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Chapitre 4. Lost Highway

4.1 Une caméra de Möbius

La comparaison de Lost Highway à un ruban de Möbius est une idée qui s’est imposée comme le moyen le plus efficace de rendre compte de la structure de l’œuvre :

En comparaison, Lost Highway avait été un film en ruban de Möbius – un récit linéaire transformé en boucle, mais tordu avant que les deux extrémités ne se touchent. Résultat, le spectateur est retourné d’un côté à l’autre – ou d’un état d’esprit à l’autre –, tout en voyageant le long du film, manquant souvent le moment où l’histoire commence vraiment et où elle finit. C’était une œuvre à la fois à deux et à trois dimensions, expérimentation ingénieuse qui ne portait pas

sur l’effondrement psychique de Fred Madison mais qui en est la manifestation

même336.

Ce concept topologique nous permet d’analyser le film comme un seul récit déployé sous la forme d’un continuum qui montre, en alternance, des personnages à la fois semblables et différents. Ces personnages, issus d’une face ou de l’autre du ruban, se croisent ou se superposent parfois, mais ils sont successivement confrontés à la situation du film dont ils doivent prendre le relais. Ce mouvement de circulation entre les visages et les figures installe de façon manifeste le rythme du thriller en instaurant la prison idéale pour observer des personnages soumis aux ténèbres et à la confusion. Or, cette impression labyrinthique, qui est une dimension surtout formelle ou thématique dans le thriller, atteint une dimension esthétique, voire sculpturale dans Lost Highway, à travers les mouvements particuliers effectués par la caméra et la dimension sonore qui les accompagne. Deux régimes cinématographiques semblent se côtoyer dans le film. Le premier pourrait être considéré comme classique, transparent et vraisemblable : il montre des personnages soumis à une intrigue. Le second constitue une sorte de commentaire du premier : la caméra et le son, par un découpage en parallèle du temps et de l’espace, retournent les images pour en montrer un point de vue différent, révélant l’illusion qu’elles nous servent, suggérant le doute sur la réalité dont elles tentent de convaincre le public.

La caméra incarne une présence qui est perceptible dès l’image qui suit le générique d’ouverture du film. L’écran noir, accompagné d’un son grave et sourd, assez distinctif de

l’univers sonore lynchien, est soudainement éclairé par la lueur rougeoyante émanant d’une cigarette que fume Fred. Les contours de son visage apparaissent dans un gros plan le temps de son inhalation, mais on constate par la suite que la caméra effectue un rapprochement inhabituel, cadrant, dans un très gros plan, l’oreille et la joue du personnage plongé de nouveau dans le noir. La succession de ces deux plans semblent signaler une intentionet cela est confirmé par le plan suivant montrant Fred dans un cadrage qui vient contredire les deux images précédentes. Le personnage apparaît maintenant de face, son visage est en gros plan, alors que la caméra a changé d’orientation. Elle expose l’autre côté de son visage, comme s’il s’agissait de l’un et l’autre côté du ruban de Möbius, ce qui crée une sorte de faux raccord que l’on remarque lorsque le système automatisé des rideaux de la maison s’actionne, laissant

passer la lumière naturelle. En l’espace de quelques secondes, le film a montré un personnage qui est passé du mystère le plus total – un homme fumant dans le noir et assailli par une caméra envahissante – à une vulnérabilité déconcertante – un homme fumant dans le noir, seul, possiblement insomniaque et profondément malheureux. Cette amorce du film est opacifiée par la sonnerie de l’interphone d’où surgit une voix masculine prononçant les mots « Dick Laurent is dead. » Ainsi, cette première scène installe bien l’aspect énigmatique de la structure narrative du film et celle-ci se voit particulièrement bien appuyée par la double attitude de la caméra qui, en montrant une sorte d’indépendance par rapport à la narration filmique première (l’intrigue criminelle), renforce le motif du labyrinthe en lui octroyant une portée réflexive. En se montrant apparent par moments, le dispositif cinématographique suggère d’autres possibilités que ce que le film donne à voir. La scène d’ouverture introduit aussi l’importance que prend l’espace de la maison dans le film. La vastitude de la demeure est exposée alors que Fred passe d’une fenêtre à l’autre pour tenter d’apercevoir la personne qui vient de se présenter à son interphone, mais l’aspect massif et hermétique de la maison apparaît de façon saisissante lors de la dernière image de cette scène qui montre, en plan

d’ensemble, la façade du domicile de Fred. Ce plan comporte un aspect incongru puisque la caméra, qui se conformait, l’instant d’avant, au point de vue du personnage, se trouve maintenant à la hauteur de la rue et montre la maison en contre-plongée, donnant furtivement l’impression d’observer Fred qui se trouve à l’intérieur. De nouveau, la caméra montre son autonomie, venant ébranler, par touches, la réalité du film, surprenant le public par le surgissement d’un point de vue divergent qui opère un glissement subtil et graduel de la forme du thriller à celle de l’horreur.

