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Chapitre 5. Mulholland Drive

5.3 Répétitions, identités et illusion

Une grande part de l’horreur que génèrent les films de Lynch provient du rapport problématique à la narration classique, ce qui rend l’accès au sens de ses films difficile, voire impossible ou inutile402 dans certains cas. L’horreur émerge, d’une part, d’un affront à la rationalité qui caractérise les formes filmiques proposées par le cinéaste et, d’autre part, de l’exploration de l’idée de la peur au sein des incarnations surréelles qui peuplent sa cinématographie. Dans Mulholland Drive, des parallèles peuvent être relevés entre la dimension féministe et celle de l’horreur comme le suggère Ildko Juhasz, qui observe une corrélation entre l’éclatement narratif des films du réalisateur et une prise en charge accrue des intrigues par des personnages féminins :

This makes his movies beneficial for a feminist examination because his work and the subject of that work already stand in opposition to a unitary world view, which encompasses traditional views of gendered depictions. Similarly to the way Lynch challenges traditional narrative modes, the female characters in his movies challenge the representations of women in traditional cinema. They interact with the spaces within the films, navigating them and managing them to their benefit. These spaces, which include interrelated storylines, merging realities and locales with shifting connotations, would not be available to them in more coherent movies. The fact that Lynch’s work supports varying interpretations and defies logic then, advances feminist readings of his characters403.

402 Dans Mon histoire vraie, Lynch présente, en référence à Mulholland Drive, le chapitre « Le coffret et la clé » qui tient dans cette phrase : « Je ne sais absolument pas de quoi il s’agit. » David Lynch, « Le coffret et la clé », Mon histoire vraie, op. cit., p. 110.

403 Ildko Juhasz, Transcendent Voices: Heteroglossia and the Power of Female Identity in Three Films by David Lynch, Mémoire de maîtrise, Auburn University, Auburn (Alabama), 2011, p. 49.

Dans le cinéma de Lynch, la femme fatale peut être considérée comme une figure féministe comme nous l’avons vu précédemment, mais aussi comme un vecteur de l’horreur comme il en a été question dans l’analyse de Lost Highway. Suivant les propos de Juhasz, la construction narrative et l’organisation spatiale des films du cinéaste comporteraient une dimension féministe. Dufour constate un rapport semblable entre l’articulation du récit et de l’espace et le déploiement de l’horreur :

C’est toujours comme si on progressait linéairement vers un but, vers la clé une qui ferait tenir ensemble les divers morceaux, mais sans qu’on y parvienne, de sorte que l’intelligibilité du film reste toujours à venir. C’est comme si on allait vers un sens unitaire, mais que celui-ci était toujours différé : de là le caractère profondément énigmatique de ces deux films [Lost Highway et Mulholland

Drive] et plus largement du cinéma de Lynch404.

Ainsi, il est intéressant d’observer la convergence qui peut se dessiner entre les significations propres au féminisme et celles des codes de l’horreur dans Mulholland Drive, une perspective qui semble trouver une articulation particulière dans la scène finale du film alors que de nombreux éléments prennent, une fois de plus à travers le procédé de la répétition, une ultime configuration. Cette scène finale montre la mort violente du personnage de Diane par suicide, un suicide qui laisse un cadavre que nous semblons voir pour la troisième fois : il a d’abord été découvert par Betty et Rita alors qu’un souvenir diffus de cette dernière les a mises sur la piste d’une certaine Diane Selwyn ; il est de nouveau aperçu au début de la deuxième partie du film, juste avant que Betty ne prenne sa place pour endosser l’identité de cette même Diane Selwyn ; et le cadavre de cette dernière reprend finalement sa position d’origine à la suite du suicide, à cette différence près qu’elle pointe un pistolet dans sa bouche et qu’elle revêt un lourd peignoir blanc plutôt que la nuisette noire vue précédemment. Ces trois cadavres de femme constituent un blocage de l’action : l’accumulation des corps en vient à s’annuler, ne présentant qu’une profonde violation de l’ordre. Le cadavre abandonné devient un cadavre réanimé qui aboutit à un cadavre inédit, relançant comme une sorte de jeu cette répétition infernale de la femme tuée. Bien qu’une corrélation soit établie, grâce à la clé bleue, avec l’exécution d’une vengeance meurtrière à l’endroit de Camilla, la dernière mort

de Diane s’avère plus fondamentalement l’œuvre de la peur, une peur générée par le dispositif cinématographique.

