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Chapitre 4. Lost Highway

4.3 Horreur et abstraction

Pour Dufour, l’une des figures de l’horreur consiste en la suspension du temps, qu’il définit comme « l’anéantissement du devenir et l’impossibilité de pouvoir échapper à un présent condamné à se répéter perpétuellement357. » Dans Lost Highway, cet effet de circonvolution et d’emprisonnement apparaît à travers les dédoublements qui marquent le film et qui, pour Thain, constituent un héritage du film Vertigo d’Hitchcock :

For Lynch, Hitchcock is a mediator, and the pedagogy of perception he models is a double-vision. If in Vertigo, Hitchcock « unhinges » a time-image from the

356 Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 161-162. 357 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 69.

movement-image, Lynch picks up on this nonpsychological « profoundly divided essence of the psyche », reanimating the double folds of characters, film form and world358.

Nous avons discuté des deux femmes fatales incarnées par Patricia Arquette qui répondent à une sorte de processus de reproduction (la mort de l’une entraîne sa régénérescence dans l’autre), mais l’autre répétition, de nature plus formelle, voire structurelle, concerne la phrase « Dick Laurent is dead », qui est entendue par Fred au début du film puis dite par ce même personnage à la fin dans l’interphone initial. Dans le chapitre que Dufour consacre à la temporalité, l’auteur a notamment recours aux films Lost Highway et Mulholland Drive pour illustrer sa conception des paradoxes liés au temps de l’horreur. Il souligne que « l’éternel retour du même359 » qui est une source d’aliénation dans l’horreur devient, chez Lynch, le « retour du semblable360 », une conception qu’il reprend de Nietzsche. À partir du motif « Dick Laurent », Dufour analyse la notion de perspective : « Et, du coup, c’est comme si cet événement apparaissait comme l’horizon impossible à connaître d’une infinité de perspectives possibles non totalisables, comme un point de fuite duquel on pourrait se rapprocher sans jamais l’atteindre361. » Ce point de vue met bien en évidence la sensation de vertige qui émane du film alors que le public est entraîné dans une sorte d’itinéraire – les plans de transition qui prennent place à bord de voitures conduites à grande vitesse sur des routes désertes contribuent à donner au film le mouvement du parcours –, mais le surgissement continuel d’une version qui promet d’être nouvelle, mais qui s’avère trop semblable, entrave la narration. Le film se présente donc comme une sorte de kaléidoscope où les variantes d’un même motif se trouvent réfractées d’une façon déstructurée, ce qui fait qu’il est vain de tenter de reconstituer ce qui serait l’ordre linéaire du récit, ou même de circularité362 : le début du film n’en est pas la fin ou vice versa, malgré l’effet miroir créé par

358 Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 122. Considérant, comme le résume Casetti, que l’image-mouvement « exprime la distance entre actualité et virtualité, et les parcours réalisés pour la combler » et que l’image-temps « exprime l’inextricable unité de l’actualité et de la virtualité, la pure durée », le cinéma de Lynch approfondit bien l’innovation cinématographique proposée par Hitchcock en présentant, dans cette durée, une ouverture sur toutes les possibilités de l’image-mouvement. (Francesco Casetti, Les théories du cinéma depuis 1945, op. cit., p. 314.)

359 Éric Dufour, Le cinéma d’horreur et ses figures, op. cit., p. 70. 360 Id.

361 Ibid., p. 71.

362 Thain souligne l’approche quelque peu stérile de Warren Buckland qui a proposé une lecture cognitiviste de Lost Highway en partant de l’idée que le film est un puzzle à reconstituer et constate les lacunes que laissent ce type d’analyse : « it does little to account for the work of the film beyond questions of knowledge and character.

la répétition de la phrase « Dick Laurent is dead. » S’il peut être évident que le film présente une absence de dénouement363, Lost Highway ne comporte pas plus de début. En effet, quand la lumière surgit à l’écran, l’engrenage est déjà en marche : Fred se trouve dans les ténèbres et la confusion, le film ne s’avère qu’une fenêtre qui s’ouvre momentanément sur l’œuvre du mal.

