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La démocratisation de l’enseignement

2. S’interroger sur les inégalités scolaires

2.1. La démocratisation de l’enseignement

A partir des années 1930 à 1960, les États-Unis et la grande majorité des pays européens dont la Suisse ont connu un processus de « démocratisation de l’enseignement » plus ou moins rapide. En réalité, ce terme désigne et regroupe, souvent de manière indifférenciée, deux tendances de transformation des systèmes d’enseignement et de leurs publics.

En premier lieu, nous distinguons le processus de « massification » de l’enseignement, de

« démocratisation quantitative » (Prost, 1986) ou de « diffusion uniforme » (Merle, 2009). La massification correspond au prolongement général de la scolarité, à la diffusion de l’instruction et à une augmentation du taux de diplômés, aussi bien au niveau obligatoire, post-obligatoire que tertiaire (Duru-Bellat, 2002; Merle, 2009; Petitat, 1982; Prost, 1986). De nos jours, en Suisse, près de 90% des jeunes obtiennent un certificat post-obligatoire alors que c’était le cas seulement d’environ 60% des jeunes au milieu du XXème siècle (Falcon, 2015). Le taux de certification du tertiaire passe de 29% chez les individus âgés de 55 à 64 ans à 44% chez les 30-34 ans (OECD, 2014). Ainsi, la fréquentation des formations post-obligatoires a connu un processus de massification au sein des pays de l’OCDE, obtenir un certificat du post-obligatoire constitue aujourd’hui la norme (Eckmann-Saillant, Bolzman, & Rham, 1994), et toujours plus de personnes, d’autant plus en Suisse, poursuivent leur parcours de formation au degré tertiaire (Kamanzi, Guégnard, Koomen, Imdorf, & Murdoch, 2016; Scharenberg, Rudin, Müller, Meyer, & Hupka-Brunner, 2014). Ne pas avoir fait de formation post-obligatoire constitue en soi un risque plus élevé d’exclusion du marché de travail, d’être chômeur mais également de bénéficier de l’aide social, d’une moindre participation politique et culturelle, d’une moins bonne santé, d’une moins bonne intégration sociale, etc. (Bacher et al., 2010; CSRE, 2014;

Fend et al., 2009). Cependant, ce processus de massification scolaire n’implique pas nécessairement une réduction mais souvent un déplacement des inégalités scolaires selon l’origine sociale et selon le genre ce qui provoque tout de même des risques différenciés de non-certification (et des conséquences qui en découlent).

En deuxième lieu, nous distinguons le processus de « démocratisation » de l’enseignement qui équivaut à une réduction des inégalités scolaires liées aux caractéristiques telles que l’origine sociale,

17 ethnique ou le genre. Les taux d’accès aux différents niveaux et types de formations se rapprochent et l’effet de l’origine sociale, ethnique ou le genre sur la réussite scolaire diminue. Cela correspond donc à un rapprochement vers l’égalité réelle d’accès et de réussite des divers niveaux et types de formation. Bien qu’il y ait eu, jusqu’à présent, un processus de démocratisation selon le genre,18 on ne

17 Prost (1986) propose de nuancer cette notion en parlant de « démocratisation qualitative » lorsque les inégalités scolaires dépendent de moins en moins de l’origine sociale des individus.

18 Notons tout de même qu’il subsiste d’importantes inégalités scolaires horizontales selon le genre, dans les choix à un même niveau de formation (Duru-Bellat, 2004; Fassa, 2013; Guilley et al., 2014; Imdorf, Sacchi, Wohlgemuth, Cortesi, & Schoch, 2014) et dans l’accès aux formations les plus exigeantes (Fassa & Kradolfer, 2010; Fassa, Kradolfer, & Paroz, 2008). Alors que certaines inégalités entre les genres se réduisent, d’autres distinctions apparaissent. « La tendance manifeste à l'égalisation des chances scolaires selon les sexes —