Dans Mulholland Drive, une séquence qui se distingue par son autonomie dans la diégèse définit cette abstraction lynchienne qu’est la peur. Attablés autour d’un déjeuner dans un Winkie’s405, un homme, qui semble fragile, raconte à un collègue attentif un rêve profondément troublant qu’il a fait à deux reprises. Ce rêve prend place dans ce même Winkie’s et il met en scène les deux hommes, mais soumis à une peur indicible. Le narrateur du rêve insiste sur certains détails406, notamment la qualité particulière de la lumière qui se situe entre le jour et la nuit, la position de son interlocuteur, près du guichet et la présence d’un troisième homme, ou plutôt du visage de cet homme, qui se trouve à l’arrière du restaurant et qui constitue la source de la peur. Afin de se débarrasser de ce qu’il nomme « this god-awful feeling », l’homme se rend, en compagnie de son ami, à l’arrière du restaurant. Alors que la mise en scène semble adopter un caractère prémonitoire – l’homme est troublé par la vision de son collègue au comptoir-caisse, il s’attarde aussi à une affiche à l’extérieur du restaurant qui indique que l’entrée se trouve dans la direction opposée à celle qu’ils ont empruntée –, les deux hommes progressent vers l’arrière du Winkie’s alors que la bande-son émet une subtile réverbération. Le rêveur précédant la marche, ils s’approchent d’un mur en béton qui ceint les conteneurs à déchets du restaurant. En proie à une tension

405 Ce Winkie’s – celui du boulevard Sunset, en référence probablement au film de Billy Wilder que Lynch adore – s’avère un lieu de passage important dans l’œuvre en raison des nombreuses clés de signification qui y sont dévoilées : la source de la peur, le nom de Diane Selwyn et la fameuse clé bleue.

406 Ces éléments d’ambiance relatés par le personnage exposent assez précisément la fonction que donne Lynch au cinéma : « Mais le cinéma est son propre langage. Il permet de dire beaucoup de choses grâce à lui, car il offre un moyen de scander le temps. On a les dialogues, la musique. Les effets sonores. Il y a tellement d’outils à disposition. Si bien qu’on peut exprimer des sentiments ou des pensées de manière tout à fait unique. » David Lynch, « Le cinéma », Mon histoire vraie, op. cit., p. 25.

palpable, l’homme défaille lorsqu’un visage hideux et informe surgit. L’effet de cette apparition est particulièrement violent mais, en soi, le surgissement du monstre a un caractère plutôt grotesque. Le visage apparaît comme s’il glissait sur un axe, ce qui donne à son entrée un caractère mécanique, et il reste impassible, n’affichant pas une volonté explicite d’effrayer. La peur n’émane donc pas de ce qu’il est, mais de ce qu’il peut représenter. C’est le film qui fait performer la peur face à la vision de cette créature au moyen d’une ponctuation sonore qui accentue le saisissement que suscite l’apparition de ce visage. Sur le plan cinématographique, le caractère terrifiant de cette créature comporte une certaine artificialité. Néanmoins, sur le plan ontologique, cet être s’avère bel et bien une incarnation de la peur par l’ambiguïté foncière qui le définit : désigné comme un homme par le rêveur, il prend l’allure d’un monstre dans la représentation filmique ; produit d’un cauchemar, il jouit cependant d’une existence dans le monde réel du film. C’est du moins ce que confirmera la répétition de cette scène du Winkie’s à la fin du film, alors que nous voyons maintenant Diane et le tueur à gages assis à une table du restaurant et que le rêveur, qui n’est plus effrayé, se trouve au comptoir-caisse. Le tueur brandit une clé bleue censée confirmer à Diane, lorsqu’elle la retrouvera chez elle, que le meurtre de Camilla a bel et bien été accompli. La femme demande ce que cette clé permet d’ouvrir et l’homme éclate de rire sans répliquer. Or, la caméra se charge de la réponse en amorçant un mouvement vers l’arrière du restaurant. Cette fois-ci, le seul témoin est le public et l’obscurité de la nuit domine, même si la scène dans le restaurant paraissait se dérouler en plein jour. Plutôt que d’être stoppée par l’apparition du visage, la caméra nous entraîne derrière le mur de béton où le monstre a adopté l’identité d’un itinérant. Cette identité, qui constitue déjà un tabou social, entraîne dans son sillage les notions de marginalité, de laideur et d’abrutissement, des connotations qui peuvent permettre de circonscrire certains paramètres de la peur lynchienne. Assis près d’un feu, l’homme tient entre ses mains la boîte bleue du sac de Rita – celle qui avait entraîné la métamorphose diégétique des deux femmes –, il la place dans un sac de papier puis la laisse tomber par terre. La caméra continue de cadrer en gros plan ce sac au contenu critique jusqu’à ce qu’il en sorte des personnages microscopiques au rire diabolique et qui représentent le couple de personnes âgées rencontré au début du film407. Ainsi, ce que la clé

407 Ce couple a, dès sa première apparition, un aspect terrifiant. On voit d’abord l’homme et la femme accompagner Betty à la sortie de l’aéroport, lui souhaitant avec beaucoup de sollicitude le meilleur des succès dans sa carrière hollywoodienne, puis un plan frontal nous les montre installés à l’arrière d’un taxi, affublés