L’une des sources de l’horreur dans Lost Highway est le caractère hermétique de la structure narrative du film qui crée une impasse sur les plans temporel et spatial. Cette prison que devient le film possède sa propre dimension esthétique. Le public se trouve aux prises avec un récit qui se laisse difficilement pénétrer puisque le film ne raconte pas vraiment une histoire ; il est plutôt la manifestation d’un certain nombre d’idées lynchiennes, une proposition cinématographique qui s’apparente à la démarche de l’art abstrait. Considérant ce qu’il nomme « the radical expressionism of Lynch’s late period », Lim remarque aussi le déploiement graduel d’une forme d’abstraction au sein de l’œuvre du cinéaste :

The danger of thoughts is a recurring trope in his visual art. […] In a 2013 painting I Am Running from Your House, a male figure is in full panicked flight, pursued by a literal cloud of negativity, which is labeled « bad thoughts ». Some of the horrors in Eraserhead, Blue Velvet, and Twin Peaks may well be emanations of their characters’ troubled psyches. In Lost Highway and after, the bad thoughts are more omnipotent. The world itself becomes a nightmare embodiment of a consciousness out of control364.

Ainsi, bien que cette notion ait quelque chose de cliché, Lost Highway place littéralement le protagoniste masculin (Fred/Pete) en plein cœur d’un cauchemar. Incidemment, le public fait l’expérience de cette configuration délirante du film. Le cauchemar s’avère le lieu par excellence de la confusion du temps et de l’espace, des troubles de la perception, des doutes sur la nature humaine. Cet état terrifiant auquel le personnage est soumis s’incarne dans le personnage de Mystery Man. Ainsi, Mystery Man s’affiche comme un monstre, mais

[…] This puzzle film logic re-sorts the film’s layers, but cannot effectively account for the lived effects of the competing temporalities and the redistributed points of view traveling across media images and facalizing characters. » Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 124. (L’italique est le fait de l’auteure.)

363 Lim rappelle cette phrase de Lynch, « Endings are terrible things. », qu’il applique à la construction narrative de Lost Highway : « In its way, the circular Lost Highway was an attempt to make a film without a conclusion ». Dennis Lim, The Man from Another Place, op. cit., p. 144.

l’ambiguïté de son statut au sein du film lui octroie une dimension singulière. L’une des particularités de ce personnage consiste en la forme qu’adopte sa présence dans le film. En effet, Mystery Man a tout de la manifestation spectrale, à commencer par son visage décoloré, ses yeux noircis, son sourire rouge et agressif et ses vêtements noirs. La scène de la rencontre entre Mystery Man et Fred à la fête donnée chez Andy propose une version assez sophistiquée de la hantise. Comme nous l’avons déjà évoqué, Mystery Man se rend auprès de Fred pour lui démontrer qu’il est en même temps présent dans sa demeure. Or, la forme que prend cette révélation met en évidence le dispositif cinématographique d’une façon telle qu’il nous porte à croire que Mystery Man constitue une sorte de personnification du film, et donc que le monstre, soit l’instance qui menace la normalité, est le film lui-même et non pas l’une de ses parties. En d’autres termes, la forme filmique génère elle-même l’horreur par la négation des notions de sens et d’unité, et Mystery Man incarne cette volonté autodestructrice de la création cinématographique. Lors de la réception chez Andy, au moment où Mystery Man s’approche de Fred, le son diégétique de la fête est significativement atténué, laissant place à un espace sonore caverneux. De plus, la profondeur de champ est floutée, ce qui a pour effet de placer l’échange des deux personnages hors du réel de la scène. Mystery Man fait alors référence à la maison de Fred, lui affirmant qu’ils s’y sont déjà rencontrés et que d’ailleurs, il s’y trouve à l’instant même. Fred est évidemment troublé par ces propos et lorsqu’il prend le téléphone cellulaire que lui tend Mystery Man pour vérifier si quelqu’un se trouve chez lui, le personnage a accès à un hors-champ sonore qui laisse entendre la voix du monstre. Paniqué, Fred demande à son interlocuteur comment il est parvenu à pénétrer

dans son domicile et il reçoit comme réponse : « You invited me. It is not my custom to go where I’m not wanted. », suivi d’un rire démoniaque poussée à la fois par l’homme devant lui et par celui au bout du fil. Ainsi, sur la base d’une certaine tradition morale (la notion d’intentionnalité devant le bien et le mal), Mystery Man met ici en évidence la part active

