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Chapitre 3. Blue Velvet

3.3 Horreur et liberté

Blue Velvet s’ouvre sur une séquence qui a été longuement analysée par la critique. Le ciel

bleu, la clôture blanche sur laquelle se détachent des fleurs aux couleurs trop vives, les pompiers qui saluent en direction de la caméra, puis cet accident étrange d’un homme qu’on

313 Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif. Seconde partie », art. cit. Figure 10 Figure 11

découvrira être le père du personnage principal, installent un malaise sur lequel se joue l’ensemble du film. La facture visuelle très léchée des premières images ne prépare en rien au mystérieux engrenage qui précède la chute de l’homme, aux prises de ce qui s’apparente à un malaise cardiaque. Alors que la bande-son nous livre la pièce « Blue Velvet » interprétée par Bobby Vinton, le design sonore est marqué par un bourdonnement qui attire notre attention sur le mécanisme du boyau d’arrosage. À travers le blocage que provoque le nœud du boyau autour d’une branche, ce qui gêne momentanément son utilisateur, nous constatons que la source de l’horreur, dans le cinéma de Lynch, se trouve dans la périphérie, mais surtout dans les profondeurs de l’environnement du personnage. En effet, une fois le personnage au sol, la caméra parcourt tranquillement la scène pour dévoiler le carnaval qui s’est organisé autour de la victime du malaise : un chien s’amuse avec le jet d’eau que maintient encore l’homme terrassé alors qu’un bambin s’approche innocemment de la scène. Or, la caméra les quitte aussitôt pour s’enfoncer dans le sol où des insectes grouillent. Ici aussi, l’ambiance sonore est stylisée afin d’accentuer le dégoût que suscitent la vue des scarabées et souligner le chevauchement de deux mondes aux intentions divergentes. Cette scène incarne de façon exemplaire la définition de l’horreur formulée par Dufour qui consiste en une « incapacité de comprendre, de saisir le sens […] et donc de rationaliser ce qui nous est donné à voir314 » puisque les images qui atteignent le public proviennent de deux mondes, voire de deux registres. Les obstacles sont nombreux dans cette séquence : les fleurs en plastique s’opposent aux insectes grouillants et vigoureux qui se terrent dans le sol, la pièce candide de Bobby Vinton s’oppose aux sonorités sinistres qui accompagnent certains mouvements de caméra, le drame de l’accident du père de Jeffrey s’oppose au comique presque slapstick qui s’articule avec l’arrivée du chien et du bambin. Cette série de discordances annonce l’impossibilité d’une communication entre les mondes qui se côtoient dans le film. Cet aspect est circonscrit de façon intéressante par Dufour :

D’un côté, le cinéma de Lynch cultive cette ambiguïté du plan qui se donne à déchiffrer et dans lequel les paroles et les gestes peuvent s’inscrire dans des mondes possibles incompatibles. Mais, de l’autre côté, le cinéma de Lynch témoigne d’une autre grande tendance qui relève, inversement, de la plus grande simplicité et immédiateté où l’ambiguïté n’est pas de mise315.

314 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 66. 315 Éric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, op. cit., p. 57.

Le film déploie un malaise qui repose sur le décalage que créent les images en s’affichant d’une façon pleine et autonome, et ce, malgré le récit qu’elles doivent servir. Cette idée correspond bien à la conception du cinéma lynchéen que propose Dufour. S’appuyant sur la pensée de Bergson, l’auteur le décrit comme « le surgissement non pas de l’irrationalité mais d’une autre rationalité qu’il [faut] savoir déchiffrer316 ». Cette proximité avec l’absurde, voire avec le comique ou le grotesque, n’est pas contradictoire avec le déploiement de l’horreur dans les films du cinéaste. Prince le souligne : « Laughter has always been part of the audience response to horror movies. Like comedies, horror films aim to produce a physical reaction in their viewers317. » Ainsi, l’horreur chez Lynch repose sur cette possibilité qu’offre le cinéma d’ouvrir des mondes et de les réunir dans un même espace, celui du film. Ce faisant, le cinéaste crée des rencontres qui s’inscrivent dans une « logique de l’imagination318 » que le public n’est pas à même d’unifier ou de pénétrer complètement.

Considérant le fonctionnement de cette logique dans Blue Velvet, Dufour analyse la configuration particulière des mondes au sein du film :

[…] chaque monde est l’envers de l’autre et à ce titre son complément, de sorte que dans Blue Velvet, il s’agit de traverser l’apparence pour parvenir à la réalité, de découvrir derrière le phénomène la chose en soi qu’il cache, il faut entendre d’une manière fonctionnelle et non ontologique cette réalité ou cet autre monde : si, en ce sens, il n’y a pas proprement de « chose en soi », c’est parce que « rien ne peut éternellement demeurer caché ». C’est pourquoi l’autre monde, dès lors, n’est pas littéralement un autre monde, mais une virtualité renfermée par notre monde que le hasard des circonstances amène à l’actualisation319.