Figure 53

ouvre, et donc ce qu’elle signifie, serait la peur, mais la peur viscérale que génère le péril identitaire. Les différentes incarnations que le film donne à la peur – l’itinérant pour le rêveur, les petits parasites pour Diane – en indiquent la nature mouvante : issue de la subjectivité de chacun, la peur peut prendre des formes diverses et inattendues, de la représentation la plus abjecte (pensons, notamment, au bébé du film Eraserhead) à une allure risible ou carnavalesque. Or, indépendamment de ses incarnations, la peur a une expression univoque : le cri, cet instant qui tétanise et qui bloque entièrement à la fois le récit et le personnage.

Dans Mulholland Drive, et dans l’œuvre de Lynch en général, une corrélation se dégage assez précisément entre la peur et l’identité. Dans la première partie du film, Rita est constamment dans un état de crainte, privée qu’elle est de son identité de femme fatale, alors que dans la seconde partie, Diane est défigurée par la peur au point d’apparaître comme étant totalement étrangère à la figure lumineuse qu’incarnait l’héroïne Betty au début du film. Le pivot qui marque le passage d’une diégèse à l’autre correspond à un relais entre les personnages incarnés par les deux femmes : la reconquête identitaire de l’une vide l’autre de sa maîtrise du monde. Cette alternance est marquée cinématographiquement par le passage au club Silencio, un lieu qui est lui aussi caractérisé par son autonomie au sein du récit. En effet, cet espace n’existe que pour lui-même et indépendamment de l’évolution de l’intrigue, une idée qui est même confirmée par les derniers plans du film montrant de nouveau la scène déserte du club Silencio et un personnage à la chevelure bleue qui, prenant place dans un balcon du théâtre, chuchote « Silencio » avant que l’écran ne s’assombrisse pour permettre le

d’un sourire immense et forcé. Sans un mot ni un regard, la dame empoigne la cuisse de son époux en signe de connivence. Cette courte séquence s’avère un condensé de cette étrangeté typiquement lynchienne qui juxtapose l’intouchable (ces gentils vieillards), le grotesque (ces sourires monstrueux) et le sinistre (cette camaraderie inappropriée).

défilement du générique. Par la configuration particulière d’une salle de spectacle, ce lieu de passage comporte aussi une portée réflexive qui permet d’explorer la question de la représentation dans le film. Le club Silencio pointe une vérité fondamentale du cinéma lynchien et que Chion remarque bien, à savoir que « la seule constante du cinéma de Lynch, son postulat, est l’existence de plus d’un monde408. » Cette logique des mondes s’inscrit d’une façon intéressante – et dans une logique surréaliste qui sied bien à l’univers lynchien – dans la réflexion menée par André Breton dans Les vases communicants, un essai dans lequel il défend l’incidence réciproque du rêve sur la vie consciente et prône une considération plus adéquate du monde du rêve dans le discours scientifique, philosophique et artistique :

C’est des poètes, malgré tout, dans la suite des siècles, qu’il est possible de recevoir et permis d’attendre les impulsions susceptibles de replacer l’homme au cœur de l’univers, de l’abstraire une seconde de son aventure dissolvante, de lui rappeler qu’il est pour toute douleur et toute joie extérieures à lui un lieu indéfiniment perfectible de résolution et d’écho. Le poète à venir surmontera l’idée déprimante du divorce irréparable de l’action et du rêve. Il tendra le fruit magnifique de l’arbre aux racines enchevêtrées et saura persuader ceux qui le goûtent qu’il n’a rien d’amer409.

Ainsi, s’inscrivant pleinement dans cette posture d’ouverture face à l’intangible, mais dépassant la seule dimension du rêve pour accueillir tous les mondes possibles, Lynch fait du club Silencio un espace où convergent une célébration de la création et une négation d’un réel imposé, une clé de signification probante de la cinématographique lynchienne comme le porte à croire ce commentaire du cinéaste : « Pour moi, c’est magnifique de penser à ces images et à ces sons qui défilent ensemble dans le temps, pour accomplir ce qui ne peut être accompli que par le cinéma. Il n’y a pas que les mots et la musique – c’est toute une gamme d’éléments qui s’allient pour créer quelque chose qui n’existait pas auparavant410. » Le club Silencio s’inscrit précisément dans ce potentiel du cinéma dont Lynch use pour faire vivre au public le vertige du passage du néant à une diversité inédite (l’œuvre). Cette grande liberté411 du réalisateur constitue probablement et paradoxalement la source première de

408 Michel Chion, David Lynch, op. cit., p. 196.

409 André Breton, Les vases communicants, Paris, Gallimard, 1955, p. 197-198. 410 David Lynch, « Le cinéma », Mon histoire vraie, op. cit., p. 25.

