• Aucun résultat trouvé

Le fondement de la solidarité préférée à celui de la fraternité

POSITIF DE LA PEREQUATION

A. L A PEREQUATION ET LE PRINCIPE DE SOLIDARITE NATIONALE

1. Le fondement de la solidarité préférée à celui de la fraternité

A l’instar de Marcel David163, nous sommes confrontés à la question de la considération de la solidarité et de la fraternité comme des principes relevant de la sphère juridique, dès lors qu’ils sont érigés en fondements d’institutions ou de règles.

Nous partageons son avis sur la notion de solidarité présente dans le Préambule de la Constitution de 1946 et reprise par le Préambule de la Constitution de 1958. A maintes reprises depuis les années 1980, le Conseil constitutionnel la met explicitement à contribution pour justifier la teneur de ses décisions : il en est ainsi de celles du 16 janvier 1986 et des 25-26 juin de la même année164, de celle du 23 janvier 1987 sur l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité165, de celle du 28 décembre 1990 à propos de la CSG (contribution sociale généralisée)166, de celle du 6 mai 1991 sur le fonds de solidarité francilien167 ou encore de celle du 21 janvier 1997 relative à la prestation spécifique de dépendance168.

Le Conseil d’Etat se montre encore réticent à recourir à la solidarité pour motiver fondamentalement ses arrêts en lui préférant les principes généraux du droit au risque de voir certaines de leurs composantes entrer en opposition avec un impératif des Droits de l’homme. La fonction contentieuse du Conseil d’Etat lui permet de participer à l’élaboration ou à la précision des règles et des concepts qui régissent le droit social. Par ses

163 DAVID Marcel, « Solidarité et fraternité en droit public français », Actes du colloque : « La solidarité en droit public », Université de Franche-Comté, 21-22 avril 1999, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 30 à 31 et DAVID Marcel, « Quel avenir pour la fraternité ? Des acquis nombreux et des interrogations pour le futur », Caisse nationale des Allocations familiales, Informations sociales, n° 136, p. 60 à 69.

164 V. considérant 19 relatif au grief de la suppression de tout moyen d’action du gouvernement sur les prix donc de la suppression d’une garantie correspondant au respect d’exigences constitutionnelles telles que l’égalité et la solidarité des Français devant les charges qui résultent des calamités nationales ou la continuité de la vie nationale (Conseil constitutionnel, décision n° 86-207 DC des 25 et 26 juin 1986 sur une loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et social).

165 V. considérants relatifs à l’allocation supplémentaire du fonds national de solidarité (Conseil constitutionnel, décision n° 86-225 DC du 23 janvier 1987 sur une loi portant diverses mesures d’ordre social).

166V. considérant 29 sur la confrontation entre les contributions sociales instituées par la loi de finances pour 1991 et la mise en œuvre du principe de solidarité nationale (Conseil constitutionnel, décision n° 90-285 DC du 28 décembre 1990 sur la loi de finances pour 1991).

167 V. supra.

168 V. considérant sur les griefs tirés de la méconnaissance du onzième alinéa du Préambule de la constitution du 27 octobre 1946 et du principe d’égalité (Conseil constitutionnel, décision n° 96-387 DC du 21 janvier 1997 sur la loi tendant, dans l’attente du vote de la loi instituant une prestation d’autonomie pour les personnes âgées dépendantes, à mieux répondre aux besoins des personnes âgées par l’institution d’une prestation spécifique dépendance).

71

arrêtés sur la légalité d’actes règlementaires, le Conseil d’Etat examine la conformité du mécanisme des franchises au regard des exigences de la solidarité nationale figurant dans le Préambule de la Constitution de 1946169.

A fortiori, le Conseil d’Etat ne s’appuie pas sur la fraternité. D’ailleurs, aucun tribunal ne l’utilise à ce jour. La notion mentionnée à l’article 2 de la Constitution de 1958170 et à l’article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme171 ne serait qu’un principe de droit moral comme le pensait Paul Thibaud, philosophe et ancien directeur de la revue Esprit : « Autant la liberté et l’égalité peuvent être perçues comme des droits, autant la fraternité est une obligation de chacun vis-à-vis d’autrui. C’est donc un mot d’ordre moral »172.

Aucun grief destiné au Conseil constitutionnel ne fait allusion à un éventuel principe juridique de fraternité. Il faut dire que les saisissants fondent leurs argumentaires, autant que faire se peut, sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel pour mieux débouter les défenseurs du texte pour lequel les juges sont saisis. Il ne faut pas s’offusquer de l’absence de mise en exergue d’un principe dont le Conseil constitutionnel écarte jusqu’alors par son silence, d’une hypothétique portée juridique.

Lors de l’examen du projet de loi organique en application de l’article 72-2 de la Constitution relatif à l’autonomie financière des collectivités territoriales, le sénateur Paul Girod lie la fraternité à la péréquation :

« Alors que nous abordons la concrétisation de tout cela, nous pourrions peut-être revenir tout simplement à notre devise républicaine : « Liberté, Egalité, Fraternité ». La liberté, c’est la capacité de prendre ses responsabilités. […] L’égalité et la fraternité, c’est la péréquation […] nous allons sans doute nous interroger sur la stabilisation de l’existant et sur une évolution plus prudente de la notion de liberté face à la notion d’égalité et de

169 CE, 6 mai 2009, Association FNATH, Association des accidentés de la vie, Association nationale de défense des victimes de l’amiante : « Les sommes susceptibles d’être laissées à la charge des assurés du fait du décret n° 2007-1937 du 26 décembre 2007, pris pour l’application du III de l’article de l’art. L. 322-2 du code de la sécurité sociale, n’excèdent pas la part des revenus des assurés au-delà de laquelle les exigences du onzième alinéa du Préambule seraient méconnues ».

