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Les théories du capital social

2. S’interroger sur les inégalités scolaires

2.2. Expliquer la persistance des inégalités scolaires par la sociologie

2.2.4. Les théories du capital social

Les deux approches et interprétations théoriques introduites dans les parties précédentes, celle des théoriciens de la reproduction et celle des théoriciens du choix rationnel, ont largement polarisé et monopolisé les débats de la sociologie de l’éducation. Cependant, ces approches comportent d’importantes limites lorsque l’on s’interroge sur la nature des mécanismes qui font que l’origine sociale familiale (le background familial) impacte sur l’éducation. D’un côté, Bourdieu et Passeron (Bourdieu, 1979b; Bourdieu & Passeron, 1964, 1970) mettent en avant le fait que le capital culturel est transmis des parents aux enfants, intériorisé au sein des habitus des enfants par la socialisation primaire (celle qui se déroule au sein de la famille). À partir de là, le fonctionnement du système d’enseignement sélectionne les individus selon leur capital culturel (et linguistique).

Néanmoins, les mécanismes de transmission ne sont pas pragmatiquement étudiés et décrits et la transmission est considérée comme un processus inévitable. De l’autre côté, pour les théoriciens du choix rationnel et du capital humain (Boudon, 1973; Breen & Goldthorpe, 1997), le rôle de l’origine sociale est centrale dans l’explication des inégalités scolaires, d’une part, par son influence sur les performances scolaires et, d’autre part, par son influence sur les choix de formation. Cette approche élimine donc l’idée de culture ou de sous-culture ou d’influence du système scolaire. Cependant, les chercheurs n’étudient pas comment les jeunes et les familles prennent concrètement leurs décisions, sur quels critères et quels sont les individus ou structures qui influencent ces décisions. Le concept de capital social peut venir compléter et combler, en tout cas en partie, certaines lacunes des approches de la reproduction et de la domination et de la théorie du choix rationnel et du capital humain. Le concept sera d’ailleurs largement intégré au sein des deux courants théoriques et interprétatifs. Le

44 Boudon (Boudon, 1973, p. 166) écarte délibérément de son modèle (probablement à tort) l’influence du groupe de référence sur le conditionnement des attentes et aspirations scolaires et retient exclusivement le milieu social comme étant le groupe de référence.

capital social est introduit comme étant un potentiel déterminant de la formation (du choix du type de formation, du niveau de formation atteint, des performances scolaires, etc.).

Bourdieu a été le premier à considérer et intégrer le capital social dans l’explication des inégalités scolaires selon l’origine sociale. Selon Bourdieu, « le capital social est l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissances et d’inter-reconnaissances ; ou, en d’autres termes, à l’appartenance à un groupe, comme ensemble d’agents qui ne sont pas seulement dotés de propriétés communes (susceptibles d’être perçues par l’observateur, par les autres ou par eux-mêmes) mais sont aussi unis par des liaisons permanentes et utiles. » (Bourdieu, 1980, p. 2). Selon lui, le capital social dont dispose un individu est, par définition, indissociable des relations sociales qu’entretien l’individu avec son réseau de liaisons ainsi que des autres types de capitaux détenus par les membres de son réseau de liaison. « Le volume du capital social que possède un agent particulier dépend (…) de l’étendue du réseau des liaisons qu’il peut effectivement mobiliser et du volume du capital (économique, culturel ou symbolique) possédé en propre par chacun de ceux auxquels il est lié » (Bourdieu, 1980, p. 2). Ainsi, plus les individus ont de connaissances qui possèdent un volume important de capital (sous quelque forme que ce soit), plus ils pourront potentiellement mobiliser un volume important de capital dans le but d’atteindre un objectif donné. Or, par exemple, le fait pour un individu d’avoir fréquenté un établissement scolaire élitiste accroît ses chances de disposer et de développer un réseau social, un réseau de liaisons composé d’individus eux-mêmes dotés d’un capital culturel et économique important (étant donné l’homogamie sociale au sein de ces établissements). À l’inverse, un individu ayant fait des études peu valorisées, fréquentées majoritairement de personnes de milieux populaires (donc disposant d’un capital réduit) aura moins d’opportunités de développer un réseau de liaison doté d’un volume de capital important. Ainsi, le capital social contribue à la reproduction des inégalités entre les classes sociales étant donné qu’un individu issu de la classe aisée