En nous attardant ainsi sur l’ouverture du film, nous souhaitons pointer le fait que cette dynamique des genres cinématographiques est inscrite dès les premières secondes du récit par les mouvements de la caméra. Ainsi, le surgissement de la figure spectrale qu’incarne Mystery Man n’est pas ce qui fait basculer le récit dans une dimension fantastique ou surréelle. Cette dimension est présente dès le départ et elle est l’œuvre non pas de ce que la caméra montre, mais de la façon dont elle choisit de le montrer. D’ailleurs, la scène où Fred donne un spectacle dans un bar alors que sa femme Renée reste à la maison expose d’une façon assez évidente le malaise créé par les points de vue du film, alternant entre la perception de Fred et une perspective plus omnisciente, qui épie le protagoniste. Après la prestation fiévreuse de Fred au saxophone, marquée notamment par une hallucination de Renée qui se dérobe malignement de son regard en compagnie d’un homme alors inconnu du public, le personnage fait un appel chez lui pour s’assurer de la présence de sa femme. Le retentissement de la sonnerie est marqué par un changement de plan qui passe du visage anxieux de Fred à un endroit de sa maison où se trouve un appareil téléphonique. À trois reprises, nous voyons une caméra qui semble circuler dans la maison jusqu’à s’arrêter sur un téléphone que personne ne décroche. Au rythme de la sonnerie, nous nous retrouvons successivement dans le salon, dans la chambre qu’utilise Fred comme local de musique, puis

dans la chambre principale, où la caméra contourne le lit sans permettre au public de constater si Renée s’y trouve. Alors que ces plans pourraient servir de justification à l’anxiété de Fred, suspectant visiblement sa femme de lui être infidèle, ils ont plutôt pour effet de mettre en évidence le caractère organique de la maison. De ce lieu émane une présence qui semble avoir autorité sur le déroulement de l’action, montrant ainsi l’intention du film337 de manipuler l’esprit de Fred, afin de le pousser vers l’obsession et d’observer ce qu’il en résultera. Cette volonté est révélée assez précisément lorsque Fred rentre chez lui après son coup de fil infructueux. Il pénètre dans sa maison, plongée dans un silence caverneux, et au détour d’un corridor au bout duquel on aperçoit un rideau rouge – une signature toute lynchienne –, Fred découvre Renée profondément endormie. Elle est ravissante, docile et immobile, mais Fred souffre de cette vision plus qu’il en est soulagé. Le récit de Lost

Highway se présente véritablement comme une trappe pour Fred : il y est guetté avec une

attente patiente jusqu’au moment où il franchira le seuil qui permet au film de l’absorber complètement.

L’autonomie dont jouit la caméra fait du visionnement une expérience cinématographique singulière. Cet aspect est exploré sur le plan narratif à travers une mise en abyme du pouvoir que recèle le dispositif cinématographique, pouvoir qui repose sur le fait de voir, sur l’intrusion que représente le regard. En effet, c’est une caméra, ou plutôt son produit, un enregistrement vidéo, qui constitue le point de départ de l’intrigue policière qui s’amorce dans la première partie du film. Renée découvre, à deux reprises, une vidéocassette déposée au seuil de la porte de la maison. La première fois, la vidéo montre la façade de la maison au moyen d’un lent travelling qui crée un effet de flottement. Le cadre se resserre ensuite sur la porte de la maison qui est zoomée jusqu’à ce que l’image se brouille. La deuxième montre apparemment la même chose, sauf qu’elle se prolonge et montre cette fois l’intérieur de la maison. La caméra survole en plongée les pièces suivant le point de vue d’une caméra de

337 Suivant cette proposition de Thain, nous voyons, dans le cinéma de Lynch, une autonomie de la mise en scène du film qui lui octroie une part active à même la diégèse : « Lynch’s Hollywood trilogy films are canocical examples for him of this tendency (in Truffaut’s sense, rather than genre) characterized by moments when “a specific scene draw attention to the fact that there might exist another level of reflexivity, less in the sense of the mirror or a mise-en-abyme construction and more as a pure brain activity, as a ‘virtuality’ in Deleuze’s sense.” These films are “ghostly or spiritual” in the felt that “cinema itself has a mind ‘outside’ or in excess of (the narration or the characters, the auteur or the spectator) that eludes fixed positionality.” » Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 124. (L’italique est le fait de l’auteure.)

