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Les liens entre le récit katari-mono et le théâtre ningyô-jôrur

NAMIKI SÔSUKE ET SON MILIEU

LA TRADITION DU RÉCIT KATARI-MONO ET LE DÉVELOPPEMENT DU JÔRURI JUSQU’AU DÉCÈS DE CHIKAMATSU MONZAEMON

2. La tradition du katari-mono : du Dit des Heike au jôruri ancien

2.1 Les liens entre le récit katari-mono et le théâtre ningyô-jôrur

Avant de décrire l’apparition du jôruri, arrêtons-nous un instant pour faire la lumière sur les points soulevés au début de ce chapitre. Que nous apprend le katari-mono, la tradition japonaise des récits narrés, sur les spécificités implicites du théâtre ningyô-jôruri ? Comment le répertoire textuel du katari-mono a-t-il influencé la production des textes pour ce théâtre ? Et dans quelle mesure le théâtre ningyô-jôruri a-t-il hérité des aspects religieux et cérémoniels du katari-

mono ?

En ce qui concerne l’interprétation, le ningyô-jôruri hérita du katari-mono l’élément fondamental d’un récitant seul, accompagné d’un instrument unique. Le récit de heikyoku, comme nous l’avons vu, a été jusqu’au XXe siècle exécuté par un seul récitant aveugle s’accompagnant d’un biwa ou d’un instrument plus simple, tel qu’un éventail. Des intermèdes musicaux ont lieu entre les sections narratives, mais il s’agit de « ponctuation musicale » plutôt que d’un véritable accompagnement. Le même principe s’applique au récit sekkyô-bushi* où

23. Monique T

HIOLLET, Dictionnaire de la sagesse orientale : bouddhisme, hindouisme, taoïsme, zen, R. Laffont, 1997, p. 438.

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un instrument simple tel un sasara 簓, instrument à percussion composé de plaquettes de bambou ou de bois dur reliées par un cordon, remplit la même fonction.

Les liens entre l’interprétation du heikyoku et du ningyô-jôruri furent reconnus par les artistes de ce dernier genre, y compris le grand récitant Takemoto Gidayû, qui l’expliqua dans la préface à sa collection de scènes de jôruri intitulée Ômu-ga-soma 鸚鵡ケ杣 (La Montagne

boisée du perroquet, 1711) : 「浄瑠璃はじまりて百十余年滝野沢角両検校平家にくハしく琵琶の妙手なり しより浄瑠璃語といふ双紙をつゞりなをして薬師の十二神をかたとり十二段 といふふしを語り出セリ。その時ハ三味線にあハするといふ事もなく扇をひ らき左にもち右の手の爪さきにて骨と地紙とを搔ならして色々の拍子をとり たる事也25。」

« Plus d’un siècle après les débuts du jôruri, deux musiciens aveugles du rang de

contrôleur (kengyô 検校) [nommés] Takino 滝野 et Sawazumi 沢澄 connaissaient bien

[la déclamation] du [Dit des] Heike et étaient des virtuoses du biwa. Ils retravaillèrent

donc le manuscrit du récit de [la demoiselle] Jôruri. Prenant comme modèle les douze

dieux [gardiens] de Yakushi 薬師 [=le bouddha médecin], ils commencèrent leur récit

par les sections nommées « Les Douze Chapitres ». À cette époque, ils ne s’accompagnaient pas au shamisen mais, tenant un éventail ouvert dans la main gauche,

ils grattaient et faisaient sonner les lamelles et le tissu avec les bouts des ongles de la main droite pour produire des rythmes variés. »

25. Ômu-ga-soma 鸚鵡ケ杣, in Nihon shomin bunka shiryô shûsei 日本庶民文化資料集成, vol. 7 (Ningyô-

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Ainsi, les premières interprétations de jôruri furent probablement réalisées par un seul interprète, qui se chargeait de son propre accompagnement musical. Dès le début de l’époque d’Edo, au XVIIe siècle, le rôle du récitant fut séparé de celui du musicien, mais la base, consistant en une seule voix et un seul instrument d’accompagnement, demeura inchangée26.

Cet héritage est la raison principale pour laquelle, dans le jôruri ancien, les passages narratifs du texte occupèrent une place plus importante que le dialogue, qui était toujours encadré par des phrases telles qu’« en entendant cela… » (kiki-tamai 聞き給へば) et « c’est ce qu’il a prononcé » (to notamaeba と の 給 へ ば )27. Chez Chikamatsu, ces phrases tendaient à

disparaître et le dialogue devint plus distinct des passages de narration sur le plan formel, jouant un rôle plus central. Malgré cette disjonction entre narration et dialogue sur le plan textuel, les programmes théâtraux indiquent que, dans la grande majorité des cas, un récitant unique narrait chaque scène et prenait en charge les voix de tous les personnages28.