« héritera » du capital culturel et économique des parents mais disposera également du capital social des parents et de son capital social propre, qu’il se constituera à force de fréquenter des milieux favorisés. Bourdieu (1986) développe d’ailleurs l’idée que le capital peut être transformé d’un état vers un autre. Le capital social peut être transformé en capital économique puis en capital culturel, par exemple lorsque les parents empruntent de l’argent à une connaissance afin que l’enfant puisse faire des études en ville. Le capital social est également considéré par Bourdieu comme un élément permettant de produire de la distinction sociale entre les groupes, entre les classes sociales, entre les dominants et les dominés. Par exemple, au sein d’une confrérie, d’une association d’étudiants dont chaque membre du groupe dispose d’un capital élevé, et dont chaque membre pourrait donc bénéficier du volume du capital social des autres membres du groupe sur le court ou long terme, chaque individu ne gagnerait rien de plus, et perdrait au contraire, s’ils ouvraient l’accès au groupe à des individus disposant de peu de capital (social, culturel, économique, symbolique). « (…) Le réseau de liaisons est le produit de stratégies d'investissement social consciemment ou inconsciemment orientées vers l'institution ou la reproduction de relations sociales directement utilisables, à court ou à long terme (…) » (Bourdieu, 1980, p. 2). Cette définition faite par Bourdieu est considérée comme étant instrumentale par Portes (1998) étant donné que les individus utilisent ce type de capital comme un élément de distinction entre les groupes, entre les classes. En résumé, replacée dans le cadre de la formation et des inégalités scolaires, les individus qui disposent de peu de capital social ne peuvent bénéficier que d’un réseau de liaisons limité et donc d’un capital potentiellement mobilisable limité (par exemple, lorsqu’ils doivent faire face à des obstacles et qu’ils ont besoin de soutien financier, afin d’acquérir les informations nécessaires aux moments de choisir une formation, etc.). L’approche de

Bourdieu développe donc l’idée que le capital social est essentiellement un outil de distinction (qui crée donc de l’exclusion) et qui contribue à la reproduction de l’ordre social.

Dans une autre approche, James Coleman (Coleman, 1988a, 1988b, 1990) utilise également le concept de capital social dans la transmission du capital humain (principalement le niveau de formation). Il utilise ce concept afin d’apporter une composante davantage sociale au sein de la théorie du choix rationnel (ou de l’action rationnelle), largement inspirée des théories économiques. Ses conceptions de l’individu et de l’action sociale se situent dans un entre-deux, à la fois dans l’idée que l’individu est soumis à des contraintes sociales, à des normes sociales, qu’il est donc en partie socialement déterminé et à la fois que l’individu dispose d’une certaine marge de manœuvre, qu’il est capable d’actions rationnelles, de choisir et d’agir (Coleman, 1988a). Au sein de cet entre-deux, le capital social est considéré comme une ressource potentiellement mobilisable par les individus, à l’égal du capital humain, physique ou économique qui permet et facilite l’action des individus au sein des structures et contraintes sociales. Il est défini par sa fonction comme « a variety of entities, with two elements in common: they all consist of some aspect of social structures, and they facilitate certain action of actors - whether persons or corporate actors - within the structure. Like other forms of capital, social capital is productive, making possible the achievement of certain ends that in its absence would not be possible. » (Coleman, 1988a, p. S98), ou encore « Social capital, however, comes about through changes in the relations among persons that facilitate action. If physical capital is wholly tangible, being embodied in observable material form, and human capital is less tangible, being embodied in the skills and knowledge acquired by an individual, social capital is less tangible yet, for it exists in the relations among persons. Just as physical capital and human capital facilitate productive activity, social capital does as well. » (Coleman, 1988a, p. S100‑S101).

Coleman a développé l’idée que le capital social est une ressource importante dans la reproduction du capital humain d’une génération à la suivante, suite à une recherche (Coleman, 1988b) qu’il a effectué où il comparait l’impact du type d’établissement du niveau high-school (public, privé, religieux) sur le taux d’abandon aux États-Unis. Il a observé, avec étonnement, que le taux d’abandon était près de quatre fois inférieur au sein des établissements catholiques qu’au sein des autres types d’établissements privés (religieux ou pas), à composition sociale du public égale. Il en a donc déduit que le taux d’échec au sein des établissements catholiques était plus bas parce que les élèves bénéficiaient d’un capital social élevé (qui provient de la communauté scolaire et religieuse et du faible taux de parents divorcés). Il a de plus mis en avant le fait que la communauté autour de l’école compense grandement le manque de capital social dans le cas de familles divorcées (Coleman, 1988b). De cette étude, Coleman déduit que le capital social se développe au sein de la famille ou de la communauté et participe à la création du capital humain et économique des individus. La famille, à travers leur capital économique, humain et social, influence le développement du capital humain de leurs enfants. Le capital économique de la famille, souvent mesuré par le revenu, détermine les conditions matérielles d’apprentissage des enfants : un lieu dédié aux études, l’accès aux matériels scolaires (notamment un ordinateur et internet de nos jours), les moyens nécessaires pour financer les années de scolarité et les soutiens scolaires (professeurs particuliers), etc. Le capital humain, souvent mesuré par le niveau de formation des parents, fournit potentiellement un environnement plus ou moins favorable à l’apprentissage. Finalement, le capital social au sein de la famille correspond à la relation familiale entre les parents (ou d’autres membres de la famille) et les enfants, au temps passé et à l’effort consenti par les parents dans le but de transmettre leur capital humain. Ainsi, le capital social au sein de la famille conditionne la transmission du capital humain. « (…) if the human capital possessed by parents is not complemented by social capital embodied in family relations, it is irrelevant to the child's educational growth that the parent has a great deal, or a small amount, of

