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d’innovation et au territoire

4.1. L’innovation agricole par le prisme de l’individu

4.1.2. De la théorie de Rogers { l’autonomie de l’individu

La démarche d‘innovation s‘illustre en premier lieu par la volonté des individus de changer leurs façons d‘agir ou dans le but d‘améliorer leurs conditions de vie. Ce changement implique donc un choix effectué par les individus qui évaluent l‘ensemble des scenarios d‘avenir possibles et des risques associés. Cette évaluation s‘effectue selon l‘appréciation des individus, leurs préférences, et selon le risque que chacun accepte de prendre. Selon Rogers (Rogers, 2003), c‘est la perception de la nouveauté de l‘idée ou de l‘artefact par l‘individu qui détermine sa réaction. Ce sociologue a été le pionnier dans l‘analyse de la diffusion des innovations avec son ouvrage « Diffusion of innovation », paru pour la première fois en 1962. Il pose les bases des modalités de diffusion des innovations, particulièrement à l‘échelle de l‘individu, en prenant en compte sa perception et ses réseaux, principalement à partir d‘exemples d‘innovations agricoles en zone rural aux Etats-Unis.

4.1.2.1. Les caractéristiques intrinsèques de l’innovation

Selon Rogers (Rogers, 2003), l‘individu perçoit différents types d‘avantages de la nouveauté :

 L‘avantage relatif : est le degré pour lequel l‘innovation est perçue comme meilleure que l‘idée ou l‘artefact qu‘elle supplante ou permet d‘améliorer. Cette perception s‘effectue à la fois selon des critères mesurables (avantage économique) ou subjectifs (prestige social, satisfaction, appréciation de la commodité).

 La compatibilité : est le degré pour lequel l‘innovation est perçue comme compatible avec les valeurs existantes, les expériences passées, les besoins des adoptants potentiels. L‘adoption d‘une innovation dont les règles et normes qu‘elle mobilise sont incompatibles avec le système social dans lequel elle s‘insère, sera rejetée ou nécessitera alors un changement préalable de ces règles.

 La complexité : est le degré pour lequel l‘innovation est perçue comme difficile à comprendre et utiliser. De nouvelles idées, simples à comprendre et à mettre en œuvre seront plus rapidement adoptées que celles nécessitant de nouvelles compétences.

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 L‘essayabilité 50

: est le degré pour lequel une innovation peut être expérimentée à petite échelle. Dans le cas d‘une nouvelle variété agricole, les producteurs l‘adopteront d‘autant plus facilement qu‘ils pourront la tester sur des petites parcelles, car cela représente un risque moins élevé.

 L‘observabilité : est le degré pour lequel les résultats de l‘innovation sont visibles des autres individus. Cette idée de mimétisme est très présente dans la littérature sur les innovations et se base à la fois sur un mécanisme social et sur un mécanisme spatial (comme la contagion par le voisinage, qui sera explicitée au §4.3.3). Au niveau social, l‘observabilité d‘une innovation permet de convaincre l‘individu et d‘induire des échanges dans les communautés de pratique.

À l‘aune de ces cinq critères, l‘individu est en capacité de décider d‘adopter ou non l‘innovation. Dans la théorie développée par Rogers, l‘innovation possède donc des propriétés intrinsèques d‘adoptabilité (Olivier de Sardan, 1995).

L‘individu évalue également a priori les conditions de réalisation de certains scenarios : besoin en trésorerie ou de nouvelles compétences, activation d‘un réseau social, mobilisation de nouvelles ressources, etc. Les individus se lancent donc, pour certains, de façon opportuniste dans une démarche d‘innovation, mais certainement pas de façon irréfléchie. Ils jaugent les opportunités et les risques qu‘elle offre, dans les limites de leurs compétences et des informations dont ils disposent.

