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PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

4. L’espace commercial : le quartier de Dôtonbor

4.1 Le théâtre kabuki à Ôsaka

Le kabuki à Ôsaka au XVIIe siècle suivit, dans les grandes lignes, les mêmes tendances que son équivalent à Edo, pour lequel nous disposons de davantage de sources historiques. Après les premiers divertissements d’Izumo no Okuni 出雲阿国 — à l’origine du kabuki —, où les femmes jouaient les rôles principaux (onna-kabuki 女 歌 舞 伎 ), le nouveau genre fut rapidement adapté par les gérants des maisons de courtisanes à des fins promotionnelles (yûjo-

kabuki 遊女歌舞伎), en montant des spectacles semblables aux revues de cabaret actuelles.

Les premières interprétations de kabuki documentées à Dôtonbori étaient de ce type, exécutées par des courtisanes du village voisin de Shimo-Nanba 下難波. Cependant, en 1629, la mise en

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place d’un cadre officiel réglant la prostitution légale mena à l’interdiction du théâtre de kabuki, trop associé à la prostitution illégale.

L’interdiction du kabuki féminin donna lieu au développement du kabuki des adolescents (wakashu kabuki 若衆歌舞伎) qui semble avoir existé sous une forme ou une autre depuis l’époque d’Okuni. Les jeunes acteurs, tout comme les courtisanes du yûjo-kabuki, avaient des liens avec la prostitution. Les patrons accueillaient les jeunes acteurs dans des salons de thé, et l’engouement des spectateurs fut tel qu’à Ôsaka, on le nomma la « folie de Dôtonbori » (Dôtonbori-gurui 道 頓 堀 狂 い ). À Edo, des disputes entre des groupes indisciplinés de rônin 浪人 (samouraïs sans maître, et donc sans cadre professionnel) pour gagner l’affection des acteurs menacèrent l’ordre public, et le wakashu-kabuki fut interdit en 1662, peu après le décès du shôgun Tokugawa Iemitsu, grand amateur de ce genre théâtral.

L’année suivante, le kabuki des hommes (yarô shibai 野郎芝居) émergea pour le remplacer, les acteurs se rasant le haut de la tête afin d’accentuer leur maturité. Ce nouveau théâtre connut une évolution importante sur le plan des pièces, car si le kabuki avait consisté jusqu’alors en quelques courtes scènes indépendantes, le nouveau théâtre empruntait des textes au ningyô-jôruri afin de créer une histoire développée et plus complexe (monomane kyôgen-

zukushi 物真似狂言尽し).

Sous l’ère Genroku à la fin du XVIIe siècle, première grande floraison du kabuki tel qu’on le connaît, la complexité des pièces s’accompagnait du développement d’une nouvelle esthétique scénique qui privilégia la vraisemblance et le dialogue50. Représentatif de la scène

50. La vitalité d’Ôsaka pendant les années 1790, apogée de la culture Genroku, est attestée dans un récit

publié par le médecin allemand Engelbert Kaempfer (1651-1716) qui séjourna dans la ville, accompagnant l’une des visites des marchands néerlandais au shôgun d’Edo. Il y fut frappé par l’aisance de la vie, ainsi que l’abondance des plaisirs physiques. Il note que les représentations théâtrales avaient lieu non seulement dans

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d’Ôsaka, le célèbre acteur Arashi San.emon 嵐三右衛門 (1635-1690), né dans la banlieue de

Nishinomiya 西宮, passa les dernières années de sa carrière, de 1682 à 1692, sur une scène de Dôtonbori51. Ce grand innovateur était particulièrement apprécié pour son talent dans les rôles

yatsushi* やつし, où un jeune noble se trouve contraint de vivre dans des circonstances

sociales très rudimentaires avant de recouvrer sa position légitime52. Le yatsushi fut plus tard intégré comme motif important dans les pièces de ningyô-jôruri, tout comme l’existence des genres o.ie-sôdô-mono* 御家騒動物 (traitant les querelles de succession dans les grandes

des théâtres, mais aussi dans des maisons privées, et que les habitants de la ville étaient attirés par l’exposition de curiosités, les oiseaux dressés, et les tours de magie (HATTORI, op. cit., p. 356).

