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L A THEORIE DE J OHN R AWLS : FONDEMENT DU SYSTEME PEREQUATEUR ALLEMAND

ALLEMANDES ET FRANÇAISES

A. L A THEORIE DE J OHN R AWLS : FONDEMENT DU SYSTEME PEREQUATEUR ALLEMAND

L’idée de John Rawls est d’égaliser les ressources puisque ce sont les moyens utilisables par l’individu, pour arriver aux fins qu’il s’est fixé, qui sont à égaliser. Cette théorie est fondée sur la pluralité des conceptions de la « bonne vie » et la responsabilité qu’ont les individus dans l’élaboration de leurs préférences, dans les choix des méthodes d’utilisation de ces ressources et de leurs efficacités, ainsi que dans les efforts consentis dans la réalisation de leurs projets. L’individu est entièrement responsable du résultat effectif qu’il atteint et ne peut recevoir de compensation pour un résultat plus faible, car il avait initialement les mêmes possibilités que les autres individus. Rawls souhaite donc une égalisation équitable de ce qu’il nomme les « biens premiers ».

L’objectif fondamental qu’il poursuit141 est de définir les principes généraux de fonctionnement des institutions d’une société juste, à partir d’une démarche fondée en partie sur les théories du choix rationnel142. Rawls déduit deux principes de justice redistributive : un principe d’égalité stricte pour les libertés fondamentales, suivant lequel « chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous » et un principe d’égalité démocratique, qui se décompose en deux sous-principes : un sous-principe de différence, affirmant que « les inégalités d’avantages socio- économiques doivent être telles qu’elles

141 Dans son livre majeur A theory of justice (1971), John Rawls rejette l’approche welfariste sur deux points : d’une part, il récuse l’utilisation du concept d’utilité comme mesure du bien-être individuel puisqu’elle ne reflète que le bien-être subjectif auquel le bien-être ne se réduit pas; d’autre part, en se situant lui-même dans la lignée kantienne, il reproche à l’utilitarisme, branche principale, historiquement, du welfarisme, d’oublier l’essence fondamentale de tout être humain qui est d’être un être moral, de disposer d’une volonté libre, un être qui, en ce sens, doit être considéré comme une fin en soi et non pas simplement comme un moyen. Ce statut confère deux propriétés : les individus sont égaux en droits mais ne sont pas substituables ; le traitement de chacun des individus doit être impartial.

142 V. RAWLS John, « La structure de base comme objet » et « La théorie de la justice comme équité : une théorie politique mais non pas métaphysique » in Justice et démocratie, 1993.

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soient au plus grand bénéfice des plus désavantagés » et un sous-principe d’égalité des chances, qui est prioritaire sur le précédent et selon lequel ces inégalités doivent être « attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous »143. La théorie de la justice de Rawls est une référence incontournable sur ces questions, et suscite une littérature abondante, qui en fait l’ouvrage le plus commenté du vingtième siècle. Toutes les autres théories de la justice qui sont développées par la suite se situent par rapport à celle de Rawls, notamment celle de Dworkin qui s’inscrit dans le courant de « l’égalité des ressources ».

Le système « fraternel » entre Etats fédérés, tel qu’il est conçu en Allemagne, avec la force que nous connaissons, est mis en œuvre par l’intermédiaire d’une péréquation dont la solidité et le caractère certain permettent aux Etats fédérés de n’avoir aucune inquiétude sur un éventuel manque de ressources. L’objectif d’assurer la solidarité et d’accorder à chaque Land les capacités de s’assumer financièrement dans des mesures comparables à ses homologues, aboutit à envisager la péréquation comme un sacerdoce intangible.

De fait, les objectifs d’une égalisation quasi-parfaite (proche des 100 %), sont à la base du Finanzausgleich. Au terme d’un processus rythmé par des étapes et des objectifs intermédiaires d’égalisation, chaque Land est assuré de disposer d’un socle de ressources fiscales supérieur à 95 % de la moyenne nationale144. C’est intrinsèquement la méthode que prône John Rawls : l’égalisation des biens premiers. Ce sont les moyens utilisables par les collectivités, pour arriver aux fins qu’elles se sont elles-mêmes fixées, qui sont égalisées. La justice redistributive est effectuée avant l’emploi des ressources et l’application du courant « ressourciste » ne fait nul doute.

Les deux principes de justice de Rawls sont appliqués. Le principe d’égalité stricte pour les libertés fondamentales est assuré par le recours à un socle minimum de ressources proche de la moyenne (avant 2005, le législateur assurait même à chaque Land 99,5 % des ressources moyennes) et le principe d’égalité démocratique est mis en œuvre à travers le financement, par les Länder les plus avantagés, des difficultés fiscales des autres Länder.

143 RAWLS John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, 666 p. (traduit de l’anglais, A theory of justice, 1971).