human capital. » (Coleman, 1988a, p. S110). « Social capital within the family that gives the child access to the adult's human capital depends both on the physical presence of adults in the family and on the attention given by the adults to the child. The physical absence of adults may be described as a structural deficiency in family social capital. (…)Even if adults are physically present, there is a lack of social capital in the family if there are not strong relations between children and parents. » (Coleman, 1988a, p. S111). Certaines configurations familiales peuvent avoir un impact important sur le temps investi et l’effort fourni afin de transmettre le capital humain, par exemple au sein des familles monoparentales ou au sein des familles nombreuses. Le capital social émanant des relations sociales, de la communauté qui entoure l’école, des professeurs et du réseau de professionnels semble également important, d’autant plus lorsque le capital social familial fait défaut. Selon Coleman, les familles qui ont déménagé et dont les réseaux sociaux ont été rompus ont probablement un capital social plus restreint ce qui fait que les enfants ont un taux d’interruption des études plus élevé. Ainsi, les familles qui scolarisent leurs enfants au sein d’écoles privées catholique ont un taux d’interruption bien plus bas étant donné que les familles et leurs enfants peuvent bénéficier d’un capital social communautaire conséquent.

Au final, cette interprétation du capital social est éloignée de celle avancée par Bourdieu étant donné que ce type de capital est considéré comme une condition importante à la transmission ou à la création du capital humain et non à la distinction entre les individus, groupes ou classes. Il argumente d’ailleurs sur le fait que le capital social peut être mobilisé à tout niveau social, par quelque individu que ce soit, même par les plus marginalisés contrairement au lien entre le capital culturel et le capital social avancé par Bourdieu (Bourdieu, 1980, 1986). Nous pouvons néanmoins mobiliser ces deux définitions du capital social dans l’étude des déterminants des parcours scolaires des descendants d’immigrés en Suisse. Indépendamment de la définition adoptée, nous nous demandons quel est l’impact de la migration des parents (considéré comme une rupture des relations sociales) sur leur capital social et par la suite sur les parcours de formations des enfants ? Concernant la définition faite par Bourdieu, en faisant l’hypothèse que les familles immigrées disposent d’un réseau de connaissances restreint et, pour beaucoup d’entre eux un capital culturel modeste par rapport aux familles natives, nous pourrions nous interroger sur le rôle joué par le capital social de familles, et donc par le volume de capital potentiellement mobilisable, dans les processus de sélection tout au long de la scolarité. Dans l’optique de Coleman, la question de la langue semble centrale étant donné que malgré le temps investi et la volonté de transmettre le capital humain à leurs enfants, il se pourrait qu’ils ne disposent pas du capital linguistique nécessaire pour le faire (par exemple pour soutenir et aider les enfants pour faire les devoirs, pour étudier). De plus, il se pourrait également que les parents n’aient pas pu développer un réseau social suite à l’immigration (pour diverses raisons), réseau qu’ils pourraient mobiliser afin d’obtenir les informations clés, indispensables au bon déroulement de la scolarité des enfants.45

On peut reprocher aux deux conceptions du capital social de Bourdieu et de Coleman le fait qu’ils ne prennent pas en considération l’impact du capital social développé par les jeunes eux-mêmes à travers leurs propres relations sociales avec leurs amis, camarades de classe ou collègues de travail, relations sociales qui sont déterminées dans une large mesure, en tout cas dans un premier temps, par l’environnement de scolarisation, par la classe d’enseignement fréquentée, par l’organisation du système éducatif (Rosenbaum, 1976). Plus largement, les approches conflictualistes et du choix rationnel ne prennent pas ou peu en considérations les effets des contextes de scolarisation sur les

45 Cependant, ces hypothèses peuvent être remises en question par le concept de capital ethnique que nous abordons plus loin.

inégalités scolaires. Dans la partie suivante, nous considérons l’impact des contextes de scolarisation, et plus particulièrement du type de sélection, sur les inégalités scolaires.

2.2.5. Les effets institutionnels et des contextes de scolarisation sur les inégalités

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