411 La sortie, en 2017, de Twin Peaks: The Return montre de façon remarquable à quel point la liberté est une quête en même temps qu’une condition obligée pour l’activité créatrice chez Lynch : « les 18 heures de Twin

l’horreur dans son cinéma. La séquence pivot du film, qui prend place dans ce lieu, montre avec densité et virtuosité la démarche du cinéaste. « Silencio » émane précisément du néant alors que Rita, comme pétrifiée, rompt le silence de la nuit en prononçant ce mot. « Silencio » s’avère moins un souvenir de la femme – ce qu’on guette au sein de chacune de ses paroles – qu’un ordre émanant du dispositif cinématographique. C’est donc le film qui entraîne les femmes dans ce lieu de passage qu’est le club Silencio. Un effet de trappe similaire à ce qui a été analysé dans Lost Highway se manifeste à leur approche du théâtre alors qu’une caméra en plan d’ensemble à la hauteur du sol observe l’arrivée du taxi qui les a conduites. Alors qu’elles franchissent la porte sous laquelle un enseigne au néon annonce Silencio, la caméra amorce une sorte de ruade vers les protagonistes, qui disparaissent in extremis à l’intérieur du bâtiment. Lorsqu’elles s’introduisent dans la salle de spectacle, le maître de cérémonie amorce la prestation par la phrase « No hay banda » que Rita a aussi prononcée à son réveil un peu plus tôt. Une sorte de démonstration s’ensuivra, exposant le caractère construit et factice du spectacle (« No hay banda ! It’s all a tape. ») et métaphorisant, par le fait même, le geste cinématographique. Or, bien que les rouages de l’illusion soient exposés de façon flagrante, les spectatrices réagissent viscéralement à ce qui leur est montré. Betty est prise d’un violent tremblement lorsque le maître de cérémonie déclenche le vacarme d’un tonnerre accompagné d’une lumière bleue412. Par la suite, le maître de cérémonie disparaît dans une fumée opaque et bleutée, laissant une scène vide qui reprend, grâce à l’éclairage diffus, aux rideaux rouges et au micro sur pied érigé au centre de l’espace, l’iconographie des prestations de la Blue Lady dans Blue Velvet. Un homme vêtu de rouge s’avance et annonce le prochain numéro du spectacle. Les rideaux se séparent et la chanteuse Rebekah Del Rio s’avance au micro pour se livrer à une performance a cappella de la pièce « Llorando », version espagnole du « Crying » de Roy Orbison. La prestation de Del Rio est profondément émouvante au point où l’acte de pleurer qu’elle chante adopte une dimension performative chez Rita et Betty qui sont prises d’un sanglot. À un point culminant de la performance de la chanteuse, celle-ci s’évanouit sur la scène alors que sa voix continue

Peaks: The Return (conçues, selon l’auteur, comme 18 parties d’un film et non 18 épisodes) ont manifestement bénéficié d’une liberté créatrice absolue […] Et si les premiers Twin Peaks constituaient un objet tout à fait singulier pour la télévision de l’époque, la nouvelle série dépasse certainement l’originale en termes de radicalité et d’expérimentation.) Charlotte Selb, « Twin Peaks: The Return : L’éternel retour », art. cit., p. 36. 412 Cette mise en scène impressionnante, qui est qualifiée d’illusion par l’homme sur la scène, se répètera dans la scène finale qui mènera au suicide de Diane.

de se faire entendre dans toute sa puissance au sein du théâtre et que deux hommes s’avancent pour enlever le corps inerte de la femme. Bien qu’une sorte de pédagogie de l’illusion ait été fournie avant la prestation de la chanteuse, l’effet que suscite le leurre est saisissant. La mise en scène, au moyen de gros plans sur le visage de la chanteuse et sur la réaction émotive des deux femmes, cherche précisément à souligner l’authenticité de la performance de Del Rio. Cette quête d’authenticité a toutefois quelque chose de suspect avant même que la chanteuse n’entame son numéro, puisque le film renverse le principe de la figure actorielle en présentant non pas un personnage, mais une personne sociale : la chanteuse Rebekah Del Rio. Le film expose avec violence la force d’anéantissement qui réside dans l’illusion cinématographique : la chanteuse perd sa voix et son corps est vidé de sa vie alors que les spectatrices ont versé des larmes vaines, elles ont vécu une émotion fausse, voire humiliante. Cette scène au club Silencio renferme bien la source de l’horreur du film, qui consiste en son pouvoir mystificateur. Ce lieu particulier ouvre ainsi la voie à une pluralité de mondes, d’espaces ou de vies. Toutes ces possibilités s’avèrent soumises aux paramètres du vrai et du faux, du leurre et de l’authentique, générant un véritable piège comme le remarque aussi