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PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

5. Les espaces théâtral et scénique du théâtre ningyô-jôrur

5.4 Les poupées

Le développement vers le vraisemblable et la complexité que nous avons remarqué sur le plan scénographique s’applique a fortiori aux poupées, c’est-à-dire aux « personnages » qui agissent dans cet espace scénique. Les modifications techniques étaient stimulées par la concurrence commerciale avec les autres théâtres de ningyô-jôruri, mais aussi par l’influence du théâtre

karakuri voisin. La plupart d’entre elles étaient réservées initialement à des personnages

individuels, ou aux scènes isolées, et l’évolution des poupées se produisit donc de manière organique et progressive.

Dès les débuts du ningyô-jôruri, chaque poupée était manipulée par un seul marionnettiste. Le marionnettiste insérait sa main gauche sous le kimono de la marionnette et tenait la poupée au-dessus de la tête (suso-tsukkomi* 裾突っ込み). Les manipulateurs étaient contraints de s’agenouiller ou de s’accroupir derrière des balustrades relativement basses, qui constituent l’élément le plus important de la scénographie. Les sources picturales laissent entendre que le marionnettiste tenait dans sa main droite une sorte de bâton (sashigane 指金) afin de mieux soulever le personnage, préfigurant les bâtons utilisés pour les poupées manipulées par trois personnes dans le bunraku d’aujourd’hui73.

Les marionnettes suso-tsukkomi perdurèrent jusqu’à l’époque de Chikamatsu. Bien qu’un tel style puisse nous sembler primitif par rapport aux poupées du bunraku actuel, les récits des contemporains notent que les plus grands maîtres tels que Tatsumatsu Hachirobê 辰 松八郎兵衛 étaient en mesure d’effectuer des gestes fluides et gracieux et captivaient le public. Les gestes charmants de la courtisane Ohatsu, maniée par Hachirobê dans Double suicide à

Sonezaki, contribuèrent à son succès phénoménal.

73. AKIMOTO Suzushi 秋本鈴史, « Gekijô to kôgyô » 劇場と興行, in, Chikamatsu no jidai 近松の時代,

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Dans l’illustration de la première pièce de Sôsuke (voir Figure 5, p. 179) apparaît une tout autre sorte de poupée, qui est opérée par le dos plutôt que par le dessous du kimono (se-

sashikomi-zukai* 背差し込み遣い). Il semble que ces marionnettes aient été initialement

développées pour des effets scéniques particuliers, où les poupées se déplaçaient sur une table ou sur un plateau de jeu de go. Leur utilisation se répandit dans les scènes « à artistes visibles » (de-zukai) du Toyotake-za.

Ce passage aux poupées opérées par le dos constitua une importante avancée technique qui permit par la suite d’autres développements techniques. Les mouvements des poupées étaient désormais plus réalistes, car celles opérées par l’ourlet (par en-dessous) souffraient d’un certain manque de naturel dans les mouvements de la tête ou des bras. Les poupées de type se-

sashikomi-zukai sont également le prototype des poupées manipulées par trois hommes

(sannin-zukai*), toujours employées dans le bunraku moderne.

Les poupées furent sujettes à un certain nombre d’innovations techniques de la part des deux grands théâtres, ce qui permit progressivement une grande diversité expressive, aussi bien sur le plan purement physique qu’émotionnel. Outre l’élément de nouveauté, ces innovations avaient également pour fonction de faire ressortir l’individualité du personnage, et étaient sans doute développées dans un rapport étroit avec les pièces. Dans Tsu-no-Kuni Nagara no

Hitobashira 摂津国長柄人柱 (La Province de Settsu et le sacrifice humain pour le pont de

Nagara, 1727) par exemple, œuvre de Sôsuke à grand succès, on trouve pas moins de trois

nouveaux dispositifs : la poupée du diabolique Soga no Iruka 蘇我入鹿 ouvre la bouche, celle du jeune noble Hachiômaru 八王丸 remue les cinq doigts de la main et celle du vieillard Iwaji 岩次, qui se sacrifice par noyade au cours de la pièce, ferme les yeux. On ignore les détails de leur mise en scène, mais il est certain que les nouvelles techniques soulignaient les différences entre les personnages. Il semble que la concurrence entre les deux théâtres voisins contribua à faire progresser la technologie à un rythme extrêmement soutenu.

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Les marionnettes manipulées par trois hommes apparurent sur scène une décennie après le décès de Chikamatsu, dans la pièce Ashiya Dôman Ôuchi-kagami 芦 屋 道 満 大 内 鑑 (L’histoire de la princesse Kuzu no Ha, 1734). Dans cette scène figuraient deux porteurs de palanquin, dont l’un était un renard ayant pris une forme humaine. Une illustration de la scène tirée d’un programme ultérieur montre les deux personnages, plus grands qu’une marionnette ordinaire, le corps musclé et le torse exposé. Il semble que l’un des marionnettistes opéra la tête et les mains, et que les deux autres déplaçaient le torse et lui communiquaient des mouvements de respiration. Ce modèle est considéré, de façon quasi unanime, comme le véritable ancêtre des « poupées à trois opérateurs » (sannin-zukai) que l’on rencontre de nos jours ; il convient toutefois de remarquer que cette attribution n’est pas sans poser des problèmes. D’abord, cette poupée, que l’on appelle sannin-gakari 三人掛 (« portée par trois personnes »), était utilisée pour un effet scénique particulier, destiné à attirer l’attention sur les attributs physiques du personnage, hors du commun, plutôt que pour la vraisemblance qui caractérise les « poupées à trois opérateurs » sannin-zukai. La distribution des marionnettistes ici est également très différente de celle des poupées sannin-zukai, qui apparurent plus tard74.

74. Les poupées à trois opérateurs (sannin-zukai 三人遣い) que l’on trouve dans le bunraku d’aujourd’hui

sont une évolution des poupées se-sahikomi-zukai, poupées à une personne opérées par un trou dans le dos (Figure 5, p. 175). Le rôle du marionnettiste seul se transforme donc en celui de « maître » (omo-zukai 面遣 い), avec de nouveaux opérateurs prenant en charge la main gauche (hidari-zukai 左遣い) et les pieds (ashi- zukai 足遣い). Dans le théâtre bunraku moderne, les poupées sannin-zukai sont employées pour presque tous les personnages, les poupées à un seul opérateur (つめ tsume) étant réservées à des rôles de figuration. La question de la date de la généralisation des sannin-zukai reste controversée, car même si la majorité des spécialistes suivent l’hypothèse selon laquelle elles furent les véritables vedettes de l’âge d’or du ningyô- jôruri des années 1740, le spécialiste des arts du théâtre KURATA Yoshihiro 倉田喜弘 insiste sur le fait que

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Au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, le corps des poupées grandit, mais la taille des têtes resta inchangée par rapport à la période du jôruri ancien. La création de nouvelles têtes étant trop coûteuse, elles étaient réutilisées sur des marionnettes avec des corps plus imposants, devenant disproportionnées. Les têtes des poupées pouvaient aussi être modifiées : lors de la représentation de Fête de l’été, miroir de Naniwa (1745), l’apparence des poupées représentant des nobles (par conséquent « maquillées ») fut retouchée à l’aide de poudre de polissage (tonoko 砥の粉) afin de suggérer des citadins.