4.1.2.2. Les étapes de l’adoption de l’innovation { l’échelle de l’individu

La plupart des études socio-économiques sur l‘innovation convergent vers l‘idée du séquençage de l‘adoption de l‘innovation en différentes étapes. Selon Rogers, la décision de l‘adoptant s‘inscrit dans un processus de décision qui correspond au processus à travers lequel un individu (ou une autre unité de décision) passe de la prise de connaissance de l‘innovation (1), à la prise de position vis-à-vis de l‘innovation (2), puis à la décision d‘adopter ou de rejeter l‘innovation (3), à l‘implémentation de cette nouvelle idée (4), jusqu‘à la confirmation de cette décision (5). Ces cinq étapes sont dépendantes à la fois des caractéristiques socio-économiques de l‘individu et des propriétés intrinsèques de l‘innovation (Figure 33).

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119 Figure 33 : Processus de décision d'innovation (adapté d’après Rogers (2003 , 170))

La prise de connaissance de l‘innovation dépend de conditions préalables et des caractéristiques de l‘individu. Les conditions préalables traitent à la fois du contexte socio-économique (normes du système social, besoins/problèmes) et des activités antérieures de l‘individu (pratiques, caractère innovateur de l‘individu). Les caractéristiques de l‘unité de décision font une place importante à son accès à l‘information (facilité de communication). La marginalisation, l‘exclusion géographique et sociale sont autant de facteurs qui peuvent réduire cette mise à la connaissance.

Pour Rogers, l‘étape de persuasion n‘est pas forcément liée à la réaction de l‘individu suite à une incitation d‘une tierce personne. La persuasion est la prise de position de l‘individu par rapport à l‘innovation, en accord ou non avec le message reçu. L‘individu applique mentalement le scenario d‘adoption de l‘innovation avant de prendre sa décision, ce qui implique qu‘il soit capable d‘anticiper une part des conséquences de son utilisation ou de sa mise en œuvre. Par exemple, pour un agriculteur, l‘étape de persuasion pour l‘adoption d‘une innovation de production agricole implique qu‘il sache à quoi ressemble la production agricole en question (annuelle, pérenne, a-t-il déjà vu cette plante ou cet arbre ?), qu‘il connaisse quelques caractéristiques techniques (son itinéraire technique, les périodes de récolte), et qu‘il puisse anticiper sur le gain de revenu attendu. La planification de ses activités futures entre en jeu, notamment avec la prise en compte des pics de travail des autres cultures agricoles. L‘individu va également rechercher des informations complémentaires auprès de proches qui connaissent l‘innovation ou l‘ont expérimentée afin de se forger sa propre opinion. Cette étape est donc fortement tributaire de l‘environnement dans lequel se trouve l‘individu (Gaglio, 2011 ; 72). L‘étape de décision peut se décomposer en deux types de réponses : l‘adoption ou le rejet. Celles-ci ne sont pas définitives et peuvent être amenées à être révisées selon l‘évolution du contexte, des caractéristiques socio-économiques de l‘individu, de son niveau de persuasion, voire de l‘innovation elle-même. Deux types de rejets sont mis en évidence par Rogers : le rejet actif ou passif. Le premier

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120 survient lorsque l‘individu a considéré l‘adoption de l‘innovation (en incluant son essai), puis a décidé de ne pas l‘adopter. Le second consiste à ne jamais vraiment considérer l‘utilisation de l‘innovation. Dans le cas du jatropha, les deux types de rejets sont rencontrés. Le « rejet actif » du jatropha concerne des producteurs qui ont testé la culture et n‘ont pas été convaincus par sa faible productivité par exemple. Ce que Rogers appelle « rejet passif », correspond aux producteurs qui n‘ont pas voulu planter le jatropha pour des raisons qui peuvent être :

- morales (ne pas utiliser ses terres productives pour produire une culture non alimentaire) - économiques (culture jugée trop peu rentable)

- relatives à l‘accès aux facteurs de production (pas de terre supplémentaire disponible et exclusion du scénario de substitution de culture).

