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Le shôgun Tokugawa Yoshimune et ses réformes

PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

2. Les espaces politique et économique : le Japon sous Tokugawa Yoshimune

2.1 Le shôgun Tokugawa Yoshimune et ses réformes

La situation politique dans la première moitié du XVIIIe siècle fut dominée par la forte personnalité et les politiques dynamiques du huitième shôgun de cette époque, Tokugawa Yoshimune 徳川吉宗 (1684-1751). Afin de mieux situer l’homme et ses politiques, examinons d’abord brièvement les règnes des shôguns Tokugawa qui l’ont précédé, ainsi que l’évolution de la fonction politique du shôgun.

7. Conrad D. TOTMAN, Early Modern Japan, Berkeley, University of California Press, 1995, pp. 235-236.

La famine la plus meurtrière est celle dite de l’ère Kyôhô 享保, de 1732-1733, qui fut causée par la combinaison de pluies froides et d’une infestation d’insectes, mais aussi exacerbée par une collecte de taxes trop rigoureuse. On ne dispose pas de chiffres fiables, mais selon certaines sources, il y eut 12 072 morts, et 2 646 020 personnes souffrirent de la faim.

8. Ibid., p. 33. « Especially during the eighteenth century, the central problem around which all else pivoted

was how to allocate the resources of a realm whose material production, given the technology and social organization of the age, no longer reliably met the basic needs of a population that had more than doubled in a century’s time. »

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Pendant le demi-siècle qui suivit la prise de pouvoir de Tokugawa Ieyasu après la bataille de Sekigahara en 1600, le pays fut d’abord gouverné par Ieyasu, ensuite par son fils, Hidetada 徳川秀忠 (1579−1632, règne 1605-1623), puis par son petit-fils, Iemitsu 徳川家光 (1604-1651, règne 1623-1651). Ces trois générations de shôguns mirent en œuvre un nouveau système social, et réprimèrent les agitations qui persistaient dans les régions. Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi, qui avaient initié l’unification du pays au XVIe siècle, ne purent pas pour autant assurer une succession paisible à leurs héritiers. Le transfert de pouvoir par Ieyasu à son fils, effectué de façon progressive de son vivant, compte parmi ses actions les plus importantes. La deuxième moitié du XVIIe siècle vit une variété de styles d’administration de la part du shôgunat. Le quatrième shôgun Tokugawa Ietsuna 徳川家綱 (1641-1680, règne 1651-1680) était d’une santé fragile, et son règne fut quasiment une régence. Mais ses principaux conseillers réussirent à établir un style d’administration bureaucratique, qui remplaça l’administration plus proche du modèle militaire et autoritaire établie par Ieyasu. Ce fonctionnement harmonieux de la bureaucratie contribuerait sans doute à la succession pacifique du shôgunat au cours des années à venir.

Tokugawa Tsunayoshi 徳川綱吉 (1646-1709), le cinquième shôgun, régna de 1680 jusqu’à son décès au moment de l’ère prospère de Genroku, et laissa un héritage complexe. Sa gouvernance reposait sur des politiques qui comportaient un important élément éthique, pouvant résulter de son désir d’incarner le « roi bienveillant », idéal du modèle confucéen. Malgré cette ambition, son règne se caractérisa par un aspect autocratique, à la fois dogmatique et arbitraire, symbolisé par des politiques défendant les animaux qui lui valurent le surnom de

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« shôgun des chiens » (inu-kubô 犬 公 方 ). Des recherches récentes ont toutefois mis en évidence le noircissement par ses successeurs de sa réputation après son décès9.

Durant les règnes des sixième et septième shôguns, une nouvelle politique économique et administrative fut adoptée, le « gouvernement de l’ère Shôtoku » (Shôtoku no chi 正徳の治). Ces réformes, dirigées principalement par le savant Arai Hakuseki* 新井白石 (1657−1725), se fondaient sur des principes néo-confucianistes, mais se distinguaient à plusieurs égards des politiques de Tsunayoshi. La réforme la plus conséquente de Hakuseki fut probablement la refonte de la monnaie dans un métal plus pur : cette politique semble avoir contribué à l’aggravation de la crise économique lors du règne de Yoshimune. Cette courte période s’acheva avec le décès du jeune shôgun Tokugawa Ietsugu 徳川家継 (1709-1716) en 1716 à l’âge de 8 ans.