peut réellement affirmer l’existence d’un important processus de démocratisation de l’enseignement selon l’origine sociale. Alors que le lien entre l’origine sociale et le diplôme a diminué pendant le XXème siècle, la transformation des inégalités scolaires est toutefois statistiquement limitée (Vallet & Selz, 2007). Bourdieu et Passeron (1970) affirmaient déjà en 1970 que face au fait que « la probabilité d’accès à l’enseignement secondaire des classes populaires s’est sensiblement élevée au cours des dernières années, on peut opposer la statistique de l’accès à l’enseignement supérieur en fonction de l’établissement ou de la section d’origine qui met en évidence une opposition sociale et scolaire entre les sections nobles des établissements nobles et l’enseignement secondaire de second ordre, perpétuant sous une forme mieux dissimulée le clivage ancien entre le lycée et l’enseignement primaire supérieur ». Dans sa comparaison des cas genevois, français et étatsuniens, Petitat (1982) observe une tendance générale à la massification de l’accès aux formations du secondaire. Mais parallèlement, il note deux phénomènes : premièrement, la démocratisation de l’enseignement selon l’origine sociale bénéficie en premier lieu aux jeunes des classes supérieures, ensuite aux jeunes des classes moyennes et, finalement, et de façon restreinte, aux jeunes de classes ouvrières.

Deuxièmement, il remarque un glissement des inégalités scolaires selon l’origine sociale vers le haut, vers les filières, les établissements et les niveaux de formation les plus exigeants. Il avance donc également l’idée d’une reconfiguration des inégalités scolaires, d’une évolution de la hiérarchie scolaire. Finalement, Merle (2009) montre que la généralisation de l’accès au baccalauréat ces vingt dernières années en France n’a pas modifié les inégalités sociales des cursus (soit les filières de baccalauréat), au contraire, elle les a renforcés, et que la démocratisation de l’accès aux études supérieures n’est pas démontrée de manière univoque. Ainsi, au fil du temps, les inégalités scolaires se sont déplacées vers le haut et hiérarchisées autrement par un processus de « démocratisation ségrégative » (Merle, 2009). Précédemment situées au niveau de l’accès aux formations secondaires, les inégalités scolaires s’observent davantage dans le type de formation secondaire et dans la filière de l’enseignement supérieur fréquentée.19

La massification et la démocratisation scolaire qui débute dès le milieu du XXème siècle dans la plupart des pays industrialisés s’expliquent par un cumul de différents facteurs. À partir de la fin de la deuxième guerre mondiale, la plupart des pays occidentaux se retrouve dans une situation de forte croissance et de transformations économiques. La technicisation et la spécialisation grandissante du marché du travail, l’industrialisation et la réorganisation de la division du travail, le retour au plein emploi, etc. font que les économies sont de plus en plus demandeuses de travailleurs qualifiés, voir hautement qualifiés. Les systèmes scolaires ont donc pour mission de former davantage de futurs travailleurs qualifiés afin de combler les besoins. Par la suite, dès les premières crises économiques majeures dans les années 1970 qui provoquent dès les années 1980 une augmentation importante du chômage des jeunes, et plus particulièrement des jeunes non diplômés, la poursuite des études secondaires constitue une alternative pertinente à la recherche d’un emploi non qualifié (Merle, 2009).

De plus, une partie de la massification de l’enseignement s’explique simplement par le pic de natalité d’après-guerre. Environ un quart de l’augmentation du nombre d’étudiants et de diplômés

tendance beaucoup plus évidente et puissante que l'égalisation des chances selon les classes — s'accompagne elle aussi de différenciations et hiérarchisations nouvelles dans le choix des études supérieures et des apprentissages entre garçons et filles. »(Petitat, 1982, p. 397). Ainsi, la démocratisation selon le genre est une

« égalisation incomplète des chances scolaires » (Merle, 2009, p. 55).

19 En France, par exemple, Bourdieu (1989) montre qu’il n’y a pas d’ouverture sociale des grandes écoles centrées sur le monde des affaires (notamment l’ENA) entre les années 1960 et 1980. Cependant, ils mettent en avant une diversification et une augmentation de l’offre scolaire hautement valorisée, et donc une polarisation entre des types établissements hautement sélectifs qui préparent au monde libéral et d’autres, moins sélectifs, qui prépare au monde scientifique et intellectuel.

entre la fin de la guerre et les années 1980 est directement lié au baby-boom (Petitat, 1982). Et cette augmentation du nombre des diplômés provoque selon Petitat (1982) une diminution progressive de la valeur des diplômes, de par le fait que les employeurs aient plus de diplômés parmi lesquels choisir, et logiquement une volonté individuelle de prolongement des études afin de se démarquer du nombre. La massification contribue au processus de démocratisation, ne serait-ce que légèrement.