144 DESJARDINS Pierre-Marcel et GUIHERY Laurent, « Fédéralisme fiscal et comparé au Canada et en Allemagne : quels enseignements et quelles convergences ? », Actes du XIe colloque de l’ASRDLF : « Convergence et disparités régionales au sein de l’espace européen : Les politiques régionales à l’épreuve des faits », Bruxelles, Association de science régionale de Langue Française, 1-3 septembre 2004, p. 25.

Toutefois, si la péréquation allemande est aujourd’hui calquée sur la théorie de l’égalisation des ressources externes, elle tend à être remise en cause au profit de la théorie de Dworkin.

B. L’

EMERGENCE DE LA THEORIE DE

R

ONALD

D

WORKIN DANS LA PEREQUATION

ALLEMANDE

Ronald Dworkin145 approuve, comme Rawls, l’idée qu’il faut égaliser les ressources. Contrairement à ce dernier, il cherche à intégrer les talents et les besoins des individus en proposant d’égaliser l’ensemble des ressources externes et internes (tandis que Rawls ne considère qu’une partie des ressources externes). Dworkin définit les ressources externes comme échangeables (telles que les denrées) et il conçoit les ressources internes comme non échangeables (telles que le talent, le handicap ainsi que les autres aptitudes naturelles). L’individu est considéré comme un agent responsable de ses préférences, de sa conception personnelle de la « bonne vie » et de l’utilisation de ses ressources au sens où il maîtrise ces éléments146. Dans l’ouvrage Sovereign Virtue, la théorie prônée par Dworkin combine deux idées clés. Schématiquement, les êtres humains sont responsables de leurs choix et les richesses naturelles de l’intelligence ainsi que le talent sont moralement arbitraires, et ne devraient pas affecter la répartition des ressources dans la société.

Spahn considère, dans ce qu’il appelle le « conflit entre solidarité et subsidiarité », que « l’Allemagne prend de plus en plus conscience que l’homogénéité des résultats à un prix ». Le degré de redistribution entre Länder atteint son maximum car « non seulement la capacité fiscale par habitant a été totalement égalisée (à un niveau de 99,5 % de la moyenne nationale après les transferts fédéraux “pour combler les écarts”), mais si on prend en considération tous les transferts fédéraux, les écarts entre les Etats s’accroissent à nouveau »147. Depuis 2005, la suppression par le législateur, de l’objectif de 99,5 %, illustre les hésitations des politiciens à poursuivre une égalisation parfaite des « biens premiers ».

145 DWORKIN Ronald, « What is Equality ?, Equality of Welfare and Equality of Resources », in Philosophy and Public Affairs, 1981, p. 185 à 345.

146 V. FLEURBAEY Marc, Théories économiques de la justice, Economica, Paris, Coll. Economie et statistiques avancées, 1996, 250 p.

147 V. SPAHN Paul Bernd, Le maintien de l’équilibre fiscal dans une fédération : L’Allemagne, Francfort, août 2001, p. 14, disponible sur : http://www.desequilibrefiscal.gouv.qc.ca/fr/pdf/spahn.pdf (page consultée le 19 novembre 2010).

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La Cour constitutionnelle allemande critique ce degré élevé de péréquation, même si elle reconnaît, le seuil des 95 % conforme à la Loi fondamentale148. La solidarité inter- juridictionnelle facilite, il est vrai, le consensus dans un cadre intergouvernemental. Mais le processus de redistribution entre les Etats, la fédération et les paliers inférieurs de gouvernement rompt le lien qui doit exister entre les décisions en matière de dépenses et leur financement. L’absence de cette relation réduit la responsabilité des décideurs et diminue l’influence des citoyens-électeurs sur les politiciens.

Par ailleurs, les Länder perdent tout intérêt à développer leurs propres assiettes fiscales par une administration fiscale plus efficace ou de meilleures politiques économiques. D’un point de vue formel, la solidarité interrégionale tend à réduire encore l’autonomie financière des Etats, déjà très restreinte par la Constitution, ce qui met en péril l’indépendance de leur budget, et la pertinence de leurs politiques de dépenses. La péréquation pénalise fortement toute capacité fiscale excédentaire par rapport à la moyenne nationale et tend à encourager des comportements budgétaires inefficaces, surtout si elle combinée à un mécanisme de transferts fédéraux qui remet à flot les gouvernements non performants.

L’analyse de Spahn démontre que la « charge marginale implicite inhérente au système combiné de péréquation entre Etats » est faible. Si un Land souhaite accroître ses recettes propres, il lui reste à disposition peu des recettes supplémentaires, soit parce qu’il perd une partie de ses avantages lors de la redistribution régionale, soit parce qu’il augmente sa contribution aux systèmes de péréquation.