surveillance qui se déplace cependant de façon insidieuse. La caméra se meut ainsi jusqu’à la chambre de Fred et Renée et les montre endormis. D’un point de vue narratif, cette vidéo est la preuve d’une intrusion, ce qui amène les personnages à contacter la police ; sur le plan formel, cette vidéo témoigne surtout du péril qui menace le couple, une idée que Lim envisage lorsqu’il réfléchit à l’emploi de la vidéo dans Lost Highway ou à celui du format DV dans Inland Empire :

The murkier the image, the more room to dream. It’s no wonder this master of the enigmatic would prize video for its literal lack of information. […] Video, as Lynch uses it here, is the language of the unconscious. Even in Lost Highway it was clear that, to Lynch, video communicates a different kind of truth: The tapes that show up on Fred and Renee’s doorstep are not mere stalker artifacts; they signal the return of the repressed338.

Sans emprunter nécessairement la voie de la lecture psychanalytique comme le fait Lim, force est de constater que la juxtaposition des formats film et vidéo dans ces séquences produit un malaise plus grand que les enregistrements eux-mêmes. La première fois, Renée sursaute lorsque Fred fait son apparition derrière elle ; il est agressif quand il la questionne sur la nature de la vidéocassette alors qu’elle-même arbore un air coupable. La deuxième fois, Renée dépose l’enveloppe qui contient la vidéocassette et quitte le cadre alors que Fred y fait son entrée. Elle répond aux questions de Fred à distance, avec un décalage qui prive leurs rapports de toute fluidité. Chaque fois, le couple s’installe aux deux extrémités du divan

pour prendre connaissance de la vidéo, ce qui ne fait qu’appuyer le sentiment d’étrangeté qui caractérise leur relation et qui se répercute dans tous les échanges, voire tous les contacts qu’ils entretiennent l’un et l’autre. Ainsi, alors que la découverte des vidéos insiste sur le motif de la répétition, ces événements viennent surtout illustrer l’écartèlement du couple qui

338 Dennis Lim, The Man from Another Place, op. cit., p. 173-174. Figure 20 Figure 21

culminera lors de la découverte du troisième enregistrement que Fred récupère sur le pas de sa porte et qu’il visionne seul. Le personnage revoit la façade de la maison, puis l’intrusion de la caméra à l’intérieur de celle-ci au moyen du même plan en plongée, mais l’ultime prolongement de la vidéo le représente, complètement enragé, au-dessus du corps mutilé de Renée. Fred devient donc le témoin du dénouement sordide qui planait sur sa relation avec Renée, et se révèle du même coup l’assassin de sa femme. Le choc que vit le personnage au moment de la découverte de ces images met en évidence le piège qui s’est refermé sur lui. La scène précédant la découverte de cette troisième vidéocassette a exposé l’architecture dédaléenne de la maison en orchestrant un jeu étrange d’errances et de fuites des deux amants au sein de ces lieux censés leur être familiers. Cette scène prend place au retour d’une réception donnée chez Andy, l’homme entrevu au début du film lors de l’hallucination de Fred pendant sa performance au bar. Lors de cette fête, Fred a fait la rencontre de Mystery Man, un ami de Dick Laurent, aux dires d’Andy, que Fred questionne après sa discussion étrange avec l’homme. Mystery Man se présente à Fred d’une façon qui s’avèrera rituelle dans le film :

MYSTERY MAN We’ve met before, haven’t we?

FRED

I don’t think so. Where was it you think we met? MYSTERY MAN

At your house. Don’t you remember ?

Troublé par les révélations de Mystery Man, qui a prouvé au personnage sa présence simultanée à son domicile par la voie d’un appel téléphonique, Fred choisit de rentrer rapidement avec Renée afin d’inspecter la maison. En pénétrant chez lui, une ambiance sonore composée d’un bourdonnement creux, d’une sorte de souffle intermittent et de sons filés et métalliques semblent confirmer la présence que redoutait Fred même si personne ne s’y trouve. La caméra, qui semble d’abord épouser le regard de Fred qui inspecte les lieux, s’en échappe soudainement pour se rendre dans la chambre où elle montre le téléphone d’où surgit une sonnerie précédemment entendue. La caméra parcourt ensuite le chemin inverse au moyen d’un travelling rapide jusqu’à se retrouver face à face avec Fred, qui est pétrifié,

