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Chapitre 3. Blue Velvet

3.2 Inversions, dualités et contradictions de la femme fatale

Cette position assumée par Jeffrey face à l’accomplissement du mal présente un côté quasi vicieux tout en étant aussi étrangement réfléchi. Ainsi, la présence de l’ambiguïté dans Blue

Velvet apparaît comme un élément central qui nous entraîne sur le terrain esthétique du film

noir. Fred Pfiel analyse Blue Velvet en partant de cette évidence flagrante de son identité générique :

300 « L’écran n’est pas un cadre comme celui du tableau, mais un cache qui ne laisse percevoir qu’une partie de l’événement. » Cette citation d’André Bazin révèle bien la position de voyeur du public de cinéma, mais elle s’avère aussi d’une grande justesse pour représenter celle qu’adopte Jeffrey dans Blue Velvet. (Cité par Pascal Bonitzer, La vision partielle. Écrits sur le cinéma, Paris, Capricci, 2016, p. 204.)

It is too easy to tick of the noir elements in David Lynch’s art-film hit Blue Velvet (1986). The investigative male protagonist (Kyle McLachan) caught between dangerous dark-haired Dorothy Valens (Isabella Rossellini) and bland blond Sandy (Laura Dern); the far-reaching nature of the evil McLachan’s Jeffrey uncovers and the entanglements of the police themselves in its web; the homoerotic dimension of the relationship between Jeffrey and the film’s arch- villain Frank (Dennis Hopper)301.

Ainsi, comme c’est le cas pour le respect méticuleux des lignes narratives du thriller de la confrontation morale que nous avons abordé précédemment, il s’agit, ici, de savoir lire la façon dont les codes du film noir parviennent à s’afficher comme étant exemplaires tout en exposant des transgressions signifiantes. Frida Beckman se penche sur la notion de néo-noir en mettant en lumière l’apport de Jay P. Telotte sur cette question :

The traditional nature of well-recognizable characters in Hollywood is unsettled by many neo-noirs, which, Telotte suggests, offer key developments in terms of character as they take us from the comforting recognition of classical plot-driving characters to anomalous, unpredictable, and untrustworthy figures. […] Nonetheless, Telotte notes, even if these are “anomalous characters” that “predictably produce anomalous patterns,” they are ultimately harmless because they ultimately reinforce the status quo. Such characters function as markers “of an underlying classical pattern of characterization. In this way, even the transgressive figure becomes a knowable character of the sort that has been seen as common to film noir.” Such figures become warnings but not threats to the expected narrative development302.

Il est intéressant d’observer les rôles qu’occupent les personnages de Sandy et Dorothy dans le film par rapport à celui, archétypal, de la femme fatale. D’un point de vue iconographique, Dorothy se présente comme l’incarnation attendue de la femme fatale. Après qu’elle soit apparue de façon plutôt vulnérable dans son appartement lors de la visite de Jeffrey déguisé en exterminateur, cette première impression est complètement niée par la mise en scène qui nous montre le personnage de Dorothy sous les traits de la Blue Lady. Attablés au Slow Club, Jeffrey et Sandy assistent à une performance musicale d’une Dorothy sensuelle et lascive qui dégage une force érotique palpable. Encadrée d’un lourd rideau rouge et nimbée d’un

301 Fred Pfiel, « Revolting Yet Conserved: Family Noir in Blue Velvet and Terminator 2 », Postmodern Culture, vol. 2, n°3 (mai 1992) https://muse.jhu.edu/article/27355 (Page consultée le 19 mars 2020).

302 Frida Beckman, « From Irony to Narrative Crisis: Reconsidering the Femme Fatale in the Films of David Lynch », art. cit., p. 29.

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éclairage bleu et feutré qui mettent en évidence la blancheur de son dos nu ainsi que le contour de ses lèvres invitantes, cette Dorothy apparaît en totale contradiction avec la première image que nous avons entrevue d’elle, une femme qui semblait alors anxieuse et