jouée par Fred en ce qui a trait à cette présence monstrueuse au sein de son quotidien. Dans ce passage, la mise en scène crée une suspension flagrante de la temporalité. Le temps de l’échange entre Mystery Man et Fred n’est pas le même que celui de la fête qui se poursuit autour d’eux. Il y a donc un décalage temporel au sein du même espace, alors que l’appel téléphonique de Fred crée la fusion impossible de deux espaces distincts (Mystery Man est ici et ailleurs) au sein d’un temps qui est lui coïncident. Ces transgressions importantes des principes du langage cinématographique sont une source d’horreur en raison des possibilités infinies de dislocations que peut entraîner cet éclatement des conventions filmiques, ce que Mystery Man personnifie en se présentant comme la source des vidéos mises en abyme dans le film. Le monstre opère la médiation vers la représentation de l’abject : la violation de l’intimité de Fred et Renée, le meurtre de cette dernière ou encore l’univers pornographique qui l’a absorbée. Or, le statut de personnage de Mystery Man en fait un marqueur de cette instance formelle et non pas l’instance en soi365. En effet, quand Mystery Man prend congé de Fred, Andy le reconnaît et l’associe à Dick Laurent. Plus tard, quand Mr Eddy (Dick Laurent) téléphone à Pete, il est aux côtés de Mystery Man qui discute brièvement avec le jeune homme. Bref, Mystery Man n’est pas une entité intangible comme pouvait l’être Bob dans Twin Peaks et il n’est pas non plus un produit de l’imagination tourmentée de Fred. Mystery Man est un personnage du film à part entière qui agit cependant, dans la continuité de Renée et Alice, comme un concept : ici, c’est la peur qui est symbolisée.

Lost Highway place les protagonistes dans des états marqués par l’intensité. Fred est enragé,

Pete est terrifié et Mystery Man a pour fonction d’exacerber cette tension. L’échange que ce dernier a avec Fred a pour effet de provoquer ce dernier en le dépossédant du contrôle qu’il exerce sur son domicile alors que la discussion téléphonique entre Mystery Man et Pete vise à terroriser le jeune homme au moyen d’une anecdote exprimant clairement la menace d’une mort imminente. Fred parle à Mystery Man qui se trouve chez lui alors qu’il n’y est pas. Pete reçoit un appel du monstre alors qu’il vient tout juste de faire son entrée dans sa demeure. Ainsi, diverses situations convergent vers l’idée que le foyer est un territoire de l’horreur dans l’œuvre lynchienne. Nous avons abordé précédemment la prison que constitue la maison

365 Il est intéressant de noter que Mystery Man n’est jamais nommé comme tel dans le film : il est, au mieux, l’ami de Dick Laurent. C’est donc le générique de la fin du film qui finalement le baptise ainsi, ce qui souligne bien la participation singulière du dispositif cinématographique au sein de la diégèse.

du couple formé par Fred et Renée, mais ce qui est particulièrement marquant dans la mise en scène des foyers chez Lynch est la sensation d’étrangeté dans laquelle sont plongés les personnages lorsqu’ils se trouvent dans leur chez-soi. Il s’agit d’une négation complète des notions de confort et de sécurité, ce qui place systématiquement les personnages et le public dans la peur. À titre d’exemple, Pete est littéralement chassé de chez lui par une hallucination qui prend place dans sa chambre : il voit la tête d’Alice flotter dans les airs, des phénomènes lumineux brouillent sa vision et il perçoit d’une façon exacerbée le mouvement des insectes qui se heurtent à une ampoule électrique. Le foyer engendre aussi l’amnésie dans Lost

Highway. Fred n’a visiblement pas le souvenir d’y avoir assassiné Renée puisque c’est une

vidéocassette qui le lui montre ; de même, Pete n’a aucun souvenir de la nuit où il s’est retrouvé en prison à la place de Fred. Ce sont ses parents et un bref flashback qui suggèrent que Mystery Man a joué un rôle dans l’étrange substitution qui marque le pivot du film. Le foyer symbolise donc la peur et l’oubli. Il n’est pas familier, mais plutôt toxique et dangereux, ce qui semble appuyer, à une échelle macroscopique, la fonction monstrueuse qu’épouse la forme filmique. Les espaces sont piégés, la temporalité est manipulée afin d’emprisonner les protagonistes dans un chaos absolu.

Le film génère aussi un lieu qui se veut une inversion du foyer : la cabine en feu dans le désert. Si elle est une promesse de liberté pour Pete, elle s’avère un espace d’émancipation pour Fred. Ce lieu excentré et auquel le film a déjà fait référence à travers des rêves ou des visions des personnages, se présente comme l’espace signifiant tous les mondes possibles du film. De ce fait, la cabine possède un pouvoir profondément transformateur sur la diégèse. Décrit par Alice comme l’endroit où se trouve son contact pour échapper à Mr Eddy (« My fence I told you about is at his cabin. »), la cabine se présente comme une sorte de frontière, un lieu de passage, où s’accomplissent les permutations identitaires du film. Cette fonction

