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Chapitre 2. Le genre cinématographique

2.2 Trois clés de l’œuvre lynchienne : le thriller, le film noir et l’horreur

2.2.3 Le film d’horreur

Comme une sorte de constance dans les études génériques, le film d’horreur fait l’objet, lui aussi, de plusieurs problèmes de définition. Dufour introduit son ouvrage Le cinéma

d’horreur et ses figures par une phrase délibérément provocatrice : « Si, aujourd’hui, le

cinéma d’horreur est un genre à part entière, désormais récupéré par les grands studios

Rappelons que la définition même du style relève de cette façon qu’a celui-ci de se développer par rapport à des conventions déjà existantes. » Helen Faradji, Réinventer le film noir. Le cinéma des frères Coen et de Quentin Tarantino, op. cit., p. 84.

249 Helen Faradji, Réinventer le film noir. Le cinéma des frères Coen et de Quentin Tarantino, op. cit., p. 70-71. 250 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 494.

américains […], ce genre, pourtant, semble impossible à définir251. » Tous ne sont pas aussi catégoriques, mais les auteur·e·s ne manquent pas de souligner l’écart particulièrement prononcé entre le succès populaire de ce genre filmique, lui-même très mitigé, et sa reconnaissance critique. L’un des premiers théoriciens de l’horreur, Robin Wood, le remarquait déjà dans l’introduction de son ouvrage, The American Nightmare: Essays on the

Horror Film, paru en 1979 :

The horror film has consistently been one of the most popular and, at the same time, the most disreputable of Hollywood genres. The popularity itself has a peculiar characteristic that sets the horror film apart from other genres: it is restricted to aficionados and complemented by total rejection, people tending to go to horror films either obsessively or not at all. They are dismissed with contempt by the majority of reviewer-critics, or simply ignored252.

Dufour appuie cette observation de Wood en relayant la conception selon laquelle le cinéma d’horreur serait un cinéma adolescent, « au sens où il est comme une faute de goût – un peu à la manière d’une maladie nécessaire, par où l’on passe et dont on guérit, ou d’un stade initial d’ignorance qui finira bien sûr par être surmonté253. » Dufour identifie l’horreur et la violence gratuites – ou perçues comme telles – comme étant l’écueil auquel se bute la critique, généralement confondue entre une lecture du film d’horreur à l’aune de critères moraux plutôt qu’esthétiques254. Ainsi, à partir de cette idée d’un cinéma adolescent, Dufour cherche plutôt à mettre de l’avant la place qu’occupent la liberté, l’insouciance et surtout la transgression dans le film d’horreur :

On comprend ce qui caractérise le cinéma d’horreur dans son principe. C’est la transgression, pour autant que le cinéma d’horreur, non seulement ne reçoit aucun des différents types de représentation des êtres, des événements et des idées admis par le cinéma, sans les critiquer, c’est-à-dire sans les examiner et tester leur légitimité, mais surtout cherche à inventer de nouvelles représentations […] – comme nous l’avons déjà dit : il cherche à donner une image à ce qui était jusque-là exclu du cinéma et, à cause d’un interdit qui relevait de la morale (la décence), n’avait pas le droit d’être montré255.

251 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, Paris, PUF, coll. « Lignes d’art », 2006, p. 11. 252 Cité par Steve Neale, Genre and Hollywood, op. cit., p. 93.

253 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 45. 254 Ibid., p. 43.

Adoré ou détesté par le public, ignoré ou méprisé par la critique, la place du cinéma d’horreur au sein du champ cinématographique en est une particulièrement problématique et dont l’idée de la transgression rend bien compte, et ce, à l’égard du fond, de la forme et de la fonction de ce genre filmique.

Certaines tentatives de définition de l’horreur permettent de réfléchir de manière intéressante sur ce genre cinématographique. Parmi celles-ci, la proposition de Stephen Prince, qui choisit de s’appuyer sur les propos de Wood pour orienter son étude du cinéma d’horreur, nous apparaît particulièrement féconde :

According to Wood, a horror film is defined by a situation in which normality is threatened by a monster. This is a simple and powerful formulation. Note that the terms “normality” and “monster” may be given various definitions; indeed, the genre’s richness lies in the multitude of ways that films have respond to these concepts256.