captive. La scène du Slow Club met en scène de façon exemplaire la femme spectacle selon Mulvey : « Une femme produit une performance dans la narration, permettant habilement de combiner sans rupture dans la vraisemblance de l’histoire, le regard du spectateur et celui des personnages masculins. L’espace d’un instant, l’impact sexuel de la femme entraîne le film dans un no man’s land narratif et visuel, hors de son propre espace-temps303. » En effet, l’impact sur Jeffrey est évident alors que la caméra montre plusieurs plans du personnage qui fixe d’un regard fasciné la femme sur la scène, ce qui a pour effet de souligner l’inconfort que vit Sandy devant ce lien quasi sexuel unissant Dorothy qui s’exhibe et Jeffrey qui l’observe. Cette dimension théâtralisée du personnage de Dorothy souligne les différents rôles qu’elle peut endosser. Nous constatons d’abord la dualité originelle de la femme fatale à travers la présence de son pouvoir séducteur laissant présager une pulsion sexuelle dangereuse et le doute sur la nature secrète et ambiguë du personnage. Janey Place le remarque dans sa contribution à l’ouvrage Women in Film Noir : « Visually, film noir is fluid, sensual, extraordinarily expressive, making the sexually expressive woman, which is its dominant image of woman, extremely powerful. It is not their inevitable demise we remember but rather their strong, dangerous, and above all, exciting sexuality304. » Lorsque Dorothy est l’objet du regard de Jeffrey (sur la scène du Slow Club ou de l’autre côté de la porte de la penderie), la mise en scène du film exacerbe la charge sexuelle de Dorothy, la cantonnant ainsi dans les significations potentiellement malsaines de la femme fatale. Or, la

303 Laura Mulvey, « Plaisir visuel et cinéma narratif. Seconde partie », art. cit.

304 Janey Place, « Women in Film Noir », dans Ann Kaplan, Women in Film Noir, Londres, BFI Publishing, 1980, p. 36.

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scène de la garde-robe, bien qu’appuyant, en partie, cette expansion du personnage de la femme fatale, la révoque aussi en dévoilant un aspect qui problématise le rôle de ce personnage, soit son statut de victime. À travers l’ouverture des persiennes, Jeffrey voit Dorothy retirer son abondante perruque bouclée, se débarrassant ainsi de l’une de ses marques érotiques, et il la voit se soumettre complètement à la domination de Frank. Il découvre aussi, par la suite, qu’elle est une mère et une épouse lorsqu’il met la main sur une photo de famille et sur son certificat de mariage. Dorothy, à ce moment, s’est réfugiée dans la salle de bain et répète, d’une voix faible, « Help me. ». Au final, cette transformation du personnage de Dorothy, qui va de l’image de la femme fatale à l’incarnation de la victime, apporte surtout une signification au personnage de Jeffrey qui vit, parallèlement à ce dévoilement de Dorothy, une montée en puissance de son désir pour cette femme. Ainsi, le démantèlement de la dualité constitutive de la femme fatale, qui passe d’une dangereuse séductrice à une séductrice malade, perpétue néanmoins le statut de faire-valoir de la femme, un aspect que Place identifie bien : « women are defined in relation to men, and the centrality of sexuality in this definition is a key to understanding the position of women in our culture305. » Dans le cas de Blue Velvet, la fascination que Jeffrey continue d’éprouver à l’endroit de Dorothy alors qu’il s’évertue à percer son mystère mène à une représentation singulière de la perversité, préparant la voie à un glissement des enjeux du film noir vers ceux de l’horreur.

Le personnage de Sandy emprunte aussi momentanément les traits de la femme fatale. La scène marquant son entrée dans le film présente une forte stylisation. Alors que la caméra s’était attardée, quelques minutes plus tôt, à un portrait de la jolie Sandy trônant dans le salon familial, Jeffrey, qui sort de la maison après s’être entretenu avec le père de la jeune fille au

sujet de l’oreille qu’il a découverte, rencontre d’abord la voix de la jeune fille qui s’adresse à lui, cachée dans l’ombre : « I heard you found an ear. » Sandy sort graduellement de l’obscurité dans laquelle elle se tenait, créant un effet d’apparition qui lui octroie une certaine dose de mystère. Disposant de quelques informations sur l’affaire qui intéresse Jeffrey, elle se trouve dans une position enviable dans la mesure où elle a un contrôle sur la distribution du savoir et, incidemment, sur la progression de l’enquête du jeune homme. Sandy détient ainsi la possibilité d’exercer une certaine emprise sur le jeune homme. D’ailleurs, Éric Dufour rappelle que le cinéaste a lui-même confirmé le statut ambigu de Sandy : « Sandy est d’autant moins innocente, exempte de toute tache, que c’est elle qui met en marche la fiction306. » Dans ce qui se dessinera comme un motif de la cinématographie lynchienne, Sandy apparaît comme une inversion du personnage de Dorothy307. Sa chevelure blonde, sa contenance et sa jeunesse en font un personnage en totale contradiction, visuellement du moins, avec la profonde altérité qu’incarne Dorothy. D’ailleurs, les deux femmes ne sont réunies qu’à deux moments dans le film et ces scènes montrent le choc que génère la confrontation des deux univers qu’elles représentent. Cet effet de discordance est surtout perçu par Sandy qui se trouve décentrée du regard de Jeffrey lorsque Dorothy est présente. La première rencontre a lieu au Slow Club comme nous l’avons déjà évoqué. Ce qui dérange Sandy n’est pas uniquement la sensualité de Dorothy, mais plutôt l’envoûtement qu’elle exerce sur Jeffrey. La deuxième rencontre se situe vers la fin du film alors que Dorothy, complètement nue308 et abattue, fait une apparition inopinée dans le quartier où vivent les adolescents. Jeffrey et Sandy, qui assistaient à une fête, viennent de vivre l’aveu de leur amour mutuel, enlacés au milieu d’une piste de danse. Lorsque Dorothy surgit, elle s’agrippe à Jeffrey et Sandy assiste avec horreur à cette étreinte. Alors que Dorothy, soumise au délire, raconte que Don, son époux, aurait été blessé tout en parlant de Jeffrey comme de son

