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Chapitre 4. Lost Highway

4.2 Femme exposée, femme dérobée : à la source des ténèbres et de la confusion

Dans Lost Highway, Renée et Alice constituent des variations de la femme fatale dans la tradition du film noir classique, en ce sens qu’elles exposent d’une façon appuyée les clichés, mais aussi la signification de la femme de l’univers du noir, un concept que l’auteure Yvonne Tasker résume ainsi : « female characters who are mysterious, ambigous, often entrancing, and at times duplicitous341. » Lim remarque aussi le fort ancrage de Lost Highway dans la tradition du film noir en soulignant notamment la parenté entre le personnage d’Alice et celui de Phillys Dietrichson, incarné par Barbara Stanwyck dans Double Indemnity de Billy

Wilder342. Alors que Phyllis Dietrichson personnifie la vamp par excellence343, Renée et Alice ne sont pas plus éloignées de cet archétype, comme le précise Lynch lui-même lors d’un entretien avec Rodley :

Rodley : La paranoïa et la folie sont si profondément enracinées en lui [le personnage de Fred] que même ses fantasmes se terminent en cauchemar.

Lynch : Oui mais pourquoi ? À cause de cette personne. La femme. Peu importe d’où vous partez, vous finirez par prendre le mauvais chemin – si vous marchez avec la mauvaise personne344.

Ce commentaire de Lynch désigne précisément les personnages interprétés par Patricia Arquette comme des incarnations du mal. Les motivations qui les incitent à pousser Fred vers la folie ne constituent pas, en tant que telles, un ressort narratif dans le film. Renée et Alice

341 Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 353. 342 Dennis Lim, The Man from Another Place, op. cit., p. 133.

343 En effet, juste avant de mourir et après avoir tenté d’abattre son complice, Walter Neff, Phyllis Dietrichson fait l’aveu de sa nature profonde : « I’m rotten to the heart. » Billy Wilder, Double Indemnity, États-Unis, 1944, 103 minutes. (1:36:02)

344 David Lynch. Entretiens avec Chris Rodley, op. cit., p. 174. Figure 24

sont moins des personnages – ou un seul personnage – que les visages de la perversion. Le jeu de miroir qui relie les deux femmes met en évidence la nature iconographique de leur rôle dans le film, un aspect en adéquation avec la définition de la femme fatale établie par Doane : « The femme fatale, Doane points out, presents an image: she is a representation, she is not predictable, not easy to determine or to define, she preserves a secret nature which “must be aggressively revealed, unmasked, discovered…”345 » Qu’elle soit blonde ou brune, qu’elle se nomme Alice ou Renée, il s’agit de la continuité d’une même représentation : la femme, dans Lost Highway, incarne un péril qui repose sur sa beauté, son mystère et sa souveraineté. L’action concertée de ces trois dimensions que possèdent Renée et Alice s’avère ainsi une machine infernale. Ce déploiement des personnages féminins dans le film renvoie à un aspect quasi caricatural comme l’observe Rita de Cássia Eleutério de Moraes sur la base des travaux de Michelle Mercure : « In her analysis, she [Mercure] states that these female characters seem to be regarded as extremely beautiful but deceitful as well, manipulating men using her feminity, usually leading them to destruction, thus (in her words) “epitomizing” evil346. » Cette correspondance assez directe entre la définition théorique de la femme fatale et la représentation des personnages de Renée et d’Alice dans Lost Highway rappelle la notion de cliché mise de l’avant par Dufour dans les travaux qu’il a menés sur l’œuvre du cinéaste :

Le cliché doit être pris au sens littéral, au premier degré, dans toutes sa dimension de monstration. Le cliché, c’est la caricature, mais en un sens positif, celui de la réduction du personnage à un trait essentiel, comme si le personnage était absorbé par la situation dans laquelle il est à un tel point qu’il n’est plus que cette réaction caricaturale à la situation, un affect pur dans lequel il disparaît comme individu347.

L’effacement de l’individualité de Renée et d’Alice est évidemment appuyé par la logique de l’interchangeabilité qu’instaure l’actrice unique qui les incarne, mais c’est surtout la mise en scène qui contribue à (sur)désigner les deux femmes comme des marqueurs du film noir, en les figeant dans une posture érotique correspondant au rôle attendu de la femme fatale.

345 Rita de Cássia Eleutério de Moraes, « Femmes fatales: representation in the movies and the spectrum of modernity », art. cit., p. 93.