assommé par la charge qui provient de l’objectif. Il ressort néanmoins de la maison en assurant à Renée que personne ne s’y trouve. De retour à l’intérieur, les deux personnages empruntent des chemins inverses. Renée se poste devant le miroir de la salle de bain baignée d’une forte lumière alors que Fred est attiré dans un couloir sombre, comme une ramification nouvelle de sa maison, qui l’amène aussi devant un miroir. Le miroir de Renée expose son reflet ; elle ne s’y regarde pas vraiment, elle est dédoublée, son reflet est distribué dans

l’espace. Or, le miroir de Fred semble plutôt renvoyer à une unité. Le reflet est dominant, il occupe presque tout l’espace et se montre attentif à la portion du visage de Fred qui entre dans l’écran. L’effet de cette confrontation entre l’homme et son reflet, ou entre le même et le semblable, apparaît dans le dernier plan de cette scène alors que le personnage ressort de l’ombre, mais sans le trouble qui l’habite depuis le début du film : il s’avance empli d’une résolution qui contraste avec son égarement précédent. Cette fois-ci, la caméra le laisse passer, elle n’entrave plus sa course.

Les détectives qui sont mandatés par Renée lors de la réception de la deuxième vidéocassette servent surtout à prendre acte des éléments de l’intrigue du film. Ils agissent comme des ponctuations dans le film et leurs interventions ont pour fonction d’entretenir un fil imaginaire entre une quête rationnelle (le domaine du thriller) et une expression fantasmatique (le monde de l’horreur). Les policiers subissent eux aussi le passage d’une configuration du film à l’autre. Deux détectives accompagnent Fred et Renée, alors que deux autres prennent le relais auprès de Pete et Alice. Dans Lost Highway, les forces de l’ordre ont une fonction davantage iconographique que narrative. Elles symbolisent un désir de logique alors que leur mise en scène entraîne plutôt un sabotage ironique de leur rôle. En effet, les détectives relèvent plutôt du comique et leur enquête s’apparente à une série de sketchs qui constituent des blocages narratifs d’autant plus grands que leurs actions se limitent à observer

et à commenter superficiellement ce qu’ils voient. Ils ne s’inscrivent pas dans l’archétype du détective rationnel duquel le spectateur attend la reconstitution des événements et la découverte de la vérité. Bien que ce caractère caduc des personnages de policiers semble indiquer la volonté de bousiller, par le pastiche d’une figure archétypale, l’effet du thriller dans le film, cela s’apparente aussi à une diversion qui détourne des autres structures du genre cinématographique présentes dans le film. En revenant à l’ouvrage de Derry, il est intéressant de confronter le canevas élaboré par l’auteur au film du cinéaste, notamment en ce qui a trait au sous-genre du « thriller of acquired identity » :

The thriller of acquired identity is composed of those films which are organized around a protagonist’s acquisition of an unaccustomed identity, his or her behavior in coming to terms with the metaphysical and physical consequences of the identity, and the relationship of this acquisition to a murderous plot. The protagonist is often a villain wanting a better life, many times a murderer; and the new identity is that of someone who is dead or nonexistent. […] Thus, these films, which are constructed along explicitly ironic lines, consistently raise questions as to what in our lives is meaningful and what in our personalities has value339.

Se basant sur un corpus plus que modeste composé de huit films, incluant notamment The

Passenger de Michelangelo Antonioni, Derry détermine un cadre pour le « thriller of

acquired identity » dont la portée descriptive est surprenante. Les idées avancées par l’auteur permettent un exercice intéressant : considérer Lost Highway, souvent perçu comme un objet trop étrange340, à l’aune d’une certaine tradition cinématographique. Les éléments relevés par Derry impliquent une dimension psychologique et une dynamique causale qui ne peuvent pas proprement s’appliquer à Lost Highway, mais ils appellent toutefois des concepts qui

339 Charles Derry, The Suspense Thriller. Films in the Shadow of Alfred Hitchcock, op. cit., p. 175.

340 Si l’on excepte le film Eraserhead, qui a été vu par un public plus niché, Lost Highway constitue le premier film « hollywoodien » du réalisateur qui affiche une négation aussi prononcée et assumée du schéma narratif classique. De nombreux critiques ont eu tendance à associer cette œuvre à une coquille vide, un exercice vain d’interprétation. Chevrier se présente particulièrement intransigeant à cet égard : « Le cinéaste David Lynch passe du cinéma le plus classique aux installations les plus alambiquées, sous prétexte d’engendrer des perceptions extrasensorielles. Le film est un véritable labyrinthe plein de signes, mais vide de sens. » (H.-P. Chevrier, La vraie nature du cinéma, op. cit., p. 73-74.) André Goulet, dans sa critique du film parue dans la