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Le statut d’Ôsaka parmi les « trois métropoles »

PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

3. L’espace urbain : la ville d’Ôsaka

3.5 Le statut d’Ôsaka parmi les « trois métropoles »

Nous avons déjà soulevé la question de la concentration à Ôsaka de la production du ningyô-

jôruri classique, à la différence du jôruri ancien du XVIIe siècle qui connut une évolution dans les trois métropoles du pays (Edo, Kyôto et Ôsaka). Afin de mieux répondre à cette question, nous examinerons la position hiérarchique d’Ôsaka parmi les « trois métropoles » du Japon et l’évolution de ce rôle au début du XVIIIe siècle.

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L’expression « trois métropoles » (santo 三都), très répandue à cette époque, reliait les trois villes majeures du Japon en un ensemble qui semble marquer non seulement une différence quantitative, mais aussi qualitative par rapport aux autres villes. Durant l’ère Genroku, la croissance démographique des trois métropoles éclipsa les plus petites villes de l’empire45. Il faut souligner que les trois métropoles étaient directement dirigées par le bakufu,

contrairement à la plupart des villes situées au pied d’un château (les jôkamachi 城下町, telles Kanazawa, Kagoshima ou Nagoya), fiefs de daimyô.

Il est probable que l’administration directe des trois métropoles faisait partie d’une politique délibérée du bakufu. Comme nous l’avons vu, après la chute de l’Ôsaka des Toyotomi en 1615, la ville fut transformée en fief pendant une courte période de quatre ans, avant que le

bakufu ne change de politique et impose le contrôle direct, probablement afin d’éviter

l’établissement d’une lignée de daimyô trop puissante. Comme le laissent supposer les événements suivant les protestations des bourgeois d’Ôsaka de 1735-1736, le régime d’Edo maintenait une étroite collaboration avec leurs représentants, les deux magistrats municipaux, et leur donnait des ordres précis.

On peut imaginer que la supervision fut tout aussi rigoureuse à Kyôto, qui resta la capitale de droit jusqu’à peu après la restauration de Meiji en 1868, et se trouvait régie directement par le bakufu d’une façon très semblable à Ôsaka. Les liens culturels, sociaux et économiques entre Ôsaka et Kyôto étaient étroits et, malgré les différences entre les deux villes, elles appartenaient à la même région du Kamigata (Kyôto-Ôsaka), qui jouissait d’un prestige

45. À la différence des trois métropoles, il semble que la population de la plupart des villes fortifiées (jôka-

machi 城下町) resta stationnaire après les années 1650. Parmi les plus grandes d’entre elles, Kanazawa atteignit 120 000 habitants en 1710, Nagoya 64 000 habitants en 1692, et Hiroshima 70 à 80 000 habitants au début du XVIIe siècle. Mais les recensements étaient rares à cette époque, et les résultats peu fiables

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sur tous les plans. Le grand fleuve Yodo, qui prend sa source dans le lac Biwa, relie Kyôto à son estuaire, à Ôsaka. À la fin des années 1610, des centaines de bateaux transportaient des passagers et des marchandises entre les deux villes. Kyôto était alors le centre productif, commercial et financier du pays, et ces liens logistiques constituèrent un élément important dans le développement d’Ôsaka en tant que « ville nouvelle ». Il n’est donc pas surprenant que les trois grandes innovations intervenues presque simultanément au début du XVIIe siècle — à savoir l’établissement de l’imprimerie, la toute première représentation de kabuki par Izumo no Okuni 出雲阿国, et la fusion du récit jôruri et du théâtre de poupées dans le ningyô-jôruri — aient fait l’objet d’un transfert facile de Kyôto à Ôsaka. Même après le début d’une primauté régionale de la part d’Ôsaka sur les plans économique et culturel à la fin du XVIIe siècle, les relations entre les deux villes produisirent un dynamisme qui leur était mutuellement bénéfique, et elles s’établirent comme les deux moteurs principaux de la culture du Kamigata.

Cette sphère économique et culturelle commune comprenait non seulement les deux grands espaces urbains, mais aussi la campagne très riche qui les entoure, source importante de produits agricoles et manufacturés. Comme nous l’avons vu, les citadins d’Ôsaka et de Kyôto, à la différence de ceux d’Edo, ne méprisaient pas les paysans, qui constituaient pour eux un réseau commercial très important.

Sur le plan sociologique, la pax Tokugawa et l’accaparement de la suprématie par les samouraïs conduisirent les nobles appauvris de Kyôto à développer une nouvelle conscience de soi ; une réaffirmation — on peut même parler d’une renaissance — de la culture courtoise et rituelle se produisit. La culture des courtisans était pourtant moins exclusive que celle de la classe guerrière (qui constituait en quelque sorte une nouvelle « aristocratie »). Les courtisans et les élites marchandes se fréquentaient assez librement, ce qui apportait un certain dynamisme à la vie sociale et artistique de la Kyôto de cette époque.

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Ôsaka entretenait en revanche des relations bien plus complexes avec la nouvelle métropole d’Edo, siège du régime Tokugawa, même si la censure de la part du régime et l’autocensure qui en découla montrent que les complications ne furent que rarement exprimées de façon ouverte.