de la cabine est d’ailleurs soulignée par les états paradoxaux dans lesquels ce refuge nous est montré, passant d’un véritable brasier issu d’une explosion à une construction intacte lorsque Pete et Alice y arrivent. À cet endroit, Alice disparaît pour céder sa place à Renée au motel en compagnie de Mr Eddy. Pete, abandonné par Alice, devient Fred en se relevant. Mr Eddy, que Fred a kidnappé au motel, devient Dick Laurent lorsqu’il est abattu dans le désert, réalisant la fameuse prophétie entendue par Fred au début du film. Enfin, Mystery Man semble aussi être soumis à une sorte de métamorphose puisqu’il passe de l’ami de Mr Eddy à son assassin, accédant ainsi à la position d’allié dans la quête de vengeance de Fred. Cette dernière métamorphose provoque un effet singulier dans le film. Pour reprendre une expression chère à Dufour, ce changement de camp du personnage de Mystery Man « déréalise » tout ce qui a été montré par le film jusqu’à présent. Fred passe de la confusion à l’action en identifiant un antagoniste qui peut lui permettre, à travers le rituel du règlement de compte, de reprendre un certain contrôle. Cette nouvelle maîtrise de la situation est possible puisque Fred n’a plus peur : Mystery Man a relâché son emprise sur lui. À la suite de la métamorphose de Pete en Fred dans le désert, Mystery Man invite le personnage dans la cabine. Leur échange est bref, mais Mystery Man aborde directement le flou identitaire qui gangrène le récit :

Alice who ? Her name is Renee.

If she told you her name is Alice, she’s lying. And your name ? What the fuck is your name ?

Empoignant une caméra, Mystery Man s’avance vers Fred qui prend la fuite. Il prend place à bord de la voiture conduite par Pete et Alice et alors qu’il tente de la faire démarrer, Mystery Man s’approche suffisamment pour parvenir à filmer le visage de Fred qui, au même moment, réussit à partir en trombe. Fred fuit parce qu’il est terrorisé par Mystery Man, mais du moment où il est capturé par l’objectif de la caméra du monstre, sa fuite devient une quête. Dès lors, son obsession n’est plus liée à la vulnérabilité dans laquelle l’infidélité de Renée le plongeait, mais elle accède au caractère virilisant de la vengeance. Au motel, Fred observe calmement le départ de Renée avant de s’introduire dans la chambre de Mr Eddy et de le tabasser au son d’une pièce du groupe Rammstein. De retour dans le désert avec Mr Eddy dans le coffre de la voiture, Mystery Man fournit à Fred les armes et les preuves (un

enregistrement d’un film porno horrifique366 dans lequel joue Renée) qui permettent d’effectuer et de justifier le meurtre de Dick Laurent. Lorsque Mystery Man disparaît et que Fred retourne en direction de la ville, laissant le cadavre de Dick Laurent gisant dans le désert (la cabine a d’ailleurs complètement disparu), le film d’horreur fait une pause. Une sorte d’unité apparaît de façon fugace alors que les deux duos de détectives se retrouvent chez Andy, précédemment assassiné par Pete, et qu’ils découvrent une photo montrant Renée entourée de Dick Laurent et d’Andy (cette photo montrait aussi, préalablement, Alice – elle aussi s’est évaporée). À ce moment, l’un des détectives énonce : « I think there’s no such thing as a bad coincidence. », ce qui donne accès à cette possibilité du récit : Fred a puni sa femme pour son adultère (crime passionnel) puis il l’a vengée en éliminant les hommes à la tête du réseau de prostitution qui l’a recrutée (crime d’honneur). Cette version déréalise une fois de plus ce que le film nous a précédemment montré. En effet, cette suggestion d’un ordre restauré est immédiatement destituée par la relance du film au point où il s’était amorcé. Fred se rend à l’interphone de sa maison pour annoncer la mort de Dick Laurent et s’ensuit une chasse à l’homme où Fred est poursuivi par une horde de policiers et au cours de laquelle le personnage semble de nouveau être aspiré par la métamorphose, ce que montrent les traits monstrueux qui charcutent son visage juste avant que l’image ne cède la place au défilement d’une route sombre et silencieuse sur laquelle le générique final s’affiche progressivement. En nous appuyant sur Dufour, nous pouvons donc considérer cette scène finale comme détentrice du sens véritable du film:

Dans tous les cas, c’est la dernière scène, la dernière image, qui donne la clé, puisqu’elle montre que le possible était absolument réel (le possible passe de l’effectif à l’actuel, comme dit Deleuze), c’est-à-dire qu’il n’y a qu’une seule réalité, absolument effrayante, dont notre apparent quotidien n’est qu’un masque367.

366 Dufour met en évidence une certaine proximité entre le cinéma d’horreur (plus particulièrement le cinéma gore) et le film pornographique : « Le porno, comme le gore, a pour thème le corps et, ce qui, dans les deux cas, est montré, c’est ce que, habituellement, on cache : dans un cas, le sang qui gicle, les tripes qui sortent, les