Finalement, et non des moindres, les réformes des systèmes de formation contribuent grandement à la massification et à la démocratisation de l’enseignement, aussi bien au niveau primaire, secondaire que supérieur.

En France, plusieurs réformes contribuent à ces transformations comme par exemple l’instauration de la gratuité de la scolarisation en 1930, la création de nouveaux types de collèges en 1942, l’allongement de la durée de la scolarisation jusqu’à l’âge de 16 ans et la réunification des cursus en cinq filières en 1959, la naissance du secondaire pour tous (avec une orientation en 5ème puis en 3ème) et au sein d’un même établissement en 1962, puis finalement la création du collège unique (l’orientation en 5ème est supprimée et les filières sont remplacées par des classes à niveaux). Les formations supérieures se démultiplient suite aux réformes des années 1960 et le nombre d’étudiants ne cesse de croître (Merle, 2009).20

Aux États-Unis, la diffusion de l’enseignement est plus précoce mais elle n’est pas le résultat de réformes au niveau fédéral, en tout cas dans un premier temps, étant donné que le système de formation est largement décentralisé. Les systèmes d’enseignements étatiques disposent d’une grande marge de manœuvre (et donc des possibilités de mettre en place des réformes adaptées) face aux aspirations éducatives grandissantes de la jeunesse et aux besoins en travailleurs qualifiés d’une économie croissante et en mutation (Trow, 1962). Cependant, l’abolition de la ségrégation de droit en 1954 et la persistance des inégalités scolaires selon l’origine raciale et ethnique orientent, dans une large mesure, les débats et provoqueront une implication de plus en plus forte du gouvernement fédéral. Sous l’influence du rapport Coleman (1966), qui met en avant l’inefficacité des politiques d’égalisation des budgets scolaires dans la réduction des inégalités raciales, et sous la pression des mouvements de défense des droits des noirs, deux lois fédérales sont adoptées : l’Elementary and Secondary Education Act (ESEA), en 1965, visait à rétablir l’égalité d’accès à la formation pour les catégories les plus défavorisées et le Rehabilitation Act, en 1973, qui interdit toute discrimination fondée sur la couleur, le sexe ou le handicap et ouvre la porte à la mise en place de quotas réservés aux minorités ethniques (Emile-Besse, 2004).21

En Suisse, la décentralisation du système éducatif fait que les transformations se font en premier lieu au niveau cantonal et sans concertation ou coordination au niveau national. Cependant, en 1938, l’âge minimum du travail est fixé à 15 ans par une loi fédérale qui incite donc, de manière détournée, les cantons à augmenter l’âge de fin d’étude (Forster, 2008). Au milieu du XXème siècle, plusieurs cantons renouvellent leurs lois sur l’instruction publique ou entreprennent des modifications

20 Le taux d’accès au baccalauréat passe de 11% en 1960 à 64% en 2008. Les femmes représentent 49% du total des bacheliers en 1960 et près de 54% en 2008. En ce qui concerne les formations supérieures, le nombre d’étudiants est multiplié par sept entre 1960 et 2008. Les femmes représentent 57% des étudiants des principales filières des universités (Merle, 2009).

21 Le taux de diplômés des high-schools passe de 6% au début du siècle à 75% en 1965-1966 (Petitat, 1982), le nombre d’étudiants au collège ou à l’université a triplé aux États-Unis entre 1939 et 1961 (Trow, 1962) pour atteindre 43% de la population active en 2012 (OECD, 2014).