L‘implémentation introduit la première mise en pratique de l‘innovation qui était restée jusque-là un exercice mental pour l‘individu. L‘implémentation peut conduire à l‘appropriation différenciée de l‘innovation, ce que Rogers appelle « réinvention ». Ce sont les phénomènes de contournement, et d‘adaptation liés à l‘usage de l‘innovation. Cette phase clé sera détaillée ci-après.

La cinquième étape est celle de la confirmation et n‘est pas indispensable. Rogers indique que la décision d‘adopter ou de rejeter l‘innovation n‘est pas toujours la dernière étape du processus de décision. À cette étape, l‘individu cherche à confirmer sa décision par ses propres observations et expérimentations ou bien par une confrontation avec d‘autres individus. C‘est une façon de diminuer un doute qui persisterait, c‘est ce que Festinger (1957) appelle « dissonance », c‘est-à-dire un état d‘esprit inconfortable que les individus cherchent à réduire ou éliminer (Rogers, 2003 ; 189).

4.1.2.3. L’appropriation, une étape clé

L‘appropriation est l‘étape critique où l‘invention devient innovation. Elle n‘est pas explicitement identifiée par Rogers dans son schéma du processus de décision à l‘échelle de l‘individu, mais elle transparaît en filigrane dans ses écrits. Pour les autres auteurs, qu‘ils soient sociologues ou économistes, l‘appropriation est bien l‘essence même de l‘innovation. Pour Alter, « l’appropriation

donne sens et efficacité » (Gaglio, 2011 ; 18). À l‘échelle de l‘individu, s‘approprier l‘innovation

signifie l‘insérer dans son quotidien, « gagner en familiarité » (Gaglio, 2011 ; 18) avec l‘objet et/ou avec la nouvelle pratique qu‘il impose. L‘appropriation nécessite donc de faire usage de l‘innovation, ce qui nécessite un apprentissage. Pour Olivier de Sardan (1995), « accepter une innovation signifie en

un sens la faire sienne, se l’ « approprier », autrement dit cela met en jeu des processus d’identification, d’intériorisation et d’interprétation » (Olivier de Sardan, 1995 ; 83).

L‘appropriation de l‘innovation peut conduire à transformer son usage qui peut prendre 4 formes :

 le déplacement : l‘innovation n‘est pas utilisée dans le lieu prévu initialement, mais son utilisation reste inchangée. C‘est le cas par exemple de l‘utilisation sur les cultures de maïs,

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121 des engrais à destination du coton qui ont permis la « révolution silencieuse » du maïs en zone cotonnière (Foltz et al., 2012).

 l‘adaptation : l‘usage de l‘innovation est adapté pour correspondre au contexte local. Par exemple, en zone rurale, les plates-formes multi-fonctionnelles dont la maintenance est très compliquée, servent également pour la recharge des téléphones portable.

 le détournement : l‘usage initial de l‘innovation est radicalement différent de l‘utilisation réelle qui en est faite. Les chambres à air ont par exemple été une réelle révolution en Afrique sahélienne. Leur utilisation pour stocker l‘eau et permettre l‘hydratation des bergers et/ou du troupeau en zone sèche leur a permis de prolonger la distance quotidienne parcourue pour le pâturage. Ces chambres à air sont également utilisées à d‘autres fins : découpées en longues lanières, elles servent à attacher toutes sortes de marchandises à l‘arrière des motos.

 l‘extension : l‘usage de l‘innovation dépasse son usage initial. Les téléphones portables en Afrique en sont un exemple symbolique. Ils ne servent plus seulement à la communication au sein des unités familiales, ils sont aussi utilisés pour s‘informer en temps réel de l‘évolution des prix de vente des céréales sur les différentes zones d‘échanges du pays et deviennent de véritables outils dans la stratégie de gestion de l‘exploitation et dans l‘établissement de réels systèmes d‘information. RONGEAD s‘est appuyé sur cette innovation pour mettre en place son service N‘Kalô de diffusion de messages hebdomadaires des prix bords-champs de l‘anacarde (voir chapitre 3 §3.3.2.).