Cette interaction des différents mondes complexifie le rapport entre la norme et le monstre, qui se trouve à la base des significations mobilisées par le cinéma d’horreur. Pour Lim, la scène d’ouverture offrirait cette clé d’interprétation : « Here, distilled down to a couple of

316 Éric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, op. cit., p. 52-53.

317 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 380. 318 Dufour emprunte, ici aussi, un concept à Bergson : « Voilà ce que Bergson nomme “l’absurdité comique”, dans laquelle l’irrationalité la plus folle prend l’apparence du raisonnement le plus rigoureux, comme lorsqu’on rêve. Mieux, c’est comme si on glissait insensiblement dans une logique du rêve, “mais d’un rêve qui ne serait pas abandonné au caprice de la fantaisie individuelle, étant le rêve rêvé par la société entière”. C’est ce qu’il nomme la “logique de l’imagination”, qui ici s’oppose à la logique de la raison en “soulevant la croûte de jugements bien tassés et d’idées solidement assises”. » Éric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, op. cit., p. 53-54.

minutes, is the story that Blue Velvet will tell: one about order and its destruction320. » Cette observation est quelque peu simpliste, mais elle porte à réfléchir sur la façon dont les antagonismes opèrent au sein de cette logique de l’imagination. Roy déploie davantage la portée sémantique de ces valeurs mises en opposition :

Cette étrangeté se trouve dans le banal ; et rien n’est plus banal que Lumberton, son ciel bleu, ses gazons qu’on arrose et ses arbres où chantent les oiseaux. Mais dans le normal se logent l’accident, l’angoisse, la terreur ; dans le paradis se révèle l’enfer ; dans l’humain se cache un monstre321.

Or, il nous a été possible de constater que la « normalité » du film de Lynch s’avère un artifice (la mise en scène publicitaire de la ville de Lumberton au début du film, le rouge-gorge mécanique à la toute fin). Incidemment, la menace à cet ordre, sa force destructrice, devrait donc se présenter comme une incarnation du vrai.

Le personnage de Frank correspond à la figure monstrueuse du film. Il s’agit d’un vilain qui fait, tout comme Jeffrey, le pont entre le mal issu du « réel », ou plutôt celui du thriller (il est à la tête d’une organisation criminelle qui travaille de concert avec un policier corrompu) et le mal de l’autre monde (il est un être violent et obsédé qui terrorise Dorothy). Une fois de plus, la scène de la garde-robe est révélatrice des procédés de l’horreur mobilisés par le film. Frank incarne la peur dès le coup de téléphone qu’il passe à Dorothy, qui provoque chez elle une terreur insoutenable. Cette terreur contamine étrangement Dorothy qui adopte alors les traits iconographiques du slasher lorsqu’elle constate la présence de Jeffrey dans la penderie. Brandissant une lame impressionnante, Dorothy cherche à soumettre et violenter Jeffrey de sorte que c’est elle qui introduit la thématique de la sexualité qui côtoiera l’expression de l’horreur tout au long du film322. Or, lorsque Frank apparaît enfin à l’écran, on constate qu’il est la source de ce mal. Ses comportements agressifs et imprévisibles suscitent un profond

320 Dennis Lim, David Lynch: The Man from Another Place, op. cit., p. 18. 321 André Roy, « Blue Velvet (1986) : Le mal est là », art. cit., p. 24.

322 Pour Prince, la sexualité alimente l’une des dimensions importantes de l’horreur : « Imagery redolent of sexuality figures strongly in horror film because it is one of the primal forces in life, and throughout history it has aroused cultural anxieties and phobias. » Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 394.

malaise chez le public qui assistent à une scène de régression particulière troublante. Frank passe du mâle furieux qui exige son bourbon à l’enfant qui pleure dans les jupes de sa mère pour finalement atteindre le coït qui libérera Dorothy de son emprise. Au milieu de ce processus, Frank emploie un masque qui lui permet d’inhaler un gaz qui donne encore plus

d’intensité à la démence qui semble l’habiter. Le masque n’est pas anodin ici. En effet, Dufour analyse le masque comme une figure importante de l’horreur représentant la signification profonde de l’altérité, cette « béance entre ce qui apparaît et ce qui est323 » :

Si l’altérité – au sens fort du terme : l’autre absolu – est une figure de l’horreur, c’est parce qu’elle est incompréhensible. Et si la figuration exemplaire d’une telle altérité se trouve dans le masque, c’est parce que celui-ci se donne comme un visage d’emprunt qui dissimule l’identité véritable : le masque exhibe un visage, mais qui se donne immédiatement comme un faux visage, comme un visage artificiel dissimulant les traits véritables324.