26. Par exemple, un paravent illustré (Dômoto-ke-hon Shijô-gawara yûraku-zu 堂本家本四条河原遊楽図)

datant de la première moitié du XVIIe siècle nous montre une récitante de ningyô-jôruri accompagnée d’une joueuse de shamisen (SHINODA Jun.ichi 信多純一, « Butai kôzô to enshutsu » 舞台構造と演出, in Jôruri

no tanjô to ko-jôruri 浄瑠璃の誕生と古浄瑠璃, Iwanami Kôza, vol. 7, p. 207).

27. MATSUZAKI Hitoshi 松崎仁, « Jôruri no taisei to Chikamatsu Monzaemon » 浄瑠璃の大成と近松門左

衛門, in ICHIKO Teiji 市古貞次 (dir.), Nihon Bungaku Zenshi 日本文学全史, Gakutôsha, 1978, p. 197.

28. On trouve des exceptions à la convention du récitant unique dans certaines scènes du répertoire bunraku.

Lors de la scène qui se déroule dans la maison close de Kanadehon Chûshingura 仮名手本忠臣蔵 (Trésor des vassaux fidèles), par exemple, plusieurs récitants interprètent les voix des différents personnages. La réalisation de cette scène fut peut-être conçue sous l’influence d’un prototype dans le théâtre kabuki. Les scènes d’itinéraire (michiyuki 道行) lyriques sont généralement exécutées par plusieurs récitants et plusieurs artistes de shamisen, qui jouent par moments en chœur. On trouve également la scène culminante

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Cette spécificité narrative est particulièrement frappante quand on considère la trajectoire que le ningyô-jôruri aurait pu prendre dans son évolution continue vers un théâtre commercial : sous l’influence du kabuki, par exemple, il aurait pu, de façon régulière, employer plusieurs récitants pour assumer différents rôles et, à l’instar du théâtre nô qui utilise un orchestre de quatre instruments, élargir la palette de ses sonorités en ajoutant d’autres instruments au shamisen, comme la flûte ou le tambour. Or le ningyô-jôruri a presque toujours rejeté une diversité narrative et sonore en faveur du principe d’une voix et d’un accompagnement solidaires. Il est fort probable que les artistes et le public ont estimé que le

ningyô-jôruri était inséparable du schéma traditionnel du katari-mono. Le récitant crée donc le

monde de l’intrigue, les poupées et la scénographie étant une représentation mimétique de ce

logos primaire.

Au premier abord, la voix narrative du ningyô-jôruri semble ne pas s’imposer par une personnalité forte, mais certains détails stylistiques et narratologiques révèlent l’omniscience et l’omnipotence de la présence narrative. Cette voix suggère à l’auditeur les vraies intentions des personnages, cachées derrière les apparences ; elle prédit, de façon lapidaire et allusive, les destins des personnages, et son prologue, prononcé lors de l’ouverture de la première scène, consiste le plus souvent en une méditation philosophique ou morale (mais rarement moralisante) sur l’action à venir29. Tout comme dans le Dit des Heike et les autres genres du

d’Imoseyama Onna Teikin 妹背山婦女庭訓 (Imoseyama ou L’éducation des femmes), dans laquelle deux amants, divisés par un fleuve, sont représentés par deux récitants, déclamant chacun dans un style différent sur des estrades de chaque côté de la scène. Ces exemples restent toutefois exceptionnels, la majorité des scènes étant exécutées par un seul récitant accompagné d’un seul joueur de shamisen.

29. SUWA Haruo 諏訪春雄 fait l’analyse des prologues de plusieurs pièces de jôruri dans le but de mettre en

lumière le rapport thématique entre le prologue et l’action (Kinsei gikyoku-shi josetsu 近世戯曲史序説, Hakusuisha, 1986, pp. 293- 296).

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récit katari-mono, la présence de la voix narrative est indispensable ; elle est la condition nécessaire pour qu’apparaisse le monde fictif.