L‘appropriation de l‘innovation peut donc se traduire par un usage totalement différent de l‘innovation, telle que conçue ou imaginée initialement. Cette appropriation découle de phases de déconstruction et de reconstruction de l'objet par les individus.

4.1.2.4. La typologie des adoptants

Dans son processus de diffusion, Rogers établit une typologie des adoptants, selon le moment où ils adoptent l‘innovation. Dans le courant de la sociologie française (Mendras et Forsé, 1983) qui s‘appuie en partie sur ces travaux, la terminologie des 5 idéaux-types couramment utilisée51

est la suivante : les pionniers, les innovateurs, la majorité précoce, la majorité tardive et les retardataires (Figure 34) :

« phase des pionniers » : dans laquelle la nouveauté est introduite. Les pionniers ont un profil très particulier, ce sont généralement des individus possédant un réseau social privilégié leur

51

La terminologie utilisée par Rogers est légèrement différente : « innovators », « early adopters », « early majority », « late majority » et « laggards », mais la définition de chaque type est identique. Dans cette thèse, les termes couramment utilisés en français seront préférés.

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122 permettant d‘être en contact avec la nouveauté et ses circuits de commercialisation (commerçants, agriculteurs pluriactifs, etc.).

« phase des innovateurs » : ceux-ci mettent en pratique l‘innovation et en assument les risques. Ces individus ont la capacité de prendre leurs distances avec les normes établies (par aisance sociale, par déconnexion partielle avec leur milieu socio-culturel d‘origine comme les migrants par exemple).

« phase de la majorité précoce » : parfois appelée phase de « massification », c‘est l‘adhésion du grand nombre avec l‘institutionnalisation de nouvelles pratiques et l‘émergence d‘actions collectives et négociées, voire l‘implication de l‘Etat.

« phase de la majorité tardive »: où les individus qui n‘avaient auparavant pas accès à l‘innovation (faute d‘accessibilité à certains moyens de production ou face à des blocages institutionnels) entrent dans le processus, du fait de son évolution même (démocratisation, accompagnement ou facilités institutionnelles de la part de l‘Étatou de la société).

 La phase des retardataires n‘est pas toujours prise en compte dans la littérature qui s‘appuie sur les travaux de Rogers. Elle est soit confondue avec celle de la majorité tardive ou bien on considère que l‘innovation ne sera jamais adoptée par l‘ensemble des individus (par résistance ou manque de moyens). Dans cette thèse, j‘ai choisi de ne pas approfondir le cas des retardataires car j‘ai considéré qu‘ils affrontaient les mêmes difficultés que la majorité tardive (manque d‘accès aux moyens de production).

Figure 34: Courbe logistique de Rogers

De façon très mathématique, Rogers montre que la courbe en S de diffusion de l‘innovation dans la société suit une distribution normale. Il utilise les fréquences de distribution pour sa classification d‘adoptants. Les pionniers regroupent 2,5 % des adoptants, les innovateurs 13,5 %, la majorité précoce 34 %, la majorité tardive 34 % et les retardataires 16 %.

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123 Figure 35 : Distribution de la typologie d'adoptants selon le moment « d’acquisition » (d'après Rogers (2003, 281))

Cette typologie, marquée principalement par le caractère plus ou moins « innovateur » des adoptants, a été largement utilisée en marketing où la personnalité des consommateurs doit être décryptée. À l‘échelle nationale, Schumpeter met quant à lui l‘accent sur les entrepreneurs et sur l‘aspect cyclique des innovations, participant à « une construction destructrice ». Dans les projets de vulgarisation de nouvelles techniques agricoles menés jusqu‘aux années 1990, la détermination des caractéristiques des pionniers a été un élément majeur dans l‘objectif de créer un effet d‘entraînement chez les autres producteurs (Olivier de Sardan, 1995 ; 83).