En l’absence de successeur direct, Tokugawa Yoshimune 徳川吉宗 (1684–1751, règne 1716-1745) devint le huitième shôgun à l’âge de 32 ans. Descendant direct de Tokugawa Ieyasu, il était daimyô de l’important fief de Kii 紀伊 (actuel département de Wakayama). Son règne se prolongea, de fait si non de droit, après l’accession officielle au trône en 1745 de son fils

9. Cinq ans après le décès de Tsunayoshi, Chikamatsu fit des allusions peu flatteuses à son égard dans sa

pièce Sagami-nyûdô senbiki-inu 相模入道千匹犬 Le Religieux de Sagami et les mille chiens. L’action se déroule juste avant la restauration de Kenmu en 1333, durant laquelle le dirigeant du pays, Hôjô Takatoki 北条高時 néglige son peuple au détriment de ses chiens de combat, qui sont transportés dans des palanquins somptueux. Même si Tsunayoshi était fermement opposé au combat de chiens, certaines références impliquent que ce personnage est une « fusion » du Takatoki historique (1303-1333) avec Tsunayoshi. Voir Donald H. SHIVELY, « Chikamatsu’s Satire on the Dog Shogun » (Harvard Journal of Asiatic Studies,

Vol. 18, No 1/2, juin 1955, pp. 159-180, qui aborde aussi la question de la non-intervention des autorités

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Tokugawa Ieshige 徳川家重 (1711-1761, règne 1745-1760) qui souffrait de problèmes de santé et d’un trouble du langage. L’époque de Yoshimune coïncida ainsi avec la carrière d’auteur de Sôsuke et l’apogée du théâtre ningyô-jôruri, et le shôgun et le dramaturge décédèrent la même année, en 1751.

Le règne de Yoshimune est associé à une série de réformes à grande échelle portant le nom de l’ère Kyôhô 享保 (1716-1735), durant laquelle elles furent lancées. Il s’agit de la première des trois grandes séries de réformes conduites au cours de l’époque d’Edo, la première servant de modèle aux deux suivantes. Plus radicales que toutes les réformes précédentes mises en œuvre par les Tokugawa, ces mesures économiques affectèrent chaque niveau social, souvent de manière sévère.

Les réformes de Yoshimune étaient influencées par l’idéologie officielle du néo- confucianisme qui dominait la gestion politique. Symbolisant cet esprit, la « boîte de sondage » (meyasubako 目安箱), dans laquelle étaient déposés les avis du peuple, mit en pratique le principe néo-confucéen qui voulait qu’un bon souverain veille sur ses sujets et soit constamment à leur écoute. Cette boîte, verrouillée et pourvue d’une fente, était placée devant les portes du château d’Edo : le peuple pouvait y déposer ses plaintes, ses suggestions et ses requêtes. Les billets contenus étaient ensuite lus par le shôgun en personne dans l’une des rares pièces privées du château. Même si certaines politiques étaient forgées à partir de ces suggestions populaires, on notera surtout sa fonction de propagande, qui visait à fixer l’image de Yoshimune, celle d’un bon seigneur selon le modèle confucéen10. Yoshimune ne partageait

pas pour autant l’enthousiasme de son prédécesseur Tsunayoshi pour le confucianisme

10. Les idées déposées dans cette boîte contribuèrent notamment à la conception de ses mesures de prévention

d’incendies. En réponse à une suggestion de la part d’un médecin, le shôgun fonda également un hôpital pour les plus démunis (le Koishikawa yôjôsho 小石川養生所).

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scolastique, et ses réformes se caractérisèrent par une souplesse d’adaptation aux circonstances plutôt que par une rigidité idéologique.