Ces spécificités semblent mettre en question les propos de René Sieffert, selon lequel les descriptions du récitant seraient « destinées à l’origine à pallier les insuffisances de la mise en scène et des décors30 ». Du point de vue du récit katari-mono, un texte qui consisterait en un dialogue pur, sans intervention de la voix narrative, serait un texte incomplet, plus adapté au théâtre d’acteurs qu’à celui des poupées.

Quant à la deuxième question, l’influence du récit katari-mono sur le théâtre ningyô-

jôruri réside aussi dans la création de nouvelles œuvres. Le ningyô-jôruri, toujours novateur

en ce qui concerne les sources de ses pièces, ne s’opposait pas à l’emprunt à des genres tels que le théâtre nô, les chroniques de l’époque de Nara (710-794) ou de Heian (794-1185) pour les « pièces de l’époque de l’autorité de la cour », ôdai-mono* 王 代 物 , ou même occasionnellement au monde courtois du Roman du Genji (Genji monogatari 源氏物語, écrit par la dame d’honneur Murasaki Shikibu et probablement terminé entre 1015 et 1020). Mais le vaste répertoire « épique » des œuvres de katari-mono, centrées sur le Dit des Heike et les œuvres qui y sont associées, est à la base du plus grand nombre d’intrigues du ningyô-jôruri. La familiarité du public avec le monde épique était un atout pour le dramaturge, car les intrigues du ningyô-jôruri dans son âge classique ne s’appuient ni sur la pure nouveauté, ni sur une interprétation inchangée ou ritualiste d’un récit familier. La pièce de ningyô-jôruri est plutôt une « réécriture » de l’histoire épique qui repose sur la rencontre de la culture du public avec des éléments nouveaux, conduisant très souvent à une découverte des aspects « cachés » du récit.

30. René S

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Ce conséquent corpus de sources dans lequel les auteurs de ningyô-jôruri peuvent puiser est l’un des éléments qui distingue les textes du ningyô-jôruri de ceux du kabuki du XVIIe siècle. Depuis ses débuts, le kabuki visa une dramatisation et une esthétisation d’éléments tels que la vie moderne ou le fantastique. Ce fut un théâtre profondément novateur, qui eut peu recours aux modèles fictifs de la période de Heian ou de l’époque médiévale. Plus tard, dans le théâtre de jeunes acteurs de Saruwaka Kanzaburô 猿若勘三郎 (ultérieurement Nakamura Kanzaburô 中村勘三郎, dates inconnues) à Edo, le kabuki s’inspira plutôt de la tradition comique médiévale du kyôgen* 狂言. Mais peu de temps après l’instauration du kabuki joué par les adultes en 1652, les producteurs commencèrent à s’écarter de la nature épisodique de ces premières incarnations de kabuki pour adapter les intrigues du ningyô-jôruri, développant ainsi les premières « pièces continues » (tsuzuki-kyôgen 続き狂言), dans lesquelles une action plus ou moins unifiée se déroule sur plusieurs actes31.

La tradition du récit katari-mono, et en particulier le Dit des Heike, laisse des traces non seulement dans les textes du théâtre ningyô-jôruri, mais aussi dans leurs caractéristiques formelles et dans leur représentation. Ce patrimoine constitue sans doute un facteur important dans le passage du théâtre japonais d’un lyrisme épisodique (dans le cas du nô) à un style « épique », avec une action plus étendue (le ningyô-jôruri et le kabuki).

Le théâtre nô perfectionné par Zeami 世阿弥 (1363 ? – 1443 ?) qui prédominait aux époques de Kamakura (1185-1333) et de Muromachi (1333-1574), représente de brefs épisodes et incorpore des références issues de la poésie classique telle que les waka 和歌, les renga 連 歌 et la poésie chinoise32, privilégiant ainsi le lyrisme sur le développement de l’action ou les

31. WATANABE Tamotsu 渡辺保, Edo engeki-shi 江戸演劇史, vol. 1, Kôdansha, 2009, p. 81.

32. UCHIYAMA Mikiko 内山美樹子, “Geki no Tanjô”, in TORIGOE Bunzô 鳥越文蔵 et al. (dir.), Kabuki to

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conflits entre personnages. Le Dit des Heike, d’autre part, est de nos jours généralement qualifié d’« épopée », car il semble satisfaire aux critères proposés par Aristote dans sa Poétique33, y

compris l’aspect temporel de l’intrigue, qui s’étend sur plusieurs années. Sa structure, qui réunit plusieurs sections (ku 句, organisées en volumes, maki 巻) dans un ordre chronologique et suit les destins et les conflits de nombreux personnages (sans qu’aucun personnage dominant ne serve de fil conducteur à l’intrigue), fut adoptée par le jôruri ancien, puis par le ningyô-jôruri classique. Cette étroite relation entre la poésie épique (le Dit des Heike) et la genèse et le développement du drame ningyô-jôruri nous rappelle le théâtre de la Grèce antique, notée par Aristote dans sa Poétique, ainsi que le développement du drame sanscrit à partir des épopées du Mahâbhârata et du Râmâyaṇa.

