagonist is compelled to move through the twists and turns of external spaces – for example, a labyrinthine building from which, it seems, he or she may never be able to exit. Or the hero or heroine may be lost in the abstract convolutions of social structures – for example, the legal and governmental institutions that we assume will protect us. In thrillers, the supposed source of our sanity – our minds or our culture – may unaccountably plunge us into confusion and fear207.

205 Charles Derry, The Suspense Thriller. Films in the Shadow of Alfred Hitchcock, Jefferson, McFarland & Company, 1988, p. 62.

206 Ibid., p. 63. (L’italique est le fait de l’auteur.)

Au-delà de la présence nécessaire du crime, d’une victime ou d’un agresseur, le thriller repose sur l’idée que le film constitue une forme de prison pour le protagoniste, qui s’évertue à trouver une issue à la situation en apparence inextricable s’offrant à lui. Cette forme de claustrophobie que l’on retrouve au sein des thrillers est générée non seulement par l’état d’esprit du personnage ou l’espace dans lequel il se démène, mais elle est aussi engendrée par des jeux narratifs et des effets du montage qui opèrent des brouillages temporels, une démultiplication des points de vue ou encore une narration faillible ou mensongère208. La figure du labyrinthe revêt une telle importance pour Nochimson qu’elle la présente comme un élément central de l’iconographie du film de suspense. Cette propension à la confusion et à la perte de repères dans le thriller explique aussi que certains auteurs considèrent la présence d’éléments de nature surnaturelle comme une caractéristique importante de ce genre filmique. C’est le cas notamment de George N. Dove qui relève quatre grandes variations de la structure du thriller, dont celle qu’il nomme « tale of the Supernatural209 ». Le désordre généré par l’intrigue du film de suspense met à mal notre confiance en l’ordre et la raison et installe un doute quant à notre conception du bien. Il devient affligeant d’admettre que le mal fasse ainsi partie de la nature humaine210. De ce fait, la possibilité de voir une explication qui se situe en dehors de la responsabilité des individus permet de retrouver une forme de confort tout en révélant, de façon métaphorique ou philosophique, les angoisses profondes de l’humain, rejoignant ici le film d’horreur.

Le thriller se définit aussi, comme son nom l’indique, par la présence de sensations fortes (thrill). Au-delà de l’explication hitchcockienne distinguant la surprise du suspense211, l’action du thriller génère, chez les personnages et le public, une tension quasi insoutenable qui prend place dans une relation de réciprocité particulière. Alors que le héros du thriller est soumis à l’urgence de trouver l’issue de la situation étrange et menaçante dans laquelle il est

208 David Bordwell et Kristin Thompson, L’art du film. Une introduction, op. cit., p. 532. 209 Steve Neale, Genre and Hollywood, op. cit., p. 84.

210 « Most people want to believe that their families and friends are understandable, comfortable, and familiar. We want to believe that criminals are fathomable and are guilty only of making mistakes or forced by circumstances to take a wrong turn. The thriller compromises that hope. » Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 547.

211 « [S]i deux personnes prennent un café dans un bistrot et qu’une bombe explose, c’est une surprise ; si le spectateur avait su qu’il y avait une bombe sous la table, il se serait inquiété durant toute la scène, et cela aurait fourni un suspense. » H.-Paul Chevrier, Le langage du cinéma narratif, op. cit., p. 131.

empêtré, les émotions vécues par le public, à travers le processus d’identification212, l’installent dans un état de trouble qui évolue en fonction des informations qui lui sont révélées. Derry associe cet effet de malaise à une forme de suspension temporelle : « During those moments that suspense is operative, time seems to extend itself, and each second provides a kind of torture for a spectator who is anxious to have his or her anticipations foiled or fulfilled213. » L’auteur ajoute que le suspense fonctionne tant que le degré de compréhension du public est suffisant pour l’amener à vouloir en savoir plus. Martin Rubin appuie cette idée en généralisant la notion de la suspension à plusieurs aspects de l’expérience cinématographique du thriller :

Suspense centrally involves the idea of suspension. We are suspended between question and answer, between anticipation and resolution, between alternative answer to the question posed, and sometimes between ambivalent emotions and sympathies that are aroused by a suspenseful situation214.

Par ailleurs, cette logique du suspense n’est pas subordonnée à l’obligation d’aboutir à une résolution de l’intrigue, ce qui indique que le thriller cherche surtout à placer le public dans un état particulier plutôt que de lui faire vivre l’épiphanie de la découverte de la vérité. Cet effet recherché par la narration215, et l’intensité qui lui est corollaire, constitue un point central de la définition de ce genre cinématographique.

Enfin, s’inspirant de la définition de Derry, il importe de s’attarder à la présence, dans les thrillers, de cet « antagonisme violent et généralement meurtrier » qui, bien que désignant le pôle négatif de ce genre filmique, indique surtout la fascination pour le mal que nous retrouvons dans les films de ce corpus. Commentant le film The Lodger d’Hitchcock, Nochimson expose bien la singularité de la représentation du mal dans le film de suspense :

212 L’identification au cinéma désigne « le rapport subjectif que le spectateur pourrait entretenir avec tel ou tel personnage du film, et qui consisterait à partager, au cours de la projection, les espoirs, les désirs, les angoisses, bref les affects et les sentiments de ce personnage, de “se mettre à sa place”, d’aimer ou de souffrir avec lui, en quelque sorte par procuration. Cette expérience est peut-être le socle du succès du cinéma comme art populaire. » Jacques Aumont, Alain Bergala, Michel Marie, et al., Esthétique du film, 4e édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2016, p. 212-213.