partielles.22 Dans les années 1960, la fréquentation du secondaire I devient obligatoire et gratuite (ce qui allonge l’âge de fin d’étude) mais divers modèles persistent selon les cantons ; au sein d’un seul ou plusieurs établissements, à filières ou sans distinction dans quelques rares cantons (Forster, 2008). À Genève, dans les années 1950, on observe une augmentation de la durée de scolarisation et une démocratisation de l’enseignement secondaire inférieur, due, entre autres, à la mise en place d’allocations familiales (1944), à la gratuité de l’enseignement secondaire inférieur (1946) et des fournitures scolaires (1957) et à la mise en place d’allocations de formation professionnelle (1958) (Département de l’instruction publique, 1960; Muller, 2007). En 1964, suite au rapport du Département de l’instruction publique (Département de l’instruction publique, 1960), le Grand Conseil accepte l’idée d’un cycle d’orientation gratuit, obligatoire pour tous, unique23 et qui oriente les élèves au sein de différentes filières. Cela devait permettre de subvenir aux besoins du marché du travail en plein « boom » économique (Magnin, 2001), de faire face aux défis organisationnels du DIP, et d’offrir la possibilité aux enfants de trouver leur voie personnelle, « celle qui correspond à leurs goûts et à leurs moyens (…) en leur donnant la formation et les connaissance dont ils ont besoin » (Département de l’instruction publique, 1960, p. 9) tout en évitant au maximum les réorientations et les redoublements par l’institutionnalisation de l’orientation (Muller, 2007). Dans le canton de Vaud, une réforme de l’enseignement primaire et secondaire inférieur de 1956 permet d’uniformiser les programmes, de retarder l’âge de la première orientation de 10 à 12 ans, de généraliser la mixité de genre dans tout le canton, de décentraliser les établissements primaires et du secondaire inférieur afin que tous les enfants puissent accéder à l’enseignement indépendamment de leur lieu de vie et de leur origine sociale. Cependant, le niveau secondaire inférieur est bien moins fréquenté dans le canton de Vaud par rapport au canton de Genève.24 Une nouvelle loi scolaire est adoptée en 1984 qui impose définitivement la fréquentation du secondaire inférieur et permet enfin une réelle démocratisation du secondaire inférieur (Boratto, 2013; J.-F. Charles, 1991; Volet, 1982). Avec la création de la Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique (CDIP) et la mise en place de concordat scolaire, de recommandations et d’incitations aux cantons, les années 1970 et suivantes sont marquées en Suisse par une volonté d’uniformisation de la scolarité obligatoire, afin que les cantons aient des conditions d’instruction proches et que l’école cesse d’être un frein à la mobilité (Forster, 2008, p. 114). Le premier concordat scolaire de 1970 régit quelques éléments structurels, il fixe par exemple l’âge de début (6 ans) et de fin de scolarisation (15 ans). Il est suivi par plusieurs recommandations pour la scolarisation des filles (1972, 1981 et 1993), des enfants de travailleurs migrants ou allophones (1972, 1974, 1985 et 1991), pour une politique suisse des bourses (1975, 1981 et 1987) et pour l’accès au niveau de formation tertiaire (1974, 1977, 1982 et 1993) (CDIP, 1995a), qui sont intrinsèquement liées à la volonté de démocratisation de la formation obligatoire. Finalement, dans les années 2000, le concordat HarmoS, accepté par la grande majorité des cantons suisses, emprunte la voie d’une certaine uniformisation des conditions de scolarisation25 et des plans d’études, ce qui permet une meilleure égalité des chances sur le territoire national. Cependant, malgré les réformes et la massification de l’enseignement, la démocratisation semble ne pas avoir eu lieu, ou que de manière limitée, en Suisse. Par exemple, Buchmann, Sacchi, Lamprecht, et Stamm (2007) affirment

22 Unterwald en 1947, Lucerne en 1949, Berne en 1951, Saint-Gall en 1952 renouvellent leurs lois sur l’instruction et Zurich, Neuchâtel et Vaud entreprennent des réformes partielles dans la même période (Département de l’instruction publique, 1960).

23 Le secondaire inférieur unique signifie que tous les étudiants fréquentent le même établissement, indépendamment de l’orientation.

24 Les taux de fréquentation du secondaire inférieur sont de 82% des 13 à 15 ans à Genève et de 20% des 10 à 16 ans dans le canton de Vaud (Département de l’instruction publique, 1960).

25 Entre autres, la durée de la scolarité obligatoire est établie de 4 à 15 ans.

que l’expansion de la formation tertiaire en Suisse n’a pas atténué les inégalités scolaires de genre et de classe. De plus, la massification scolaire ne semble pas avoir eu d’effet sur la mobilité sociale (Falcon, 2015; Falcon & Joye, 2015).

Pour synthétiser ce chapitre, nous pouvons affirmer que les transformations économiques, l’accroissement démographique et principalement les réformes des systèmes d’enseignements des pays occidentaux contribuent au processus de massification et de démocratisation de l’enseignement obligatoire et post-obligatoire mais que cela n’implique ni une démocratisation à part entière, ni ne garantit une plus large mobilité sociale.

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