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Les exclus de l’anacarde : une fenêtre sur l’évolution des droits fonciers fonciers

au Burkina Faso et son fonctionnement

6.2. La dynamique du SI de l’anacarde

6.2.1. Les dynamiques d’acteurs

6.2.1.2. Les exclus de l’anacarde : une fenêtre sur l’évolution des droits fonciers fonciers

Après avoir dressé la typologie des adoptants de l‘innovation, il convient d‘en identifier les exclus et l‘évolution de ces conditions d‘exclusion afin d‘enrichir la compréhension de la dynamique des acteurs. Le premier élément d‘exclusion est relatif à l‘accès à la terre.

6.2.1.2.1. Les allochtones dépendent des modalités locales de gouvernance foncière

Comme mentionné au chapitre 5 (§ 5.4.1.4), les allochtones récents n‘ont généralement pas le droit de planter des arbres. Avec l‘expansion des vergers d‘anacardiers, ils se sont vu refuser le droit de planter

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179 des arbres par leur tuteur ou par leur chef de terre. Ils ont été de fait exclus de la manne de l‘anacarde. Cependant, ces relations peuvent évoluer et se traduisent par une gouvernance foncière plutôt centralisée ou plutôt distribuée. Cette vision binaire de la gouvernance foncière pourrait être considérée comme réductrice étant donné la diversité des situations et des transactions foncières (Chauveau et al., 2006 ; Lavigne Delville, 2002 ; Cotula et al., 2004), mais elle doit être comprise comme l‘état de la gouvernance observée à un moment donné et traduit les rapports de force qui s‘exercent dans le territoire au sujet de la distribution et de l‘usage des terres. De plus, couplée à la typologie des maîtrises foncières (voir chapitre 5), elle permet d‘expliciter au mieux la situation spécifique du cas des plantations d‘anacardiers (Tableau 19).

 Les territoires où la gouvernance du foncier est « centralisée » : Dans certains villages, toutes les décisions d‘affectation de la terre passent par le chef de terre qui prête les terres cultivables à la population autochtone et allochtone. Les décisions d‘occupation du sol demeurent donc sous l‘égide d‘un chef de terre unique, dont les droits sont transmis de générations en générations 79

. Ainsi, dans ces systèmes très centralisés (Chauveau et al., 2006), la propriété de la terre doit rester aux mains du chef de terre. Le fait de planter un arbre signifie la dépossession de la terre pour le chef de terre, au profit de celui qui a planté. Dans ces villages, le chef de terre n‘accepte donc pas que les producteurs du village, qu‘ils soient allochtones ou autochtones, puissent s‘approprier la terre en installant des plantations. Du côté des allochtones, cette configuration correspond à un type de tutorat qualifié de

collectif au niveau villageois, où les « relations bilatérales entre tuteur et allochtone sont médiatisées par l’organisation sociale et politique de la société locale » (Jacob 2005, Koné et al 2005 in Chauveau

et al 2006)80. Du côté des autochtones, l‘interdiction de plantation d‘arbres fruitiers a été plus rarement observée, étant donné le récent développement de l‘anacarde dans ces villages.

 Les territoires où la gouvernance du foncier est « distribuée » : dans d‘autres territoires, les terres ont été entièrement redistribuées et attribuées aux différents lignages autochtones qui composent les villages. Ceux-ci peuvent alors décider de l‘occupation de la terre et la prêter à d‘autres ménages, sans référer systématiquement au chef de terre. Il en résulte des droits fonciers qui ont évolué des droits collectifs vers des droits individualisés et transférables (Chauveau et al., 2006). Dans ces villages où la gouvernance de la terre est de fait « distribuée », chaque lignage peut décider d‘installer ses plantations sur des terres héritées de leurs parents, considérées alors comme un patrimoine familial. Selon la typologie des maîtrises foncières, les autochtones ont alors une maîtrise exclusive du foncier, c‘est-à-dire qu‘ils ont le droit d‘exclure et de décider qui a le droit d‘accès et comment le transmettre. L‘installation des allochtones est alors facilitée, avec des négociations qui s‘opèrent au cas

79 Dabiré et Zongo 2005 in Chauveau et al 2006 ont noté que dans ces villages, le chef de terre tend à « convertir

cette position [d’interlocuteur unique] en capital politique, ce qui comporte une confusion de champs d’exercice de pouvoirs fonciers-religieux et polico-adminsitratifs qui déclasse le chef de village […]. » (Dabiré et Zongo,

2005, in Chauveau et al., 2006 ; 10)

80 Ce tutorat est d‘ailleurs considéré comme « centralisé » c‘est pourquoi ce terme a été retenu (Chauveau et al 2006).

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180 par cas auprès des chefs de lignages, ce qui correspond à un tutorat de type « individualisé » 81 (Jacob 2005 et Koné et al 2005, in Chauveau et al 2006).