306 Éric Dufour, David Lynch : matière, temps et image, op. cit., p. 41.

307 Alain Boillat aborde les figures de la blonde et de la brune en précisant que « Lynch ne cesse d’exploiter, depuis Blue Velvet, [leur] potentiel différentiel et fantasmatique, comme l’avait fait avant lui Hitchcock dans Sueurs froides (Vertigo, 1958). L’opposition ou la fusion de la blonde et de la brune est en effet un point commun entre Lost Highway et Mulholland Drive. » Alain Boillat, « L’éclatement du personnage chez Lynch. Les “mondes possibles” dans Lost Highway et Mulholland Drive », Décadrages, n° 4-5, 2005, p. 56.

308 Cette scène du film rappelle précisément un souvenir de l’enfance de Lynch à Boise, en Idaho : « Tandis qu’on déambulait au hasard des rues, une femme nue, à la peau très blanche, est apparue. Sans doute à cause de l’éclairage blafard, j’ai eu l’impression que sa peau avait la couleur du lait, et que sa bouche était en sang. Elle titubait, visiblement dans un sale état, dans le plus simple appareil. C’était un spectacle irréel. Elle se dirigeait vers nous sans vraiment nous voir. » David Lynch et Kristine McKenna, L’espace du rêve, op. cit., p. 40.

amoureux secret (« I opened myself to him. He put his disease in me. »), Sandy est scandalisée et éclate dans un sanglot monstrueux, qui s’avère presque plus inconvenant que la nudité de Dorothy. Cette plainte semble renfermer la nature du profond décalage entre Sandy et Dorothy. Bien qu’elles appartiennent à deux espaces distincts (le jour et la nuit, le quartier et l’appartement) et qu’elles sont visuellement contrastées (blonde et jeune, brune et mature), leur schisme est provoqué par leur appartenance à deux univers génériques divergents. Dorothy s’inscrit dans l’univers du film noir, bien qu’elle questionne la figure de la femme fatale par son statut de victime. Thain le remarque bien, attribuant à Dorothy l’une des premières manifestations de la réinterprétation lynchienne de la femme fatale :

Although Dorothy’s sexual allure leads amateur detective Jeffrey into a criminal underworld, her actions are those of a glitchy automaton. Her excessive “acting out,” particularly in their disturbing sexual encounters when she begs Jeffrey to hit her, does not signal the typical duplicity that incites criminality (Jeffrey’s violence and self-disgust) via sexuality; instead, performance renders her vulnerable. Like a human record, she is forced to replay not only her nightly performances of Blue Velvet, but also her grotesque sexual encounters with Hopper, and endless audition for a role she needs but that is killing her309.

Ainsi, les conventions génériques du film noir semblent emprisonner le personnage de Dorothy dans un rôle qui ne lui correspond pas, ce dont témoigne la mise en scène perpétuelle à laquelle elle est soumise. La perruque qu’elle porte est un premier marqueur du travail de composition de ce personnage. Que ce soit dans l’intimité de son appartement (Jeffrey ne la voit que furtivement sans sa chevelure caractéristique) ou alors qu’elle se retrouve dans la vulnérabilité la plus totale lors de son irruption, complètement nue, dans le quartier de Jeffrey et Sandy, sa perruque l’assujettit à l’image de la femme fatale. La définition que Mary Ann Doane donne de cet archétype s’avère particulièrement pertinente pour aborder le personnage de Dorothy : « She [Doane] argues that the femme fatale is an unstable figure, a disguised woman, who “never really is what she seems to be”310 » En effet, la vulnérabilité qui la caractérise et les regards désirants dont elle fait l’objet la contraignent à maintenir la performance de la femme fatale active. Ce rôle de la femme mystérieuse instaure un continuum entre la performance scénique de la Blue Lady et ses relations avec les autres

309 Alanna Thain, Bodies in Suspense: Time and Affect in Cinema, op. cit., p. 157. (L’italique est le fait de l’auteure.)