213 Steve Neale, Genre and Hollywood, op. cit., p. 83.

214 Cité par Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 545-546.

His story provides us an opportunity to look at what separates us from the criminal, or, to be more precise, to ponder the possibility of a demonic streak in all human nature, an eerie prospect that has increasingly come to define this complex and exciting genre216.

L’auteure établit une histoire détaillée du genre cinématographique qui permet de mettre en relief la façon dont cette perversité, qui apparaît dans le thriller comme inhérente à la condition humaine, a évolué. Alors que les premiers films de suspense – Nochimson donne pour exemple le film The Most Dangerous Game d’Ernest B. Schoedsack et Irving Pichel, sorti en 1932 – opèrent déjà une sorte de nivellement des pôles positif et négatif en présentant avec un intérêt semblable la psychologie du criminel et celle du héros, un basculement de plus en plus net vers le mal et la corruption finit par s’opérer. Ainsi, le thriller effectue une démonstration dérangeante de la présence du mal au sein de la nature et de la civilisation tout en se faisant de moins en moins rassurant sur les possibilités de sursis. Le mal semble aussi agir par contagion, voire par séduction. La fluidité de la conversion du bien vers le mal se déploie comme un pouvoir devant lequel même les personnages affichant la plus grande maîtrise de leurs désirs et de leurs passions semblent s’abandonner. Cette dynamique atteint aussi le public dont la position de voyeur s’avère mise en relief encore plus ouvertement que dans les autres genres cinématographiques comme l’indique Nochimson :

Suspense thrillers offer us all the benefits of encountering the dark side of life with none of the risk, and, arguably, they are part of the cultural resources that prepare us for discovering, as does the thriller protagonist, that things are not what we thought they were217.

À travers cette position de voyeur, le public est apte à appréhender, grâce à une certaine mise à distance, l’action de ce mal représenté à l’écran. Or, si cette posture particulière de spectature qu’est le voyeurisme offre sécurité et possibilité de jouissance, elle confronte dans un même élan le public à ses propres pulsions. Animé par un désir de voir (la pulsion scopique), le spectateur et la spectatrice éprouvent aussi une certaine culpabilité, culturellement ancrée, d’avoir vu ce qui a été montré (le mal) et d’avoir tout simplement vu. Pour Christian Metz, qui a analysé l’expérience du public de cinéma à travers le prisme de la

216 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 522. 217 Ibid., p. 553.

psychanalyse dans « Le signifiant imaginaire », les pulsions du public sont sans cesse réanimées par le sentiment de manque et d’absence :

Dans la salle obscure, le voyeur se retrouve vraiment seul (ou avec d'autres voyeurs, ce qui est pire), privé de son autre moitié dans l'hermaphrodite mythique (un hermaphrodite qui ne procède pas forcément par la distribution des sexes, mais par celle des pôles, actif et passif, dans l'exercice pulsionnel). Voyeur encore, pourtant, puisqu'il y a quelque chose à voir, que l'on nomme le film, mais quelque chose dans la définition de quoi il entre beaucoup de « fuite » : non pas exactement quelque chose qui se cache, quelque chose, plutôt, qui se laisse voir mais sans se donner à voir, qui a quitté la salle avant d'y laisser, seule visible, sa trace218.

À cet effet, Nochimson fait un parallèle intéressant avec la théorie de la vision partielle élaborée par Pascal Bonitzer. Appliquant cette idée au cinéma, Bonitzer étudie les dispositifs cinématographiques qui font en sorte que le public est conscient que sa perception de l’espace filmique est contrainte par le cadrage de la caméra. Alors que la plupart des genres cinématographiques tentent d’effacer les traces de ce contrôle du cadre sur l’accès au film, Nochimson souligne que le thriller cherche, au contraire, à exacerber, chez l’auditoire, cette impression d’être assujetti aux choix de la caméra : « The thriller, however, aggressively reminds us of the partial vision of the film frame, which unnerves us […] Unsolvable ambiguity, the sense that there is something about the situation we can’t see, haunts us every time we see these films219. »

En somme, les éléments de définition du thriller évoqués mettent en évidence la fonction structurante de ce genre cinématographique pour les films de son corpus. Qu’il s’agisse de ses thèmes forts (le crime, le mal, le labyrinthe), des effets de suspense ou de suspension, de l’état anxiogène et de la position de voyeur dans lesquels on cherche à placer le public, ce genre filmique interroge de façon singulière la narration au cinéma. La propension du thriller à s’installer dans une palette variée d’univers220 et, par le fait même, à s’avérer

218 Christian Metz, « Le signifiant imaginaire », Communication, n°23, 1975, p. 45.

219 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 544-545. 220 Nochimson retrace un corpus généreux de films de suspense allant de Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) à The Bourne Identity (Doug Liman, 2002), en passant par Charade (Stanley Donen, 1963), The Usual Suspects (Bryan Singer, 1995), The Manchurian Candidate (Jonathan Demme, 2004), No Country for Old Men (Joel et Ethan Coen, 2007) ou encore Inception (Christopher Nolan, 2010). Ibid., p. 523-542.

particulièrement propice aux mélanges des genres221, montre bien qu’il constitue un moteur essentiel au récit.