346 Id.

La rencontre d’Alice et de Pete met cet aspect en relief d’une manière particulièrement flagrante. Alors que Pete effectue une réparation sous une voiture, Mr Eddy fait son entrée dans le garage au volant d’un cabriolet de luxe. À ses côtés se trouve une femme dont la chevelure platine recouvre le profil du visage. Cette arrivée est montrée par une caméra qui épouse la position de Pete (elle se trouve au ras du sol et l’auto entre dans le cadre qui montre, à l’avant-plan, une portion de la roue de la voiture sous laquelle Pete travaille), mais elle ne correspond pas à son point de vue puisque ce dernier n’est avisé de l’arrivée de Mr Eddy qu’au moment où celui-ci actionne de façon impérieuse le klaxon du cabriolet. Lorsque Pete se relève enfin, il voit, dans un plan large, Alice qui se trouve à bord de la voiture et qui maintenant le regarde posément avant d’être recadrée dans un plan rapproché qui permet de détailler plus précisément son regard profond et captivant, ses lèvres rouges et entrouvertes ainsi que sa chevelure qui forme une auréole autour de son visage. Entre-temps, Mr Eddy s’avance vers Pete, mais il est délibérément placé dans le hors-champ afin de permettre la mise en spectacle d’Alice, ce qui s’inscrit précisément dans la théorie des regards de Mulvey :

Dans leurs rôles traditionnellement exhibitionnistes, les femmes sont à la fois regardées et exposées, leur apparence étant construite pour provoquer un fort impact visuel et érotique qui en soi est un appel au regard [to-be-look-at-ness]. La femme exposée comme objet sexuel est ainsi le motif récurrent du spectacle érotique : des pin-ups au strip-tease, de Ziegfeld à Busby Berkeley, elle capte le regard, joue pour lui, et signifie le désir masculin348.

Le positionnement d’Alice dans cette voiture de collection constitue en effet une référence à l’esthétique pin-up et l’alternance entre les plans soulignant la fascination de Pete et les visions d’Alice, qui s’inscrivent dans une monstration résolument sensuelle, souligne l’exposition particulière que la mise en scène octroie aux femmes du film. La suite de la scène acquiert un caractère artificiel assez singulier. Après la brève interruption de Mr Eddy qui surgit dans le cadre, bloquant ainsi momentanément le lien visuel entre Alice et Pete, un moment musical, presque chorégraphié, montre Alice qui sort du cabriolet pour prendre place dans une autre voiture. Cette séquence se déploie au moyen d’un effet de ralenti appuyé qui permet de souligner les regards que lance Alice à Pete tout au long de son parcours, chaque regard étant ponctué par un mouvement vaporeux de sa chevelure. Cette marche langoureuse

d’Alice s’effectue au son de la pièce « This Magic Moment », interprétée par Lou Reed. Dans le design sonore du film, l’insertion de cette pièce musicale populaire comporte quelque chose d’ironique. Amorcée par une légère distorsion qui présente une continuité avec la bande-son du film, l’air rythmé de la pièce s’enchaîne ensuite pour raconter un coup foudre : « And then it happened / You took me by surprise / I knew that you felt it too / I could see it by the look in your eyes ». Bien que présentée dans une facture sonore plus grinçante que la version doo-wop originale, popularisée par The Drifters349, cette pièce force un rapport narratif avec la scène. La relation entre Alice et Pete est donc amorcée, officialisée, mais l’aspect spectacularisé et factice qui a marqué leur rencontre annonce le danger que représente leur union.

Dans Lost Highway, le regard est le vecteur du désir, mais aussi de l’aliénation, oscillant entre l’accès à une exposition outrancière – une forme d’exhibitionnisme (physique, mais aussi émotionnel) qu’incarne Alice – et le constat d’une forme de dérobade empreinte de mystère – une présence absente, fuyante jouée par Renée. D’abord, Pete est envoûté par Alice qui s’offre à lui de façon ostensible. Le soir même de leur rencontre au garage, la femme vient retrouver Pete et l’entraîne rapidement dans un motel où ils se rejoindront souvent, par la suite, pour faire l’amour. Alice déclare à Pete son amour, elle lui exprime son désir sexuel et elle lui révèle, en même temps que le film le montre au public au moyen du flashback, la vérité de l’anecdote de sa rencontre avec Andy chez Moke’s, anecdote qui prend d’ailleurs la forme d’une mise à nu complète. En effet, non seulement nous voyons le personnage effectuer un strip-tease, mais l’expression de son visage témoigne d’une prise de contrôle, passant de la peur (elle est, nous le rappelons, menacée par la pointe d’un pistolet) à une domination de la situation, s’emparant du pouvoir symbolique que lui octroie l’incarnation des fantasmes des hommes qui assistent à sa performance. L’emploi du flashback est, ici, surprenant, mais il est loin d’être anodin en ce qui a trait à l’érotisation du personnage d’Alice. En effet, alors que ce retour dans le passé aurait pu contribuer à donner une historicité ainsi qu’une certaine dimension psychologique au personnage, données plutôt