51. San.emon influença surtout deux grands acteurs de Kyôto dont les destins ne furent pas sans rapport avec

celui du théâtre du ningyô-jôruri. Le premier, Yamashita Hanzaemon 山下半左衛門 (1652-1717) adopta son style yatsushi et fut le premier acteur à incarner le personnage d’Ôgishi Kunai 大岸宮内 (version fictive du chef des 47 rônin, Ôishi Kuranosuke 大石内蔵助, que nous examinerons de plus près dans le chapitre suivant). Le second, Sakata Tôjûrô 坂田藤十郎 (1647-1709) était connu pour ses scènes galantes, et comme nous l’avons vu au chapitre précédent, fut le collaborateur de Chikamatsu pendant un certain temps.

52. Les rôles yatsushi やつし, littéralement « chute dans une situation misérable », occupaient une place très

importante aussi bien dans le kabuki que dans le ningyô-jôruri. Il s’agit d’une variation du modèle littéraire de kishu-ryûri-tan 貴種流離譚 (« récits sur l’exil d’une personne de naissance noble »), selon lequel un jeune noble est rejeté de sa maison et doit subir de nombreux désagréments avant qu’une reconnaissance tardive ne lui permette de rétablir son statut social. Ce motif se trouve déjà incarné dans le Susanoo-no- mikoto 素戔嗚尊 de la mythologie japonaise (le Kojiki 古事記, Recueil des choses anciennes, 712) et dans le héros du Dit de Genji. On le retrouve également dans un grand nombre de récits dans le genre narratif du sekkyô-jôruri 説経浄瑠璃, dont nous avons déjà noté les rapports avec le ningyô-jôruri. Ici, les souffrances des héros nobles, souvent poussées à des extrêmes extravagants, contribuaient à créer un pathos particulier.

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familles), et sewa-mono (traitant les faits divers qui touchent les citadins ordinaires, et d’un intérêt quasi journalistique), développés au sein de ce kabuki profondément novateur.

Le kabuki de Dôtonbori se développa d’une façon parallèle aux autres quartiers des théâtres du Japon, notamment Shijô-gawara 四条河原 à Kyôto et les quartiers à Edo où étaient situés les quatre théâtres officiellement autorisés. Toutefois, à la fin du XVIIe siècle, Ôsaka prit les devants. Les acteurs les plus renommés furent amenés à effectuer des tournées dans les autres métropoles, souvent pour des périodes de plusieurs mois, et ce malgré les édits officiels qui visaient à restreindre les voyages de cette caste de « mendiants de bord de rivière », situés tout en bas de la hiérarchie sociale. Le jeu des acteurs montre des spécificités prononcées, des accents régionaux pour ainsi dire, qui correspondaient aux préférences acquises par le public de chaque localité. Le public de Dôtonbori, par exemple, habitué au jeu du doyen San.emon, était particulièrement friand des rôles de yatsushi. Les salles de Kyôto se distinguaient plutôt par leur penchant pour le jeu romantique et doux du wa-goto 和事, avec l’incorporation de davantage d’éléments empruntés au théâtre classique du nô et au kyôgen 狂言. À Edo, ville des samouraïs, on appréciait surtout le dynamisme masculin du style aragoto 荒 事 , mode développée sous l’influence des poupées du Kinpira-jôruri 金平浄瑠璃. C’est pour cette raison qu’un acteur renommé dans sa ville natale pouvait être mal reçu dans une ville inconnue, où régnaient des codes de réception différents53.

53. On peut citer le cas de Ichikawa Danjûrô Ier 市川団十郎 (1660-1704), grand acteur d’Edo et créateur du

style aragoto. Ses premières apparitions sur la scène à Kyôto ne rencontrèrent qu’un succès modeste, ce qui serait dû non seulement à son jeu, qui manquerait de finesse, mais aussi à son élocution, que l’on trouva haletante et peu élégante (WATANABE Tamotsu 渡辺保 , Edo engeki-shi 江戸演劇史 , vol. 1, Tôkyô, Kôdansha, 2009, pp. 172-173). Pour citer un autre exemple, les longues scènes de danse, très appréciées à Kyôto, étaient parfois représentées sur la scène d’Ôsaka sous une forme raccourcie (ibid., p.351).