Cela est d’autant plus vrai pour les Etats qui ont un minimum garanti et des ressources inférieures à celui-ci. Tout accroissement de leurs ressources engendre une perte des ressources obtenues du fait de la péréquation et stimule le manque d’intérêt de ces Etats à développer leur propre assiette fiscale.

Un second aspect du système n’incite pas les autorités des Länder à être efficaces. Les subventions fédérales sont attribuées en fonction des recettes et des dépenses « réelles », ce qui amplifie les dérives vers des comportements budgétaires irresponsables. La solidarité intergouvernementale n’est pas favorable à la réduction des déficits et incite à des politiques de dépenses volontaristes et sans effet sur les recettes fiscales.

Cependant, les propositions de réforme peinent à rallier un grand appui et soulèvent l’épineux problème de la fraternité entre l’Ouest et l’Est, les Länder de l’ex-RFA étant contributeurs et ceux de l’ex-RDA bénéficiaires149.

Certains auteurs allemands « reprennent » les deux idées clés de Dworkin en avançant l’idée d’une répartition sur la base de données objectives entre des entités ayant des responsabilités semblables. Dans ce contexte, et à la différence du modèle actuel et de la théorie de John Rawls, les choix politiques, économiques et budgétaires des autorités fédérées n’influeraient pas sur le partage des ressources.

Un dilemme constitutionnel s’oppose à cette évolution puisque la Loi fondamentale préconise une approche quantitative pour le partage vertical des ressources et établit la population comme seul critère de répartition horizontale des ressources, rendant impossible toute approche axée sur les besoins.

A l’opposé du système outre-Rhin, la péréquation française se fonde sur la recherche de l’égalité du domaine de choix dont Sen et Roemer sont les principaux artisans. Elle résiste ainsi à l’utilisation d’un socle minimum d’égalisation150.

§ 2. L’

EGALITE DU DOMAINE DE CHOIX ADAPTEE A LA PEREQUATION

FRANÇAISE

En opposition au courant « ressourciste », l’école de « l’égalisation du domaine de choix » (appelée également « l’égalité des opportunités ») s’est développée. Ses fondamentaux reposent sur le fait que la distinction entre préférences et ressources n’est pas réellement pertinente et qu’il est plus raisonnable de se référer à une distinction entre les éléments qui sont sous le contrôle de l’individu et ceux qui n’y sont pas.

149 C’est également l’épineux problème du rééquilibrage calédonien qui freine toute révision de la clé de la répartition provinciale.

150 Les seuls objectifs définis en termes de seuil apparaissent dans l’article 68 de la loi de 1995 (Loi n° 95-115 du 4 février 1995 portant loi d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire) : « A compter du 1er janvier 1997, une péréquation financière est opérée entre les espaces régionaux de métropole. A cette fin, l’ensemble des ressources, hors emprunts, des collectivités territoriales et de leurs groupements, au sein d’un même espace régional, fait l’objet d’un calcul cumulé. Ces ressources comprennent les concours de toute nature reçus de l’Etat, les recettes de péréquation provenant de collectivités territoriales extérieures à l’espace considéré, les bases de calcul de l’ensemble des ressources fiscales multipliées pour chaque impôt ou taxe par le taux ou le montant unitaire moyen national d’imposition à chacun de ces impôts ou de ces taxes, les produits domaniaux nets de la région, des départements qui composent celle-ci, des communes situées dans ces départements et de leurs groupements. Les ressources ainsi calculées, rapportées, par an, au nombre des habitants de l’espace régional considéré, sont corrigées afin de tenir compte des charges des collectivités concernées et de leurs groupements. Elles ne peuvent être inférieures à 80 p. 100 ni excéder 120 p. 100 de la moyenne nationale par habitant des ressources des collectivités territoriales et de leurs groupements ».

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Dans cette optique, la distribution des biens est juste dès lors que l’ensemble des niveaux de résultats que peut atteindre chaque individu, est identique pour tous. L’accent n’est pas mis sur les résultats effectivement atteints, car ils dépendent des choix des individus, mais sur l’ensemble des résultats possibles, autrement dit sur les possibilités réelles de résultats que peuvent obtenir les individus après la distribution des ressources.

Ce qui compte n’est pas la quantité des ressources externes, mais ce qu’elles permettent à l’individu de faire. Comme le souligne Christine Le Clainche (1999), « il s’agit d’égalité modulo les choix autonomes »151 dont les individus sont entièrement responsables. Le but recherché est de supprimer toutes les contingences extérieures dont l’individu n’est pas responsable, et de faire en sorte que tout individu ait le même ensemble de niveaux possibles de bien-être. Cela signifie qu’il ne suffit pas que les mêmes résultats soient à la portée de chacun, il faut surtout qu’ils puissent être atteints avec le même effort152.

Cette deuxième école de « l’égalité du domaine de choix », sur laquelle est fondée la péréquation française, s’appuie principalement sur les travaux de Sen (A) et de Roemer153

(B).