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Chapitre 5. Mulholland Drive

5.2 Apothéose de la femme fatale : l’amnésique et l’ingénue

La femme fatale constitue une autre dimension de l’identité des personnages explorée dans

Mulholland Drive. En raison de sa charge significative issue de l’histoire du cinéma

façon dont ils se déploient dans le regard de l’autre (celui des autres personnages comme celui du public). Or, ce cliché subit certains déplacements dans l’œuvre lynchienne comme le suggère Tasker en référant à Mulholland Drive comme un cas de figure d’une interprétation singulière de la femme fatale dans le néo-noir :

Her status as screen onto which male anxieties about female sexuality and female independence are projected functions differently in a cinematic context shaped by an insistent awareness of image. A film such as Mulholland Drive (David Lynch, 2001) suggests the extreme re-articulation of the female types that feminist criticism has identified in noir. Good/bad women morph into each other in dreamlike scenarios and inexplicable shifts which suggest how insubstantial – that is, fantastical – these images are. Whether she is deployed artfully or not, today the noir woman – be she figured as strong and sexually assertive, haunted, vulnerable, or victim – is a sign of Hollywood history and of Hollywood cinema’s tendency to mythologize the female image391.

Ainsi, selon Tasker, l’identité des protagonistes est assujettie, par leur association à la figure de la femme fatale, aux enjeux de l’image filmique. Elles participent à la dimension autoréférentielle du film tout en procédant, par les significations qui lui sont intrinsèques, à une sorte de subversion. La fusion des contrastes que Tasker aborde (« Good/bad women morph into each other ») fait écho à la perspective de Thain qui conçoit ainsi la femme fatale dans la trilogie hollywoodienne de Lynch : « the mutual contagion of body and image392 ». Comme le montrent les auteur·e·s qui se sont attardé·e·s à la femme dans le film noir, la femme fatale est une construction. Elle a été érigée comme une convention quasi absolue du film noir393 en même temps qu’elle s’avère une icône qui atténue la grande variabilité des personnages féminins de ce genre filmique, personnages dont la constante serait le rôle actif394 qu’elles tiennent dans l’intrigue avant leur pulsion corruptive395. Mulholland Drive

391 Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 367.

392 Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 132.

393 À partir des travaux de Cowie, Tasker met en évidence que l’un des aspects distinctifs du film noir réside dans le cliché de la femme fatale : « I follow here Elizabeth Cowie’s contention that “if film noir is not a genre, it is nevertheless recognizable,” suggesting that perhaps noir’s representation of women is one important aspect of its recognizability. » Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 354.

394 En effet, Janey Place considère ainsi le film noir : « one of the few periods of film in which women are active, not static symbols, are intelligent and powerful, if destructively so, and derive power, not weakness, from their sexuality. » Janey Place, « Women in Film Noir », art. cit., p. 35.

395 À cet égard, Thain relate les recherches de Julie Grossman sur la femme dans le film noir qui montrent les formes multiples que prennent les rôles féminins dans ce genre cinématographique : « Grossman convincingly argues that such a traditional conception is frequently at odds with the affective tones of noir films, where femmes fatales are more nuanced, sympathetic, and whose extreme actions and dazzling attraction can be

procède à une démultiplication singulière des personnages féminins. Betty/Diane et Rita/Camilla structurent évidemment ce motif, mais gravitent aussi autour d’elles la figure de l’actrice (la « première » Camilla qui embrasse Rita, à la fin du film, alors que cette dernière a endossé, à son tour, l’identité de cette même actrice) et la figure maternelle (le personnage de Coco qui se présente comme une propriétaire bienveillante dans la première partie du film et qui devient la mère colorée du réalisateur dans la seconde). Ce réseau montre une diversité, mais il expose également, à travers le film, le pouvoir créateur et agissant des personnages (et des actrices qui les incarnent) sur le film lui-même. En ce sens, la femme fatale dans Mulholland Drive, bien que se manifestant aussi à travers les rôles endossés par certains personnages, constitue, dans la logique lynchienne de l’abstraction, un mode d’énonciation. Le film est fondé, à travers une interaction étroite entre le fond et la forme, sur les pouvoirs que renferme le concept de la femme fatale : la destruction, la création et la sexualité. Le pivot du film condense d’ailleurs cette triade à travers un mouvement continu. La fluidité du montage induit un effet de causalité qui s’amorce avec l’étreinte charnelle de Betty et Rita (sexualité) et se poursuit à travers la réminiscence du club Silencio par cette dernière, la découverte de la clé bleue (création), la disparition des deux personnages (destruction) puis la genèse d’une nouvelle diégèse, celle qui sera dès lors articulée autour de Diane et Camilla (création, de nouveau).