310 Rita de Cássia Eleutério de Moraes, « Femmes fatales: representation in the movies and the spectrum of modernity », Revista de Letras, vol. 19, n° 25 (jan.-jun. 2017), p. 91.

personnages, rapports qui empruntent, de façon systématique, au mode d’expression de la femme fatale, soit la sexualité. Or, la sexualité de Dorothy ne s’avère pas le moyen d’émancipation ou de révolte auquel la femme fatale accède habituellement dans le film noir311. Il s’agit plutôt d’un carcan supplémentaire qui lui impose de jouer un désir qui n’est pas le sien, ce qui apparaît de façon évidente lorsqu’elle adopte la brutalité de Frank lors de ses rapports avec Jeffrey.

À l’opposé, Sandy joue dans un film différent : le mélodrame. En tant que marqueur de ce genre filmique, Sandy contribue au pathos des situations et exacerbe la dichotomie entre le bien et le mal. À travers Sandy, le bien est idéalisé au point de devenir artificiel comme le souligne la scène étrange où la jeune femme, avec émotion, raconte à Jeffrey son rêve magnifique mettant en scène des rouges-gorges. À partir de ce rêve, cet oiseau est érigé en symbole de bonheur et la fin du film ironise sur cette conception en se concluant sur l’image d’un rouge-gorge dont l’allure factice est grossièrement mise en évidence. Le mode mélodramatique que le personnage de Sandy confère au film contribue à l’exploration esthétique des contrastes poursuivie par Lynch :

Melodramas, however, depict the world as sharply divided into good and evil, with the suffering virtuous people deserving of pathos and admiration. […] Nothing is downplayed: storms rage, winds howl; waterfalls crash; hearts shatter; characters sink to their knees; women faint. Comparative literature scholar Peter Brooks characterizes melodrama as the mode “of excess”312.

Alors que Dorothy manifeste une forme outrancière de l’excès à travers une sorte de nécessité constante de la performance, Sandy incarne paradoxalement un excès qui se manifeste par l’effacement. Son rôle dans la diégèse s’arrime d’une façon trop adéquate à la passivité attendue des personnages féminins hollywoodiens. Une remarque de Budd Boetticher, que Mulvey cite dans « Plaisir visuel et cinéma narratif », met en évidence le cliché endossé par Sandy : « Ce qui compte, c’est ce que l’héroïne provoque, ou plutôt ce qu’elle représente. C’est elle, ou plus exactement l’amour ou la peur qu’elle inspire au héros, ou encore ce qu’il

311 Elizabeth Cowie met en lumière la manifestation de la sexualité dans les rôles forts des personnages féminins du film noir : « these film afforded women roles which are active, adventurous and driven by sexual desire. » Cité dans Yvonne Tasker, « Women in Film Noir », dans A Companion to Film Noir, Chichester, Wiley Blackwell, 2013, p. 356.

ressent pour elle, qui va le faire agir. En elle-même, la femme n’a pas la moindre importance313. » Sandy s’abandonne complètement à cette fonction de l’héroïne : elle écoute avec attention le récit des aventures de Jeffrey, elle lui suggère (souvent malgré elle) des pistes à explorer, elle le questionne avec douceur sur les motivations qui le poussent vers le mal. Or, cette combinaison de résilience et de platitude chez Sandy, bien que ponctuée par quelques réactions mélodramatiques, a quelque chose de suspect. En effet, à travers le caractère factice de ce personnage, Sandy s’avère réduite à une dimension unique, celle de l’image, voire de l’icône comme l’a souligné, dès le début du film, l’insert sur le portrait encadré de la jeune femme. Il s’agit d’une façon de signaler avec ironie, et une certaine cruauté, que le bien est tout aussi périlleux que le mal. L’artificialité s’affirme ici comme une autre définition de la mort. Ainsi, la brutalité des rencontres entre Dorothy et Sandy illustre la violence de la confrontation de deux visions du monde. Genres du réalisme, le thriller et le film noir tentent d’ériger une certaine logique du mal dans le film, soit que cette force

supplante celle du bien. L’incursion du mélodrame, par son exagération et son artificialité, est donc loin de démentir cette conception lynchienne du mal. Elle en donne, au contraire, une puissante illustration, déployant les contours d’un monde un peu en dehors du réel où ces enjeux se disputent sur le plan métaphysique. Le bien idéalisé du mélodrame peut donc rencontrer le mal infâme de l’horreur.