Cette perspective permet une approche à la fois singulière et générale du film d’horreur. D’une part, elle fournit une grille de lecture qui permet de réfléchir aux valeurs et significations instaurées par la tension entre la norme et le monstre dans les œuvres qui composent le cinéma d’horreur. D’autre part, elle permet de dégager des cycles ou des tendances qui peuvent faire état de l’évolution technique, esthétique ou idéologique de ce genre cinématographique. À ce propos, le regroupement des films d’horreur au sein de sous- genres spécifiés selon la nature variable des monstres met en lumière les discours possibles qui se dégagent de ce genre filmique257. Alors que l’horreur des débuts, généralement associée aux films de créatures des studios Universal ou RKO tels que Frankenstein (1931),

Dracula (1931) ou King Kong (1933), montre surtout une adaptation cinématographique de

certains canons de la littérature gothique258, le cinéma d’horreur se détache graduellement de cette influence littéraire pour s’actualiser et proposer une critique sociale. À titre d’exemple, des auteurs comme Peter Biskind, Patrick Luciano et Robin Wood ont analysé le cycle des années 1950, qui met de l’avant le thème de l’invasion extraterrestre et effectue un métissage

256 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 383. 257 Cet aspect est notamment retenu par Prince : « Indeed, commentators on the genre often view it as a kind of social safety valve, operating to release collective tensions by projecting these onto a monster whose configuration resonates with the anxieties that are prevalent in a given period. » Ibid., p. 381-382.

entre l’horreur et la science-fiction, comme une manifestation de la peur du nucléaire et de la paranoïa suscitée par le contexte de la guerre froide259. Par la suite, l’horreur des années 1960, inaugurée par l’œuvre majeure qu’est le film Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock, provoque un important changement de paradigme. L’approche formulée par Andrew Tudor fait bien état de cette lecture sociale de l’évolution de l’horreur :

While the horror movies of the first three decades revolve around the twin poles of science and supernature, and their monsters threaten us largely, though not entirely, from ‘outside’, the second three decades bring the genre’s central threat much closer to us. In these years the horror movies can be seen as expressing a profound insecurity about ourselves, and accordingly the monsters of the period are increasingly represented as part of an everyday contemporary landscape. That is why of all horror movie creatures it is the psychotic that is pre-eminent260.

L’horreur s’inscrit maintenant dans un cadre des plus réalistes, comme en témoignent des films aussi divers que Psycho, Night of the Living Dead (1968) de George Romero ou encore

Rosemary’s Baby (1968) de Roman Polanski, ce qui semble indiquer la montée d’une attitude

circonspecte par rapport à la communauté. À travers le personnage de Norman Bates, le monstre cesse d’incarner l’altérité pour devenir un semblable, un produit de l’intérieur, une conception que plusieurs auteur·e·s ont associée à un certain nihilisme et une perte de confiance à l’endroit des institutions261. Prince le souligne par ailleurs : « It is a calculated assault on the viewer’s sense of safety and security. If someone can be killed without warning by a psychopath in the privacy of a bathroom, Hitchcock is saying, if the world is that irrational, then no place is safe262. » Enfin, un dernier exemple se situe dans l’apparition, à partir des années 1970, du slasher, dont le monstre, une incarnation meurtrière et obsessive du masculin cherchant à lacérer, majoritairement, des sujets féminins, expose, par son caractère sériel, voire rituel, l’inégalité entre les sexes et les problématiques de genre de la société. À cet effet, les études féministes des années 1980 et 1990 n’ont pas manqué de dénoncer le cinéma d’horreur comme un lieu de représentation misogyne263.

259 Steve Neale, Genre and Hollywood, op. cit., p. 96. 260 Ibid., p. 97.

261 Ibid., p. 98.

262 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 376-377. 263 Carol J. Clover illustre bien cet enjeu : « On the face of it, the relation between the sexes in slasher films could hardly be clearer. The killer is with few exceptions recognizably human and distinctly male; his fury is unmistakeably sexual in both roots and expression; his victims are mostly women, often sexually free and always young and beautiful ones. Just how essential this victim is to horror is suggested by her historical

La définition de Wood nous permet aussi de considérer la très grande diversité que revêtent les films d’horreur comme une caractéristique particulière de ce genre filmique. En effet, que

King Kong et Psycho appartiennent au même genre cinématographique comporte, au-delà de

la convention, quelque chose de surprenant. L’intrigue de King Kong est située dans un environnement exotique et met en scène une créature qui relève du fantastique alors que

Psycho se situe dans un motel banal qui s’avère le terrain de jeu d’un psychopathe. Les

notions de norme et de monstre nous renseignent sur la façon dont les enjeux de monstration au cinéma ont évolué. Pour Dufour, « le cinéma d’horreur est un lieu de réalisation privilégié de l’essence du cinéma264 ». Considérant que la peur et l’horreur relèvent avant tout du visuel, Dufour met de l’avant l’autonomie de l’image dans le film d’horreur, ce qui signifie que « c’est à l’image seule qu’est confié le pouvoir d’exprimer le sens265 ». Cette idée du sens dans le cinéma d’horreur est toutefois difficile à distinguer de celle de l’effet, comme l’indique une autre définition de l’horreur élaborée par Philippe Rouyer : « […] on peut parler d’horreur lorsque, dans le monde du réel ou de l’imaginaire, on se trouve en présence de phénomènes qui tendent à susciter chez le spectateur certaines réactions psychiques ou viscérales dans le registre de la peur et/ou du dégoût266. » Bien que semblant aller de soi, cette définition a quelque chose de problématique puisqu’elle fait reposer l’identité générique du film d’horreur sur le domaine du ressenti par le fait que « cette définition lie d’une manière implicite le cinéma d’horreur avec une volonté explicite, du côté du réalisateur, de produire un spectacle écœurant267 ».