Un dernier élément important de l’héritage du katari-mono est la survie d’aspects religieux et cérémoniels dans le ningyô-jôruri. Le plus important est probablement la

33. U

CHIYAMA Mikiko 内山美樹子 soutient que les termes « épopée » (traduit en japonais depuis l’ère Meiji par le néologisme joji-shi 叙事詩), « tragédie » (de la même façon higeki 悲劇) et « comédie » (kigeki 喜劇) ont suffisamment d’universalité pour pouvoir être appliqués dans une description du théâtre japonais. Dans sa Poétique, Aristote établit des parallèles étroits entre l’épopée et la tragédie : « L’épopée est conforme à la tragédie jusque dans le fait qu’elle est imitation d’hommes nobles dans un récit versifié. » Tout en soulignant les différences de métrique, de mode narratif et d’étendue temporelle, il reconnaît l’existence d’un critère semblable chez le public pour la réception des deux genres : « Voilà pourquoi celui qui sait dire si une tragédie est bonne ou mauvaise, saura aussi le faire à propos d’une épopée ; car les éléments que contient l’épopée appartiennent à la tragédie, mais ceux que contient la tragédie ne se retrouvent pas tous dans l’épopée. » (Michel MAGNIEN [tr.], Poétique, Librairie générale française, 2011, p. 92). En revanche, Uchiyama définit le théâtre nô comme appartenant à un mode essentiellement lyrique (« Geki no tanjô » 劇 の誕生, Kabuki to bunraku no honshitsu 歌舞伎と文楽の本質, Tôkyô, Iwanami shoten, 1997, pp. 195- 201).

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survivance dans le ningyô-jôruri classique de la fonction propitiatoire et celle de l’apaisement des esprits dans le récit de heikyoku. La déclamation des noms des morts ainsi que leur représentation mimétique par les poupées (à l’origine des artefacts expiatoires ou katashiro 形 代) contribueraient à apaiser les âmes des morts courroucées. Selon Kuroishi Yôko, il s’agit de l’une des différences les plus fondamentales entre la dramaturgie du ningyô-jôruri et celle des œuvres dramatiques qui ont été créées dans le Japon moderne depuis l’importation des modèles dramatiques occidentaux34. Cette vénération du mot se reflète dans un respect absolu pour le texte : dans le bunraku d’aujourd’hui, un récitant continue de soulever en révérence le texte au niveau de la tête avant et après son interprétation et, même s’il coupe certains passages, il n’orne jamais le texte d’improvisations à la manière des acteurs de kabuki.

On trouve également les échos d’éléments cérémoniels et religieux de la narration

heikyoku dans l’espace théâtral. Comme nous le verrons dans le deuxième chapitre, certains

éléments physiques de la scène, jadis considérés comme purement décoratifs, ont récemment été réinterprétés par les spécialistes comme des motifs cérémoniels liés à ceux que l’on trouve dans les édifices religieux tels les sanctuaires shintoïstes ou les temples bouddhiques.

Nous estimons que c’est justement la tension entre les éléments hérités de la tradition du katari-mono et la commercialisation croissante du théâtre (ainsi que ses emprunts d’éléments dramatiques au théâtre kabuki) qui menèrent à l’essor extraordinaire du théâtre

ningyô-jôruri pendant l’époque d’Edo. Même si le jôruri de cette période fut la plupart du

34. K

UROISHI Yôko 黒石陽子 identifie un élément de l’apaisement des âmes des morts chez Chikamatsu :

dans Double suicide à Sonezaki l’histoire d’amants entachés par le scandale serait racontée dans un mode narratologique qui dignifie leur mort et suscite la sympathie du public (Chikamatsu igo no ningyô jôruri 近 松以後の人形浄瑠璃, Iwata Shoin, 2007, p. 11-12).

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temps un théâtre fixe, urbain et collectif, il ne perdit jamais de vue ses origines, celles d’une activité itinérante et quasi solitaire, exercée par un récitant aveugle, en marge de la société.