Tableau 19 : comparaison des modalités de gouvernance centralisée ou décentralisée de l’accès au foncier

Autochtone Allochtone

Gouvernance centralisée de l‘accès au foncier Autorité de référence pour

l‘accès au foncier Chef de terre

Tuteur sous l‘autorité du chef de terre = tutorat collectif de

niveau villageois

Type de maîtrise sur la terre

Maîtrise spécialisée partielle

(=droit de gérer et réguler l’usage des ressources, excepté la

plantation d’arbres)

Maîtrise spécialisée partielle

(=droit de gérer et réguler l’usage des ressources, excepté la

plantation d’arbres)

Gouvernance distribuée de l‘accès au foncier Autorité de référence pour

l‘accès au foncier Chef de lignage ou de quartier

Tuteur sous l‘autorité du chef de lignage ou de quartier =

tutorat individualisé

Type de maîtrise sur la terre

Maîtrise absolue

(= droit d’aliéner c’est-à-dire droit d’user et de disposer)

Maîtrise spécialisée totale

(=droit de gérer et réguler l’usage de toutes les ressources)

6.2.1.2.2. Les éleveurs, autres exclus de l’arboriculture

Les pasteurs sont pour leur très grande majorité exclus de la possibilité de produire de l‘anacarde. Nous considérerons ici le cas des Peuls, éleveurs historiquement transhumants. L‘installation d‘un verger suppose tout d‘abord la sédentarisation, ce qui n‘est pas le cas de tous les éleveurs peuls. Ensuite, les conditions de l‘installation d‘un campement peul au sein d‘un terroir villageois autorisent très rarement la plantation d‘arbres fruitiers. Enfin, les autochtones font parfois pression sur les familles peules pour les inciter à partir en limitant leurs espaces de pâturage ou en contraignant les déplacements des troupeaux. Ces contraintes viennent du fait que les planteurs n‘acceptent pas le passage d‘un troupeau dans leur verger, en saison de production de la noix, voire même toute l‘année. Le faux-fruit de l‘anacarde (la pomme de cajou) est très appétant pour les ruminants qui la consomment et qui avalent parfois aussi la noix. Certains planteurs accusent ainsi les éleveurs peuls de leur voler les noix qui seraient ramassées ensuite dans les parcs à bétail après digestion de l‘animal. Ces agriculteurs voient dans la vente de noix sur le marché par certains éleveurs peuls, la preuve de ce vol de noix. Je n‘ai pas suivi de troupeau de bovins pour vérifier la consommation accidentelle des noix, mais ce scenario est probable, relayé par les techniciens de la filière, d‘autant plus que la coque

81

Un troisième type de tutorat est décrit par ces auteurs : le tutorat collectif inter villageois, où les autorités autochtones d‘un village plus ancien établissent les règles d‘accueil des migrants dans un village installé sur des terres concédées par celui-ci. Les trois types de tutorat peuvent coexister et se combiner.

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181 est extrêmement dure et peut résister aux sucs gastriques sans que l‘amande ne soit détériorée. Les troupeaux ne sont pas non plus tolérés dans les jeunes plantations, car ils sont accusés de casser les branches. Il est donc extrêmement difficile pour un jeune berger de faire progresser son troupeau dans une mosaïque de vergers, parfois très dense, aux configurations, âges et densités très variables. Etant donné que lorsqu‘un troupeau pénètre dans un verger, il devient impossible de dissocier le droit d‘accès du droit de prélèvement de fourrages, les pasteurs ont perdu jusqu'au simple droit d'accès à ces espaces.

En plus de ne pouvoir produire de l‘anacarde, la pression sociale exercée sur les familles peules sédentarisées du fait de l‘expansion des vergers induit une exclusion progressive du terroir villageois. L‘exemple de cet éleveur installé à Kourinion est illustratif de cette situation d‘exclusion. Il s‘agit d‘une famille peule dont le campement est maintenant entouré de toutes parts par des jeunes plantations d‘anacardiers.

« Ma famille est originaire du Yatenga. Avant de s’installer ici on faisait la transhumance depuis le Yatenga pour venir ici avant de repartir à l’arrivée des pluies. On s’est installé à Kourinion depuis 23 ans parce qu’il y avait plein d’herbe. À cette époque, il n’y a avait pas d’anacardiers, sauf ceux de la Genako [plantations du projet « Anacarde »], c’était facile. Il n’y avait pas beaucoup de vergers, pas beaucoup de coins cultivés non plus, et il y avait d’autres campements peuls. Aujourd’hui, grâce aux bœufs de traits, les champs cultivés [des autochtones] ont beaucoup augmenté. Mais avec la création des vergers, c’est devenu très difficile. Il y a des vergers partout et dès qu’un bœuf ou un mouton rentre dedans tu as des problèmes, et comme tu es un étranger on peut te faire payer. Et si t’es pas content, tu pars. Maintenant, chaque jour on est en dispute avec le propriétaire qui a mis des vergers partout autour. Tous les Peuls autour de nous sont partis vers la Côte d’Ivoire maintenant. Si les vergers continuent d’augmenter, on va être obligés de partir. C’est pas intéressant de partir, mais c’est comme ça, faut tout reprendre à zéro et abandonner même la volaille. » (D.S., éleveur à

