• Aucun résultat trouvé

PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

3. L’espace urbain : la ville d’Ôsaka

3.2 Ôsaka, ville nouvelle

Après la prise de la ville par le régime central en 1615, le domaine d’Ôsaka fut d’abord octroyé à Matsudaira Tadaakira 松平忠明 (1583-1644), petit-fils d’Ieyasu, qui développa la zone où se trouvait le château de Hideyoshi. Mais en 1619, le régime changea de stratégie politique et la ville fut placée sous le contrôle direct du régime et sous le même système administratif que les deux autres métropoles, Edo et Kyôto. Le régime considéra sans doute que la ville était trop importante pour être sous le contrôle d’un seul seigneur. Le deuxième shôgun, Tokugawa Hidetada 徳川秀忠 (1579-1632), visita Ôsaka la même année et décida de la reconstruction du château, qui était, selon James L. McClain, « l’un des projets les plus grandioses d’une époque d’indulgence architecturale29 ».

D’autres projets urbains furent entrepris pendant cette période, souvent par des marchands qui collaboraient avec les autorités. Citons surtout le creusement d’un grand nombre de canaux, y compris le canal Dôtonbori 道頓堀川, dont la rive sud hébergea ensuite le quartier des théâtres, d’un grand intérêt pour notre étude. La construction de nouvelles maisons de ville le long des rives entraîna l’accroissement de la population citadine. La ville était officiellement sous le contrôle du gardien du château, mais celui-ci s’occupait uniquement des affaires des samouraïs.

L’administration de la ville d’Ôsaka était assurée par trois niveaux de responsables. Les deux magistrats municipaux* (machi-bugyô 町奉行), représentants du régime central, géraient la plupart des affaires de la ville. Les magistrats municipaux étaient aidés par des administrateurs des principales familles bourgeoises : les trois anciens de la ville (sô-doshiyori

29. « […] one of the grandest projects in an epoch of architectural indulgence. »James L. MCCLAIN, « Space,

Power, Wealth and Status in Seventeenth-Century Osaka » in, Osaka: The Merchants’ Capital of Early Modern Japan, op. cit., p. 48.

144

総年寄) nommés par les bourgeois, et les anciens du quartier (machi-doshiyori 町年寄), issus des classes marchandes et des artisans propriétaires. La ville était sous-divisée en trois arrondissements administratifs : le Kita-gumi 北組 à l’ouest du château, le Minami-gumi 南組 au sud et le Tenma-gumi 天 満 組 sur la rive droite du fleuve Yodo. Chacun de ces arrondissements présentait des spécificités du point de vue social30.

Tokugawa Iemitsu, le troisième shôgun Tokugawa, poursuivit le projet de son prédécesseur de restaurer la gloire marchande d’Ôsaka. Lors de sa première visite à Ôsaka, il effectua une inspection du château nouvellement construit, et, dans un geste théâtral, fit déployer sur l’une des tourelles du château une immense bannière dorée où il était inscrit que les citadins seraient désormais exemptés de payer des taxes foncières. Cela indique clairement son désir qu’Ôsaka, bastion militaire, se mue en métropole économique. Ce souhait est logique, étant donné que le danger d’insurrection était quasiment nul après les sièges d’Ôsaka, et que 95 pour cent d’une population composée de 450 000 personnes appartenaient à la classe des marchands. D’ailleurs, même si les seigneurs daimyô comptaient sur le marché d’Ôsaka pour transformer le riz de leur domaine en argent, il leur était formellement interdit d’entrer dans la ville : seuls des samouraïs de statut modeste étaient donc logés à Ôsaka afin de superviser le commerce du riz, activité indigne d’un vrai guerrier31.

La position géographique d’Ôsaka lui octroya un avantage commercial dans ce Japon si récemment pacifié. Face à la mer intérieure de Seto, les routes maritimes facilitèrent les échanges avec les provinces de l’Ouest. De plus, son emplacement sur le fleuve Yodo lui conféra une position stratégique privilégiée vis-à-vis de la capitale, Kyôto, et même des

30. Ibid., p. 53. 31. N

145

provinces de l’Est situées sur la route du Tôkaidô32. Son riche arrière-pays, la région du

Kamigata, où étaient produits du saké, des vêtements, de l’huile végétale, des médicaments et de nombreux biens de consommation courante, était également un atout. En effet, la nouvelle ville d’Edo ne disposait pas d’un arrière-pays aussi développé et les produits exportés du Kamigata (la région de Kyoto et d’Ôsaka), les kudari-mono 下り物, ou « biens descendus », étaient essentiels au développement d’Edo en tant que métropole.

Avec la centralisation du marché du riz à Ôsaka, chaque fief, ainsi que le régime du

bakufu lui-même, créa un entrepôt (kura-yashiki 蔵屋敷) dans la ville, qui traitait le riz reçu

en impôts ainsi que d’autres produits venus des régions de l’Ouest du Japon. Au début du XVIIe siècle, le développement des higaki-kaisen 菱垣廻船, grands navires de commerce, plus tard complétés par les taru-kaisen 樽廻船 qui transportaient les tonneaux de saké, firent d’Ôsaka un entrepôt pour les produits issus des différentes régions du Japon. Le régime autorisa la famille bourgeoise Yodoya 淀屋 à développer les marchés du riz, du poisson et des légumes. La ville acquit ainsi ultérieurement le sobriquet de « cuisine de l’empire » (tenka no daidokoro 天下の台所).

Le marché du riz, qui se trouvait sur la rive nord de l’île Dôjima 堂島 du fleuve Yodo, devint le plus important du Japon ; les transactions commerciales s’y développèrent pour devenir remarquablement sophistiquées. On employait un système de jetons, le règlement en argent étant effectué un certain temps après la conclusion du contrat. L’introduction des contrats à terme (chôai-mai torihiki 帳合米取引 ) permettait même de vendre le riz qui

32 Le Tôkaidô 東海道, « Route de la mer de l’est », était le grand axe de communication qui reliait Edo à

Kyôto, puis à Ôsaka. Il était marqué de 53 étapes, immortalisées par la série d’estampes de Hiroshige 広重 (1797-1858).

146

n’existait pas encore. Ce système de paiement après la transaction exigeait un haut niveau de confiance de la part des deux parties et une fois que l’accord était conclu avec les mains, il était scrupuleusement respecté. Le régime méprisa pourtant le système des ventes à terme, craignant une hausse des prix difficile à gérer.

Il ne faut pas omettre le développement d’une brillante vie culturelle, stimulée par des facteurs tels que l’essor économique et le brassage social qui en résultait, les développements techniques tels que l’imprimerie, et surtout la proximité avec la ville de Kyôto et sa magnifique tradition littéraire et artistique. Son épanouissement le plus sûr eut lieu pendant l’ère Genroku, à la fin du XVIIe siècle. Nous avons déjà mentionné dans le premier chapitre les contributions de Chikamatsu, mais les œuvres de Saikaku furent également d’une importance considérable. Ce dernier maria la tradition romanesque existante (dont les kana-zôshi 仮名草子, « livrets rédigés en syllabaires ») avec la tradition poétique et allusive du haikai 俳諧 pour créer un nouveau genre romanesque, les ukiyo-zôshi 浮世草子, « livrets du triste monde flottant », qui décrivaient toutes les catégories sociales, des courtisanes jusqu’aux samouraïs33. Les villes de

la région du Kamigata étaient fermement en tête de la vie culturelle de la nation, jusqu’à ce que la nouvelle métropole d’Edo affirme sa domination au cours du siècle suivant.