170 Article 2 de la Constitution : « L’emblème national est le drapeau tricolore, bleu, blanc, rouge à trois bandes verticales d’égales dimensions. L’hymne national est la Marseillaise. La devise de la République est : " Liberté, Egalité, Fraternité. " Son principe est : gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple ».

171 Article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

fraternité. […] Je pense que les suggestions de nos commissions vont aider le Parlement et le gouvernement à avancer dans le sens de la conjonction difficile entre liberté, responsabilité et fraternité. Je pense également que le débat qui s’ouvre ressurgira à un moment ou à un autre »173.

Il s’agit d’un cas isolé, tant la « solidarité entre les territoires » est devenue un fondement politique du développement territorial, que ce soit en matière de télécommunications174, d’habitat, de transports ou d’aménagement175.

La solidarité entre les collectivités locales, personnes morales de droit public, découle de l’évolution plus générale de la solidarité entre les territoires. Les débats au sein de la délégation à l’aménagement et au développement durable du territoire de l’Assemblée nationale et les rapports du Sénat témoignent de cet engouement. Emile Blessig, Président de la délégation, relève par exemple, « l’incohérence du dispositif fiscal sur les déchets qui entrave la mise en place d’une véritable solidarité entre les territoires »176, tandis que les rapporteurs du Sénat invoquent la solidarité entre les territoires en affichant ce que doit être l’objectif de l’évolution de la péréquation : « assurer la solidarité entre les territoires par une péréquation refondée »177. A contrario, nous n’avons trouvé traces de la fraternité entre les territoires que dans de rares revendications politiques.

Le législateur affiche régulièrement le concept de solidarité dans les dispositifs de péréquation, en instaurant, par exemple, la dotation de solidarité urbaine et de cohésion sociale, la dotation de solidarité rurale, le fonds de solidarité des communes de la région Île-de-France. La solidarité prend le pas sur la fraternité en devenant un principe juridique utilisé par le législateur et reconnu par le Conseil constitutionnel.

173 V. Intervention de M. Paul GIROD, Compte-rendu intégral des débats, séance du 1er juin 2004, « 14. Autonomie financière des collectivités territoriales » - Suite de la discussion d’un projet de loi organique.

174 V. Les enjeux du haut débit : « collectivités locales et territoires à l’heure des choix » (colloque), Intervention de M. Gérard LARCHER - Sénateur des Yvelines, Président de la Commission des affaires économiques et du plan du Sénat, Palais du Luxembourg, 12 novembre 2002.

175 V. Exposé des motifs du projet de loi relatif à la solidarité et au renouvellement urbains, présenté au nom de M. Lionel JOSPIN par M. Jean-Claude GAYSSOT : « Le présent projet de loi vise à rénover le cadre juridique des politiques d’aménagement de l’espace, afin d’assurer un développement et un renouvellement urbain cohérents, solidaires et durables, en s’appuyant sur trois principes fondamentaux » dont « l’exigence de solidarité, pour assurer le développement cohérent des territoires urbains, périurbains et ruraux ».

176 V. Compte-rendu n° 19, Délégation à l’aménagement et au développement durable du territoire, Assemblée nationale, Audition de Mme Roselyne BACHELOT-NARQUIN, Ministre de l’écologie et du développement durable, sur la gestion des déchets et de l’eau, Mercredi 4 juin 2003

177Mission temporaire sur l’organisation et l’évolution des collectivités territoriales, Rapport d’information n° 264 présentant ses premières orientations sur la réorganisation territoriale, Yves Krattinger et Jacqueline Gourault, Paris, Sénat, 2008-2009, p. 143 à 146.

73

En ce qui concerne les notions de solidarité et fraternité, les œuvres de Michel Borgetto sont devenues des références178. L’auteur considère comme plausible l’éventualité que le Conseil constitutionnel en vienne à recourir à la fraternité en prenant appui, ou non, sur le Préambule de la Constitution et sans que la symbiose ponctuelle entre les deux principes de solidarité et de fraternité n’implique la totale absorption de l’un par l’autre afin qu’il soit fait fond de la fraternité pour épargner à la solidarité d’enfreindre la justice tout en servant potentiellement de dénominateur commun entre les peuples, conformément à l’article 1er de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Tout en se juridicisant, la fraternité ne se déleste pas de sa teneur éthique et à l’instar de la solidarité, elle peut servir de pont entre la liberté et l’égalité, les deux autres principes de la devise républicaine. Nous pourrions ainsi assister à la reviviscence de la fraternité en symbiose avec la solidarité après le processus de substitution de la solidarité à la fraternité (1871-1980)179 et suivi l’esquisse d’une juridicisation de la fraternité sous l’égide des révolutions à la française180.

A contrario, pour Patrice Raymond, la solidarité représente une « ère nouvelle pour les hommes et les institutions » et la fraternité révolutionnaire fait définitivement place à la solidarité républicaine181.