349 La fascination de Lynch pour les années 1950 est constitutive de la signature du cinéaste, car même un film « hardcore » comme l’est Lost Highway se voit ponctué du « vernis chatoyant d’innocence et de bonté » de la culture des fifties que l’on reconnaît ici à la présence des voitures étincelantes, de la jolie femme trophée et de la référence musicale doo-wop. (Voir David Lynch et Kristine McKenna, L’espace du rêve, op. cit., p. 26.)

superflues étant donné la fonction de concept qu’incarne Alice dans la diégèse, le flashback, comme parenthèse temporelle insérée dans le film, constitue plutôt une spectacularisation en puissance de la représentation sexualisée de la femme, ce que détaille bien Mulvey :

Traditionnellement, le rôle de la femme exposée a fonctionné sur deux niveaux : en tant qu’objet érotique pour les personnages dans le film et en tant qu’objet érotique pour le spectateur dans la salle, la fluctuation entre les regards de part et d’autre de l’écran produisant une tension. Par exemple, le dispositif de la show-girl amène les deux regards à se rejoindre techniquement, sans rupture apparente de la diégèse.350.

Pete et le public sont confrontés à la charge sexuelle d’Alice et ce dévoilement, qui a un caractère excessif dans une logique tout à fait pornographique, constitue un indicateur du danger que représente la femme en raison du contrôle dont elle s’empare. D’ailleurs, Thain, dans le chapitre qu’elle consacre à la trilogie hollywoodienne de Lynch, propose une analyse intéressante des performances auxquelles se prêtent les personnages féminins dans l’œuvre lynchienne :

To illustrate Lynch’s reimaging, I consider scenes of performance and audition in the Hollywood trilogy as privileged moments of reanimation, both announcing her presence and generating an affective uncertainty around identification. In this pause is the potential for her to become other than she was, for a certain automatism of performance and response to signal the emergence of the new351.

En effet, la suite de l’échange entre Pete et Alice est révélatrice du bouleversement que provoquent cette prise d’autonomie et cette affirmation de la sexualité du personnage féminin de l’ordre cinématographique, ce système organisé autour du point de vue masculin. Cet aspect est mis en relief par le fait qu’Alice se met à jouer consciemment tous les traits que la tradition accole à la figure de la femme fatale352. Alors que Pete est furieux qu’elle se prostitue, qu’il lui reproche d’en retirer du plaisir, Alice joue la carte de la victime et lui propose de disparaître de sa vie. Alors que Pete lui pardonne et lui dit qu’il l’aime, Alice met le plan en marche. La manipulation qu’emploie la femme pour soumettre Pete à sa machination est signifiée de façon flagrante dans la scène. En effet, c’est au moyen d’un gros

350 Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif. Seconde partie », art. cit. 351 Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 162.

352 Cet aspect caricatural de la femme fatale est par ailleurs bien illustré par Elizabeth Cowie : « ‘femme falale’ is simply a catchphrase for the danger of sexual difference and the demands and risks desire poses for the man. » Cité par Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 361.

plan en plongée que l’on voit le visage d’Alice récitant, dans un débit quasi hypnotique, les détails du plan qui sera mis en action le lendemain afin de quitter la ville grâce à de l’argent dérobé chez Andy et ainsi fuir la vengeance attendue de Mr Eddy. Alice apparaît comme une incarnation outrancière de la femme fatale qui correspond bien à la conception de Kate Stables pour qui « the postmodern fatal woman is a creature of excess and spectacle, like the films she decorates353. »

Puisque chez Lynch, le contraste est particulièrement opératoire, il est intéressant d’observer le déploiement octroyé à l’autre femme fatale du film, Renée. Si Alice présente, d’une façon éblouissante, une composition superficielle, voire artificielle de la femme fatale, Renée agit inversement en absorbant le cliché pour en livrer une interprétation fondée sur le caractère mystérieux de cet archétype cinématographique. Tout, chez Renée, est voilé à l’image de ce peignoir noir, satiné, monolithique qu’elle porte et qui contient, en même temps qu’il le masque, l’effet érotique de son corps. Selon le mouvement du tissu drapé et retombant, on voit furtivement la pointe d’un talon aiguille, on devine le galbe de la poitrine ou on est saisi par un dévoilement complet et subit. Outre cet aspect iconographique de son personnage, le rôle de Renée dans le film fonctionne sur le mode de l’absence, une absence pesante, fantomale. Ses interventions dans le film, concentrées surtout dans la première partie, sont généralement passives et inoffensives. Elle manifeste sa volonté de rester à la maison pour lire pendant le concert de Fred, elle reçoit avec une sorte d’hébétude les vidéocassettes montrant l’intrusion au sein de leur résidence, elle fait l’amour sans trop de désir et rassure Fred d’une main indulgente. Cette sorte d’engourdissement met en évidence le caractère fuyant du personnage. Renée apparaît insaisissable, sur les plans physique et mental. La