Kourinion, le 28/03/2012)

Des tensions surviennent alors entre planteurs (autochtones et allochtones) et éleveurs peuls. J‘ai pu observer tout au long de mes enquêtes qu‘à chaque fois que nous croisions un bouvier menant son troupeau, le planteur qui nous accompagnait ne manquait pas de lui rappeler de bien prendre garde à ne pas entrer dans son verger. Ses tensions latentes conduisent certains campements à se déplacer dans d‘autres zones, plus au sud. Le problème n‘est alors que déplacé, puisque dans cette zone aussi les

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182 vergers d‘anacardiers commencent à densifier l‘espace 82

. Dans la Comoé, il a été observé la clôture de vergers d‘anacardiers et de manguiers, afin d‘empêcher le passage des animaux (comm. personnelle Gonin 2013). Cette pratique a une double signification : d‘une part c‘est un marquage d‘appropriation du sol et de maîtrise absolue ; d‘autre part c‘est une entrave à la circulation des éleveurs qui ont de plus en plus de difficultés à mener leurs troupeaux dans un espace qui leur est de moins en moins accessible. La conséquence est la diminution des espaces de pâturage en saison sèche, très prisés par les éleveurs locaux et par les éleveurs transhumants venant du nord de la région (Gonin et Tallet, 2012b). En saison humide, les vergers récoltés redeviennent des pâturages possibles ; mais à Mangodara par exemple, l‘accès aux vergers durant la saison des pluies est réservé aux animaux du détenteur du verger.

Nous avons cependant rencontré un cas particulier, d‘un éleveur peul et producteur d‘anacarde dans la commune de Sidéradougou. Son cas est exceptionnel mais montre qu‘il est parfois possible d‘intégrer cette communauté aux activités agricoles du terroir villageois.

« Je suis originaire de Koudougou. J’ai quitté là-bas parce que c’était devenu la grande ville et que c’était difficile pour un Peul éleveur d’y vivre avec son troupeau. Je suis venu ici depuis 40 ans cette année. Quand je suis venu, le chef de terre m’a donné des terres de 6 ha. Je n’ai rien eu à lui donner, à part pour les rites coutumiers qu’on a fait avant d’occuper la terre. Il m’a donné la terre sans conditions. […] Aujourd’hui j’ai 1 ha de verger d’anacardiers car j’ai vu les autres producteurs en faire et gagner de l’argent. J’ai aussi 3 ha de vivrier : je fais du maïs, de l’arachide et du sésame et j’ai 10 bœufs et 15 moutons. » (D.M., éleveur à Sidéradougou, le

07/04/2012)

Il faut ajouter que dans ce cas précis, l‘acquisition informelle de la terre a été remise en question par les descendants du chef de terre. Les tensions ont été vives et sont toujours d‘actualité. Elles s‘expriment notamment pas des actes de saccage des arbres plantés par l‘allochtone. Ce type de conflit au sujet de la revendication intergénérationnelle des terres vis-à-vis des allochtones n‘est pas isolé, les cas sont très nombreux et sont les conséquences d‘une société en mutation qui remet en partie en cause le système traditionnel d‘allocation des terres.

Les dynamiques d‘accès aux espaces plantés d‘anacardiers (simple droit de passage, accès pour le prélèvement de la ressource fourragère ou droit de gestion totale pour la plantation d‘arbres) sont des révélateurs de l‘évolution des relations sociopolitiques entre agriculteurs et éleveurs ou agro-éleveurs.

82 La thèse, en cours, d‘Alexis Gonin sur les perturbations des parcours des éleveurs transhumants atteste et décrypte ce phénomène.

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183

6.2.1.2.3. Les femmes, une exclusion persistante des droits sur la terre

Seulement quatre femmes sur les 180 enquêtés des zones de Toussiana, Kourinion et Sidéradougou, sont productrices d‘anacarde et ont un droit de gestion totale de leur verger. Ce chiffre illustre un système social assez inégalitaire qui prévaut dans ces sociétés. Les femmes ne peuvent généralement pas revendiquer un droit exclusif sur la terre. Elles dépendent de leur mari qui peut leur octroyer un petit champ, généralement utilisé pour les condiments ou la culture vivrière. Elles doivent néanmoins allouer leur temps de travail en priorité au champ ou au verger de leur mari, ce qui peut compromettre la réussite de leurs propres cultures, faute de temps disponible aux moments opportuns. Les femmes sont donc peu nombreuses à obtenir un droit de gestion totale qui leur permettrait d‘installer et de gérer des plantations pérennes, ce qu‘avait également montré Sara Berry (1988) au sujet des plantations de cacao en Afrique de l‘Ouest.