Les réformes de Yoshimune, conduites tout au long de son règne, furent un travail de longue haleine afin d’assurer la survie du shôgunat Tokugawa et l’ordre civil face à de sombres conditions sur les plans agricole, économique, écologique et démographique. Malgré la vigueur de ses réformes, leurs fruits se révélèrent modestes. Ces trente années de réformes, s’étendant de 1721 à 1751, formèrent la toile de fond économique et politique de toute la période durant laquelle le dramaturge Sôsuke fut actif.

Les réformes se divisèrent en trois phases principales ; la première se poursuivit de 1721, date à laquelle Yoshimune contrôlait le gouvernement d’une main ferme, jusqu’en 1728. Ces réformes visèrent principalement la consolidation financière du shôgunat et le renforcement de la classe guerrière, qui se firent souvent aux dépens des classes inférieures. Elles s’occupèrent aussi de l’amélioration des infrastructures de la ville d’Edo en interdisant les toitures de chaume au profit de celles en tuiles, et en instaurant d’autres mesures prises pour que la ville soit moins vulnérable au feu. Chaque classe sociale, seigneurs comme paysans, était exhortée à la frugalité. La fin de cette phase fut pourtant marquée par le coûteux pèlerinage de Yoshimune au sanctuaire Tôshôgû 東照宮 à Nikkô 日光, afin de vénérer les esprits de ses prédécesseurs, Ieyasu et Iemitsu.

La deuxième phase de réformes, de 1729 à 1735, se déroula lors de l’aggravation des problèmes économiques, sociétaux et écologiques. On estime que la famine dite de l’ère Kyôhô, causée par l’infestation d’insectes et le mauvais temps, entraîna la mort d’environ 12 000 personnes entre 1732 et 1733, poussant des milliers d’autres à se déplacer vers les villes. La famine se concentra dans le sud-ouest du Japon, la partie occidentale de Shikoku étant particulièrement touchée. Les prix élevés du riz qui en résultèrent menèrent au développement d’une nouvelle forme de violence urbaine à Edo, les « saccages » (uchi-kowashi* 打ち毀し),

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au cours du premier mois de 1733. Les récoltes abondèrent en revanche entre 1734 et 1735, mais déclenchèrent une nouvelle crise, car les prix du riz tombèrent alors trop bas. Le régime dut faire face à un grave problème, puisque les appointements de la classe guerrière étaient uniquement versés sous forme de riz, que les samouraïs revendaient par la suite aux marchands de riz afin d’acquérir l’argent nécessaire à la vie quotidienne. Comme nous le verrons plus loin, l’intervention brutale des autorités d’Edo sur le marché du riz d’Ôsaka suscita de fortes réactions chez la classe marchande. En 1736, Yoshimune rétablit la dépréciation de la monnaie, dans un renversement de la politique d’Arai Hakuseki qui semble avoir contribué à la solidité de l’administration fiscale.

Le début de la dernière phase des réformes occupa les quinze années précédant le décès de Yoshimune, en 175111. Même si des difficultés persistaient dans les zones rurales, le problème du riz disparut du premier plan et Yoshimune accorda son attention à l’élaboration de politiques dans des domaines divers. C’est à ce moment que sa gestion de l’État se rapprocha le plus du style de gouvernement préconisé par le philosophe et théoricien politique Ogyû Sorai 荻生徂徠 (1666-1728), qui adapta la société féodale du régime Tokugawa selon le modèle de société idéalisée qu’il crut trouver dans la Chine ancienne. Au cours de cette période, un grand nombre de décrets réglementèrent tous les aspects de la vie, visant à créer une société hautement hiérarchisée, où la frugalité était partagée par toutes les classes. C’est également à cette période que Yoshimune ordonna la conduite de recherches en horticulture, introduisant la culture de plantes aussi diverses que la patate douce, le ginseng, le colza et les graines de

11. Le début de cette phase coïncide avec le changement d’ère en 1736, de Kyôhô en Genbun 元文, après le

décès de l’empereur Nakamikado 中 御 門 天 皇 . Il s’agit cependant de la continuation des réformes précédentes, et les édits de cette période sont conventionnellement inclus dans les « Réformes de l’ère Kyôhô ».

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sésame. Il voulut également augmenter la production de soie afin de réduire la dépendance du pays au commerce extérieur, qui menaçait d’épuiser ses réserves d’or et d’argent.