353 Cité par Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », art. cit., p. 358. Figure 26 Figure 27

relation avec ce personnage est exempte d’authenticité. Les apparitions « concrètes » de la femme à l’écran sont donc marquées par une certaine lourdeur. Or, cette tension est accentuée par les autres apparitions de Renée qui s’effectuent dans des dimensions en décalage du monde réel : on la voit traverser des rêves, des souvenirs, des hallucinations, des films, des photos. L’alternance entre ces deux types de représentation de la femme dans le film (une présence absente et une sorte de mémoire plus maléfique) illustre de façon exemplaire la conception lynchienne du mystère par le jeu déployé autour d’une vision partielle du personnage, vision qui demeure lacunaire peu importe la configuration de l’esprit qui tente d’englober Renée. La femme est donc l’instrument de la déchéance de l’homme puisqu’elle incarne le double mouvement du mystère : elle attire et elle leurre. Le désir de voir Renée, de la saisir et de la posséder est ce qui fait sombrer Fred dans l’obsession, et cette quête vaine est ce qui la mène à la folie.

Le rêve que raconte Fred à Renée après leur relation sexuelle constitue une synthèse de toute la portée conceptuelle que prend la femme fatale dans le film. Dans son rêve, Fred se trouve dans la maison, il cherche Renée qui l’appelle. Sont disséminées dans cette séquence des images déconstruites (un feu qui gronde, une fumée blanche qui s’insinue délicatement) qui seront réunies plus tard dans le film autour du lieu de passage de la cabine située dans le désert. Lorsque Fred trouve Renée, au détour des éternels rideaux rouges, la femme repose dans le lit. Une contradiction s’établit alors entre la narration de Fred et ce que présentent les images. Alors que Fred dit avoir retrouvé dans le lit une femme qui ressemblait à Renée sans être elle, le film nous montre bel et bien Renée, paisible, mais qui est soudainement chargée

par la caméra. Terrifiée, elle lâche un cri strident et tente de se protéger. Fred, hors de son rêve, semble aussi happé par cet assaut, ce qui inquiète Renée qui se trouve à ses côtés. Haletant, Fred regarde en direction de sa femme. Il voit d’abord une silhouette plongée dans

l’obscurité, puis le visage de Mystery Man apparaît alors que Fred cherche à ouvrir la lumière pour finalement retrouver Renée. Cette scène fournit plusieurs clés de signification, à commencer par cette sorte de contamination que les autres mondes, celui du cauchemar en l’occurrence, peuvent exercer sur le réel supposé du film. Ainsi, cette manifestation de l’inconscient de Fred à travers le rêve montre bien que la femme fatale constitue un péril pour l’homme, et non un péril en soi354. Fred est attiré par la femme, il est confus à son approche, il ne la reconnaît pas tout à fait et ce qu’il tait à Renée, c’est que cette confrontation le soumet à une pulsion meurtrière, ce qui est suggéré par le mouvement brusque de la caméra vers Renée et qui est confirmé, plus tard, par la vision du corps démembré transmis par la troisième vidéocassette. Après la narration de son rêve, les ténèbres et la confusion continuent d’enserrer Fred alors qu’il passe d’une vision du néant à une vision de terreur pour retrouver l’image de Renée, à laquelle il ne semble plus croire tout à fait. Ainsi, par la fusion momentanée de Renée et de Mystery Man dans cette scène, force est de constater que le basculement vers l’horreur s’immisce aussi à travers la figure de la femme fatale.

Au final, les deux parties du film rejouent le même processus : la femme se joue de l’homme et l’entraîne vers les ténèbres et la confusion. La première occurrence est une version souterraine et plus métaphysique de la seconde. La souveraineté de Renée a envahi jusqu’à l’inconscient du personnage de Fred. Le meurtre de la femme semble même prouver la réussite de son entreprise, malgré le fait que cette scène appuie le cliché, dans une démonstration plutôt gore, de la punition de la femme désirante du film noir. Or, il est signifié, par les différentes évocations qui subsistent d’elle (Alice, le film porno, la photo, la mention de son nom par Mystery Man, la nuit d’amour avec Mr Eddy), que ce que Renée