Thain constate aussi le caractère structurant de la femme fatale dans son analyse de

Mulholland Drive. Elle s’appuie notamment sur la lecture de Grossman pour évaluer la portée

féministe de l’œuvre lynchienne :

Julie Grossman suggests that Lynch is the future of the femme fatale, arguing that Mulholland Drive’s femme fatale is a force of feminine vitality as “a deeply feminist reworking of gender typography in order to endorse an imaginative openness with regard to experience,” in part because of how the femme fatale remains a mobile signifier in the film fluctuating between Rita and Betty396.

Les auteures conviennent de l’interprétation renouvelée de Lynch en ce qui a trait à la femme fatale. À cet égard, la relation entre Betty et Rita semble renfermer une clé de signification

understood as a desperate response to an unlivable set of conditions that oppress her. » Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 157.

permettant d’observer le remodelage particulier du langage cinématographique dans le film, un aspect qui nécessite le retour à l’analyse de la femme fatale en tant que rôle. En reprenant l’acception générale de cet archétype, soit un personnage féminin mystérieux, ambigu, séduisant et double397, il est possible de constater la dynamique à la fois complémentaire et paradoxale qui se charge de la distribution de ces caractéristiques chez les deux (ou plutôt les quatre) femmes. Ainsi, Rita/Camilla peut être associée à une forme de classicisme, une représentation attendue et exemplaire de la vamp. Ce personnage, qui endosse certes deux dénominations, présente néanmoins une continuité. L’amnésie et le prénom de Rita qui en découle ne constituent qu’une parenthèse chez ce personnage dont l’évolution est parallèle au mouvement de l’intrigue. Betty, dans ce qui a l’apparence d’une négation complète de cet archétype (joyeuse, ingénue, bienveillante et amoureuse), se montre toutefois apte, par mimétisme, à endosser le rôle de la femme fatale, soulignant de ce fait l’artificialité de son personnage. Cet aspect est révélé lors de son audition au studio Paramount. Lors d’un premier jeu de la scène d’audition avec Rita, scène qui aborde une relation amoureuse taboue entre une jeune femme et l’ami de son père, Betty interprète son rôle de façon mélodramatique, misant sur un épanchement exacerbé des émotions suggérées par la scène. Or, lors de la seconde occurrence de cette scène devant l’équipe de production du film, une version tout autre est jouée par l’actrice. À la suite des conseils alambiqués du réalisateur qui se concluent ainsi : « So don’t play it for real until it gets real. », Betty joue une version de son rôle ancré avec subtilité dans la séduction et l’ambiguïté. Le caractère outrageant de la situation qui ressortait de la première interprétation cède la place à l’expression d’un désir ardent et pervers. Les deux versions de la scène jouée par Betty illustrent donc sa duplicité potentielle, mais la mise en abyme du monde du cinéma au sein duquel le personnage circule – mise en abyme ironiquement appuyée par le commentaire du réalisateur – souligne surtout que le recours par Betty au rôle de la femme fatale constitue une façon d’illusionner le regard du public. Enfin, par une rupture qui contraste de façon évidente avec l’effet de continuité398 qui s’établit entre Rita et Camilla, Betty devient Diane. Alors que la première, à travers l’imitation, montrait avec une certaine insignifiance une parodie de la femme fatale, la

397 Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 353.

398 Alors qu’un relais d’actrice fait en sorte que le personnage de Camilla Rhodes est « maintenu en vie » tout au long du film, Diane se présente sous la forme d’un cadavre en putréfaction jusqu’à ce que Betty ne relance son existence.

seconde, par son statut de victime, expose tout le pouvoir de cette figure, concrétisant ainsi la portée de son identité générique et conceptuelle.