Edo n’était qu’une petite ville provinciale avant sa désignation par Ieyasu comme capitale administrative dans les années 1590, mais sa population dépassa rapidement celle des illustres villes de la région, telles Kamakura et Odawara. Le système de séjour alterné (sankin-

kôtai 参勤交代) des daimyô, hérité du système instauré par Hideyoshi à Ôsaka, fut au cœur du

développement économique d’Edo. Il tire son nom de la présence obligatoire des daimyô dans la ville d’Edo, généralement un an sur deux. L’existence d’« otages volontaires », l’épouse et les enfants (dont bien sûr l’héritier), et celle d’un grand nombre de samouraïs provinciaux stationnés en quasi-permanence à Edo étaient aussi des éléments très importants pour le développement économique de la ville.

En raison de ce système, de nombreux quartiers d’Edo ressemblaient à des garnisons, car des soldats de tout le pays y résidaient, et les membres de la classe guerrière formaient une population très importante en comparaison à Kyôto ou à Ôsaka, où leur nombre était négligeable. Le trajet du seigneur à Edo, ainsi que le retour à son pays, impliquaient des processions imposantes et extrêmement coûteuses, car relevant de la dignité du seigneur lui- même. Le séjour alterné, qui dura tout au long de l’époque d’Edo, imposa un lourd fardeau financier aux daimyô qui se trouvèrent contraints de contracter des emprunts auprès des marchands. Dans certains cas, ces contrats enrichirent la classe marchande, mais des défauts de paiement de la part des samouraïs entraînèrent parfois la faillite de certaines grandes maisons de commerce.

Les marchands de l’Ouest du Japon, dont un grand nombre était originaire d’Ôsaka, furent chargés d’assurer l’infrastructure économique de la nouvelle ville. Comme nous l’avons

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vu, l’exportation à grande échelle, en bateau, des produits régionaux, les kudari-mono, vers Edo, apporta une contribution précieuse à la croissance économique de la ville. Les marchands d’Ôsaka étaient donc bien plus importants, à l’échelle nationale, que ne le laisserait supposer leur position dans la hiérarchie officielle.

On peut remarquer un paradoxe en ce qui concerne la situation économique et politique d’Ôsaka par rapport à Edo, qui se révéla plus clairement au moment des réformes de Yoshimune. Ôsaka s’enrichit considérablement grâce à la construction de la nouvelle métropole. Politiquement parlant, en revanche, elle fut désormais asservie, ayant perdu la gloire qu’elle avait si récemment connue. Uchiyama Mikiko voit là un facteur déterminant relatif au développement du ningyô-jôruri : 「中世・近世封建社会を通じて、その構成要素間の矛盾対立及び平衡感覚が、 際立って顕著である十八世紀前期の現代に、鋭く切り込む文芸形態は、対立 葛藤を表現手段とするドラマでなければならない。それも公方様お膝元、江 戸ではなく、最大の経済都市、最高度の文化圏の一翼、優れて近世的に活気 ある人間の営みを擁しながら、それらの営みが関東武家政権の政治的、経済 的必要に応じて、時には大阪ならぬ江戸生活者の為に操作される矛盾、封建 経済の全国的機構の中で、被害者と加害者を体さざるを得ぬ不条理、を痛感 する大阪で、ドラマが発達を遂げた事は、蓋し歴史の必然であろう。但し、 歌舞伎ではなく、人形浄瑠璃においてである46。」

46. UCHIYAMA Mikiko 内山美樹子, Jôrurishi no jûhasseiki 浄瑠璃史の十八世紀, Tôkyô, Benseisha, 1989,

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« C’est au début du XVIIIe siècle que les conflits et les équilibres entre les différents

éléments structurels de la société féodale qui débute au Moyen Âge et s’achève en 1867

se manifestent de la façon la plus remarquable. La forme littéraire la plus incisive est

alors nécessairement le drame, dont l’expression repose sur le conflit et l’opposition. Cela ne se produisit pas dans la zone d’influence du shôgun à Edo, mais à Ôsaka, la

plus grande ville commerciale et faisant partie de la sphère culturelle la plus

développée. [Ôsaka] adoptait avec enthousiasme l’activité vigoureuse de cette époque,

mais fut également consciente du paradoxe qui voulait que cette activité soit sujette aux besoins politiques et économiques du régime militaire de la région d’Edo, et manipulée

au profit des habitants de cette ville plutôt que de ceux d’Ôsaka. Étrangement, la ville

jouait simultanément le rôle d’agresseur et de victime dans l’économie féodale

nationale. Le fait que le théâtre ait atteint son épanouissement à Ôsaka est probablement une nécessité historique, mais contrairement à ce qu’on pourrait

attendre, cela ne se produisit pas dans le théâtre kabuki, mais dans le jôruri des poupées. »

On peut émettre des réserves à propos du concept d’Uchiyama de nécessité historique, mais son identification des contradictions au cœur de la société d’Ôsaka sera extrêmement précieuse pour notre étude. L’observateur contemporain doit surtout se garder d’interpréter la rivalité entre Ôsaka et Edo sur le plan d’un conflit de classe au même titre que les tensions entre classes européennes au moment de la Révolution française. Comme le souligne Tetsuo Najita, la conscience de classe dans le Japon de cette époque repose sur un concept d’interdépendance fonctionnelle et, au XVIIIe siècle, les marchands d’Ôsaka avaient déjà élaboré une philosophie sociale selon laquelle leur place légitime dans la société consistait à

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diriger l’économie47. L’ingérence de la classe guerrière dans le marché parut donc aux

marchands comme une entorse à cette répartition des tâches établie, d’autant plus qu’ils comprenaient que certains samouraïs (tel Ogyû Sorai) niaient désormais leur dignité essentielle.