Au-delà des notions subjectives et même morales que sont la peur et le dégoût, le film d’horreur nous place avant tout devant une expérience visuelle et sensorielle générée par les dispositifs cinématographiques. Prince aborde cet aspect dans son analyse de l’iconographie

durability. If the killer has over time been variously figured as shark, fog, gorilla, birds, and slime, the victim is eternally and prototypically the damsel. » Carol J. Clover, « Her Body, Himself: Gender in the Slasher Film », dans R. Howard Bloch et Frances Ferguson [dir.], Misogyny, Misandry, and Misanthropy, Berkeley, University of California Press, 1989, p. 205.

264 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 51. 265 Ibid., p. 53.

266 Philippe Rouyer, Le cinéma gore. Une esthétique du sang, Paris, Le Cerf, 1997, p. 17, cité par Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 28.

du cinéma d’horreur en identifiant bien la tension créée entre ce qui est vu (le champ) et ce qui ne l’est pas (le hors-champ) :

In this respect, visual space in horror movies points beyond itself. It conveys more than it shows. It suggests that horror may be found just beyond the borders of the frame, where neither camera nor characters are looking. Visual space is laden with the anxieties that the unseen generates and, in this respect, has a quality of pointing beyond itself, designating thresholds between what is seen and what is felt but unseen. This expressive principle is linked to a common method of staging actions that relies on suggestion and indirection. Suggesting that a dreadful action is occurring is often more effective at eliciting horror that showing it directly at length268.

En prenant acte des obstacles moraux et idéologiques, de la critique sociale ou des discours politiques qui peuvent détourner la réflexion sur le film d’horreur, il devient intéressant d’interroger, comme le fait Prince, les procédés et les conventions narratives qui conditionnent l’expérience spectatorielle du cinéma d’horreur, afin de mieux circonscrire cet objet cinématographique. À cet effet, l’ouvrage de Dufour s’avère pertinent puisqu’il s’attarde, au moyen d’une approche fondée sur l’esthétique, à une analyse de plusieurs motifs et figures de l’horreur parmi lesquelles se trouvent les métamorphoses du corps, le masque, l’inversion des valeurs ou encore les paradoxes du temps. Un élément central qui ressort de ses recherches est l’idée du blocage ou de la suspension de l’action comme principe narratif du film d’horreur : « Cette caractéristique est essentielle, parce que l’horreur fonctionne

toujours sur une impossible résolution. Ce qui fait peur, ce qui est précisément horrible, c’est

toujours une situation bloquée de laquelle on ne peut pas sortir269 ». Cette impasse peut être physique ou spatiale, voire temporelle, mais elle est surtout de nature rationnelle : « De là l’horreur, dans la mesure où elle correspond à cette dualité systématiquement soulignée par l’opposition entre les deux mondes, et qu’elle est liée à l’incapacité de comprendre, de saisir

le sens (unifier le divers en un tout) et donc de rationaliser ce qui nous est donné à voir270 ». Ainsi, il apparaît que le film d’horreur ne cherche pas fondamentalement à susciter la peur, mais que celle-ci s’avère plutôt la résultante d’une exploration cinématographique du désordre, soit la violation la plus totale de la logique et du sens commun. Certes, ce désordre

268 Lester Friedman, David Dresser, Sarah Kozloff, et al., An Introduction to Film Genres, op. cit., p. 401. 269 Éric Dufour. Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 62. (L’italique est le fait de l’auteur.) 270 Ibid., p. 66. (L’italique est le fait de l’auteur.)

est protéiforme et il peut s’implanter dans une variété infinie de contextes, mais il ne répond qu’à une seule impulsion : la transgression. Le cinéma d’horreur incarne de façon totale la subversion non seulement par ce qu’il choisit de faire exister à l’écran (le mal, la mort, la perversion) et par la façon dont il choisit de le faire (la violence, l’intrusion, l’insoutenable), mais surtout par la relation obscène qu’il expose entre le cinéma et son public, une relation qui se fonde sur l’assouvissement d’un désir de voir ce qui alimente la destruction de l’ordre et du sens.

DEUXIÈME PARTIE

Genres gigognes : les significations combinatoires du thriller, du film noir

et de l’horreur dans Blue Velvet, Lost Highway et Mulholland Drive