Rita s’inscrit résolument dans le cliché de la femme fatale comme le révèle sa première apparition dans le film. Cette séquence, que nous avons déjà évoquée, prend place dans la voiture avant l’accident qui lui laissera, certes, une apparence séduisante, mais qui aura l’effet de redéfinir en partie le mystère associé à cet archétype. Le mystère effectue un transfert d’une force intérieure, sur laquelle elle avait le contrôle, à un état extérieur. Ainsi, après son accident, Rita demeure un mystère pour les autres, mais surtout pour elle-même. Le contraste marqué entre l’avant et l’après de l’accident expose la dualité du personnage de Rita, dualité qui repose sur l’identité générique du personnage. Elle est, puis n’est plus femme fatale, mais ultimement, le personnage accède à une sorte de définition supérieure de l’archétype. Dans la dernière partie du film, Rita a effectué une reconquête de son identité à travers celle de Camilla que nous rencontrons d’abord à travers la subjectivité de Diane. La première occurrence arbore un aspect plutôt horrifique qui montre l’action destructrice de la femme fatale. Diane, qui vient d’être tirée du lit par sa voisine souhaitant récupérer des effets personnels chez elle, apparaît dans une profonde déchéance. Ses traits sont tirés, son appartement est dans un fouillis complet et elle peine à se mouvoir, semblant sur le point de défaillir à tout moment. Après le départ de la voisine, Diane s’accoude au comptoir de la cuisine. Derrière elle, la caméra la fixe longuement, se rapprochant graduellement pour cadrer le profil de son visage en partie camouflé par ses cheveux en bataille. Diane souffre, sa respiration est haletante. Elle se retourne tranquillement vers la caméra et son visage s’illumine alors, dévoilant des yeux fous et vitreux et un sourire tordu. Dans un souffle, elle dit : « Camilla! You’ve come back! » et nous voyons simultanément, dans le contre-champ, une vision de Camilla affichant une volonté de séduction flagrante. Elle arbore une tenue légère et écarlate, un décolleté plongeant, un maquillage très prononcé et un sourire invitant. Cette vision furtive s’évanouit alors que la caméra revient au visage de Diane qui, tout en regardant en direction de Camilla, passe d’une joie fiévreuse à une expression de terreur. Le retour au contre-champ nous montre alors Diane elle-même, devenue atone et se préparant un café. Ici, par l’exploitation singulière d’une convention quasi immuable du langage cinématographique, soit le montage du champ et du contre-champ, Lynch dévoile l’identité

de Camilla. Apparaissant telle une vamp, elle entraîne l’autre dans les ténèbres et la confusion, ce qui est démontré par le visage de Diane qui passe de l’euphorie à la folie puis à la peur pour aboutir à une sorte de scission. La discontinuité visuelle qui montre Diane à la fois dans le champ et dans le contre-champ de la séquence suggère une forme de dissociation temporelle qui replace le personnage avant ou après la crise provoquée par le surgissement de la vision de Camilla, soulignant de ce fait un état dépressif périlleux.

Un aspect original de la femme fatale incarnée par Camilla réside dans la relation homosexuelle mise en scène dans le film. Or, l’interprétation saphique de la femme fatale dans le film a un caractère insolite puisque cette figure tire sa signification, depuis ses origines, de son rapport au patriarcat. Selon les interprétations, elle peut incarner une réponse à l’hégémonie masculine399 ou elle peut représenter la peur des hommes face à cet

empowerment400. Dans tous les cas, la position de la femme est définie en fonction de celle

399 « Noir is often understood as a cinematic space that both expresses and challenges patriarchal constructions of women (and, indeed, as a form of cinema that challenges conventional forms of masculine heroism). » Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 354.

400 Notons d’ailleurs que les cinéastes des films noirs demeurent, pour l’essentiel, des hommes, un aspect que remarque Doane : « She is not the subject of feminism but a symptom of male fear about feminism. Nevertheless, the representation – like any representation – is not totally under the control of its producers and,

Figure 41 Figure 42

de l’homme. Dans Mulholland Drive, bien que les personnages masculins soient nombreux, ils jouent un rôle narratif secondaire. L’action de la femme fatale détermine donc la relation instaurée entre Camilla, qui affiche une volonté explicitement malicieuse, et Diane, qui a perdu tout contrôle d’elle-même. La déchéance de cette dernière témoigne de l’effet ravageur de sa relation avec l’autre et de la rupture amoureuse qui en a découlé. Ainsi, par le déploiement particulièrement cliché de la femme fatale dans le contexte complètement inédit de la relation homosexuelle, Camilla provoque un léger déplacement de la signification de la femme fatale qui semble passer de la vamp à la cannibale. En effet, le sabotage habituellement destiné à l’autre (l’homme) est ici dirigé vers le même (la femme) et subit une sorte d’hypertrophie dans le film alors que la volonté de Camilla de faire souffrir Betty n’est pas seulement appuyée ; elle est rejouée et déployée à travers différents niveaux de représentation. À travers l’imbrication des effets de mise en abyme qui souligne le caractère ostensible des intentions de Camilla, la nature pernicieuse de la femme fatale est accentuée. Une première agression de Camilla survient dans un souvenir de Betty qui prend place sur le plateau de tournage d’un film réalisé par Adam. Alors que le réalisateur cherche à expliquer à l’acteur qui doit prendre place aux côtés de Camilla sa vision de la scène du baiser qu’ils doivent effectuer, Adam demande à l’équipe de déserter le plateau de tournage à l’exception des deux acteurs et de Diane, suivant la demande de Camilla de la laisser regarder. Dans cette répétition de la scène qui doit être jouée dans un film arborant la candeur et l’artificialité réconfortante de l’Amérique des années 1950, Adam s’assoit auprès de Camilla qui se trouve sur la banquette avant d’un cabriolet, il passe un bras autour de ses épaules et il explique, tout en la jouant avec précision, l’étreinte recherchée pour la scène. Cette séquence, au romantisme appuyé, est accompagnée d’une pièce musicale qui, bien que ponctuée par une légère distorsion, reprend une ligne harmonique doo-wop cherchant, par convention, à faire de ce baiser un moment magique. Cependant, la véritable fonction de cette scène mise en abyme dans le film est révélée par le regard que lance Camilla à Diane, un regard qui exprime