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Après la première splendeur de l’ère Genroku, le milieu du kabuki du début du XVIIIe siècle subit plusieurs chocs. D’abord, il y eut le décès des grands acteurs Ichikawa Danjûrô Ier

市川団十郎 (1660-1704), probablement assassiné sur scène, et Sakata Tôjûrô 坂田藤十郎 (1647-1709), collaborateur de Chikamatsu Monzaemon, sans que la génération suivante ne soit encore assez expérimentée pour combler le vide.

Sur le plan économique, le lendemain de l’ère Genroku fut marqué par de nouvelles politiques monétaires, qui découragèrent la consommation. La déflation des réformes de Yoshimune épuisa davantage les bourses, ce qui eut de graves répercussions pour les recettes des théâtres.

En 1714 éclata un incident politique dans les appartements féminins (ô-oku 大奥) du château du shôgun à Edo, qui eut des conséquences fâcheuses pour le théâtre kabuki. On mit au jour le rendez-vous amoureux qu’Ejima 江島 (1681-1741), jeune femme au service de Gekkôin 月光院 (1685−1752), la mère du shôgun enfant Ietsugu, eut avec Ikushima Shingorô 生島新五郎 (1671-1743), célèbre acteur de kabuki, lors de sa visite au théâtre Yamamura-za 山村座. Ejima, ainsi que son entourage, défia non seulement les interdits visant les rencontres avec des artistes, mais se dispensa également de rentrer à son appartement dans le château avant le couvre-feu officiel. Cette histoire apparemment banale fut exploitée par des factions au sein du château et amplifiée pour devenir un incident politique majeur. Non seulement les participants directs se trouvèrent bannis dans des provinces éloignées, mais pas moins de 1 000 personnes furent sévèrement punies ; le théâtre concerné ferma définitivement. Cet incident fut un revers pour le statut politique du théâtre kabuki. Il s’agit également d’une rupture profonde avec la première moitié du XVIIe siècle, durant laquelle les premiers shôguns avaient favorisé le kabuki en organisant des représentations privées. La sévérité inouïe de ces punitions démontre une nouvelle volonté de la part du régime de séparer nettement le milieu politique de

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celui du théâtre populaire, et de renforcer l’attitude qui sanctionnait le kabuki comme une activité licencieuse, tolérée plutôt qu’encouragée.

À la suite de cet incident, les directeurs des théâtres de kabuki devinrent plus vigilants. Craignant la censure officielle des textes originaux, le nombre d’adaptations de textes de

ningyô-jôruri augmenta. Certes, quelques nouveaux acteurs célèbres apparurent pendant cette

période après-Genroku, mais la stagnation temporaire du kabuki fournit au théâtre ningyô-

jôruri une précieuse occasion pour s’affirmer, tant sur le plan des textes que sur celui scénique.

Malgré la crise dans le théâtre du kabuki après-Genroku, on peut remarquer quelques succès. Au début des années 1740, deux grands acteurs onnagata 女形 (interprètes de rôles féminins), Segawa Kikunojô Ier 瀬川菊之丞 (1693-1749) et Nakamura Tomijûrô 中村富十郎 (1719-1786), firent sensation sur la scène de Dôtonbori. À la différence du théâtre Genroku qui le précéda, centré sur les dialogues et les tirades, ce théâtre misait sur la musicalité de la voix et du shamisen ; la musique servait les danses et accompagnait des scènes. Les spectacles eurent souvent recours au chant du jôruri du style bungo-bushi* 豊後節, plus musical que le gidayû-

bushi 義太夫節 du ningyô-jôruri classique ; il fut dès lors étroitement associé à la scène de

kabuki. Sur le plan des pièces, comme nous l’avons noté, on trouvait alors de nombreuses adaptations des textes du gidayû-bushi (y compris les œuvres de Sôsuke), mais des textes originaux pour le kabuki commencèrent à réapparaître progressivement. Cette courte période de gloire des onnagata à Ôsaka prit fin lorsque Kikunojô se déplaça à Edo en 1741, suivi peu après par Tomijûrô54.

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