Dans le cas de Frank, le masque effectue une simple transition sur le visage du personnage. Il y est posé de façon momentanée, mais exerce une action plus diffuse et insidieuse grâce au gaz libéré. Ce motif semble toutefois fonctionner de façon inverse. Lorsque Frank enfile le dispositif, c’est le faux visage qui est dissimulé et la vérité sur l’identité du personnage surgit : il est une matérialisation de la perversion. Enfin, le rituel terrible que pratique Frank sur Dorothy renferme quelque chose de grotesque qui octroie un caractère encore plus inquiétant à la scène. Analysant l’humour lynchéen, Dufour met de l’avant cette idée qui peut aussi bien s’appliquer, selon nous, au pendant horrifique de l’œuvre du cinéaste :

Ce qui produit l’effet, ce n’est pas tant qu’un individu se comporte, dans un milieu excessivement normal et ordinaire, d’une manière littéralement

323 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 127. (L’italique est le fait de l’auteur.) 324 Ibid., p. 132.

extraordinaire, mais que cela ne choque personne – en langage bergsonien, on dira : faire passer de l’artificiel au naturel325.

Dans la scène de la garde-robe, l’horreur est accentuée par le décalage entre l’aspect révoltant de la scène et la résignation des personnages qui non seulement acceptent tacitement l’exécution de ce mal, mais y participent en lui attribuant une certaine banalité (Dorothy jouit, Jeffrey regarde). C’est toutefois la dernière réplique de Frank, avant sa sortie de la scène, qui donne au film toute sa dimension horrifique alors qu’il quitte Dorothy en lui intimant : « You stay alive. » Par cet ordre, nous comprenons que la captivité du personnage de Dorothy consiste en une impasse absolue, une double contrainte qui sous-tend le maintien de son existence et l’accomplissement de ces pulsions terrifiantes.

Le caractère grotesque de Frank est souligné à plus d’une reprise dans le film. Il émane du fait que le public et les personnages qui l’entourent assistent à d’étranges moments de vulnérabilité de sa part. On le voit ému et envoûté par la voix de Dorothy qui chante « Blue Velvet » au Slow Club ou par celle de Roy Orbison qui permet à son acolyte Ben d’offrir une sorte de prestation synchronisée de la pièce « In Dreams ». Un peu plus tard, dans la « Joy Ride » qui suivra la scène dans l’appartement de Ben, Frank semble rejouer inconsciemment la scène de la garde-robe. Après que Jeffrey et Dorothy aient été surpris ensemble un peu plus tôt dans le film par Frank, ils sont entraînés par la garde rapprochée du monstre dans une voiture conduite à une folle allure par ce dernier. Frank aperçoit dans le rétroviseur le regard de Jeffrey qui l’observe et il l’interpelle violemment (« What are you lookin’ at ? »). Puis, devant le regard de tous les individus entassés dans la voiture, et particulièrement celui de Jeffrey, Frank use de son masque et dévoile la poitrine de Dorothy pour s’adonner à une autre scène régressive. Ici, le regard héroïque et désirant de Jeffrey se retourne contre lui, exposant, à travers l’humiliation que subit Dorothy, l’horrible perversité du personnage. Or, cette scène met aussi en évidence l’enjeu du regard chez Frank. Alors que Jeffrey cherche à voir de façon insidieuse – il épie, il s’adonne à la filature, il se cache –, Frank gère le fait de voir de façon autoritaire. Il regarde impunément, il exige de ne pas être vu, comme il le crie à Dorothy quand il se drogue et procède au viol rituel qui caractérise leur relation; ou, au

contraire, il ordonne à l’autre de voir, comme dans cette scène de l’automobile, ou encore dans les spectacles qu’il impose, celui, par exemple, de la Blue Lady, ou encore la curieuse mise en scène de son associé sur « In Dreams ». Dans tous ces cas, Frank fait preuve d’une sensibilité exacerbée ou alors d’une complète inhibition qui rendent encore plus terribles ces

accès de violence. Cet aspect bipolaire du personnage nous renseigne sur la nature du monstre qu’il incarne. En effet, il s’avère que l’aspect le plus problématique de Frank consiste en son humanité, une humanité qui est manifestée sans aucune retenue. Il jouit, il pleure, il rage, et c’est cette liberté absolue, cette pure expression de la vérité de son être qui met en péril le vernis du monde qui l’entoure.