once disseminated, comes to take on a life as its own. » Cette dernière observation peut par ailleurs justifier la charge subversive de ce type de personnage. (Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 357.)

à la fois son intention de la blesser (en la contraignant à subir cette mise en scène qui s’adresse à elle) et son plaisir de la voir souffrir. Ainsi, Camilla s’avère peut-être moins cannibale que

littéralement sadique, voire sadomasochiste, compte tenu de la fin qui sera la sienne. Cette séquence révèle aussi que le pouvoir de la femme fatale qu’incarne Camilla s’avère condensé dans son regard et dans ses lèvres, qui sont d’ailleurs, tout au long du film, marquées d’un rouge éclatant. Cet aspect devient particulièrement évident dans la scène qui montre une réception donnée chez Adam et à laquelle Diane est pressée de venir par Camilla. Comme un indicateur du péril qui guette Diane, le film donne l’impression de rejouer la séquence d’ouverture du film. Diane prend place à bord d’une voiture noire qui gravit la route sinueuse de Mulholland Drive jusqu’à un arrêt imprévu des chauffeurs. Toutefois, plutôt que d’être menacée par une arme à feu, c’est une « surprise » qui attend Diane en la personne de Camilla. Lorsque la portière de la voiture s’ouvre, Diane aperçoit une silhouette féminine qui s’avance vers elle et lorsque celle-ci se détache de l’ombre, une Camilla enjôleuse et attentionnée apparaît, entraînant Diane par la main en lui chuchotant : « It’s beautiful. A secret path. » Les deux femmes s’enfoncent ainsi dans un sentier, ce qui prend l’allure d’une escapade romantique, une impression exacerbée par la présence d’un thème musical enveloppant. La brève ascension aux côtés de Camilla crée l’espoir fugace chez Diane d’une réconciliation avec celle qu’elle aime, espoir immédiatement saboté par la femme fatale qui s’avère avoir utilisé ce qu’elle a initialement désigné comme un « shortcut » comme une façon sournoise de faire subir à Diane une nouvelle humiliation. En effet, Adam apparaît en même temps qu’elles arrivent à la réception (« Ah, perfect timing! ») et il sert aux femmes un verre de champagne en proposant, le regard plongé dans celui de Camilla, de porter un toast à l’amour. Par la suite, alors que les convives sont attablés, la mise en scène concourt à rendre le personnage de Diane misérable et fragile. Questionnée par la mère d’Adam sur sa carrière d’actrice, Diane révèle sa dépendance à Camilla qui lui aurait permis d’obtenir

certains rôles dans les films auxquels elle a participé. Entre-temps, alors que Diane observe régulièrement le couple formé par Adam et Camilla, une jeune femme à la chevelure blonde (la Camilla Rhodes de la première partie du film) s’approche de l’ancienne Rita. Les deux femmes se parlent à voix basse, regardent ensemble Diane, puis elles s’embrassent. Marquée du rouge à lèvres de Camilla, la blonde lance un dernier regard à Diane et elle s’éloigne, disparaissant par une issue qui se trouve au fond de la salle et par laquelle le cowboy fait une brève apparition.

La duplicité de la femme fatale apparaît ici de façon manifeste à travers ce personnage féminin auquel Camilla s’allie pour créer un effet miroir aux possibilités diverses. Ce faisant, Camilla renvoie soit une image dédoublée d’elle-même (elle embrasse, rappelons-le, l’actrice qui incarnait la première Camilla du film), soit une version légèrement décalée du couple que Diane et elle ont déjà formé, la femme blonde jouant devant elle le rôle de Diane, ou encore il s’agit d’une synthèse de ces deux configurations, générant, sur la base du motif de la répétition, une imbrication profondément malsaine qui entraîne le personnage de Diane vers la folie. En effet, le trouble de Diane devant le baiser des deux femmes est évident, et lorsqu’Adam et Camilla s’apprêtent à annoncer leur intention de se marier, il devient