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PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

5. Les espaces théâtral et scénique du théâtre ningyô-jôrur

5.6 L’économie du théâtre ningyô-jôrur

L’époque d’Edo se caractérise généralement par une sophistication croissante des modèles économiques que le théâtre du ningyô-jôruri (à l’instar du kabuki) semble avoir adopté avec enthousiasme. Comme pour l’ensemble des théâtres commerciaux, il était impossible de prévoir les œuvres à succès et celles qui entraîneraient des pertes commerciales. Cependant, au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, les efforts des directeurs de deux théâtres, Takeda Izumo Ier et Toyotake Wakatayû, donnèrent lieu à un grand nombre de réussites.

On notera d’abord que la gestion des théâtres dans la région du Kamigata, différente de celle de la ville d’Edo, semble avoir privilégié l’association de la conception artistique avec sa pratique. À Edo, le propriétaire du théâtre détenait également les droits liés à la représentation ;

81. Il s’agit des provinces d’Owari 尾張 et Kii 紀伊, et la ville de Fushimi 伏見 au sud de Kyôto. AKIMOTO,

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à Ôsaka, en revanche, les deux fonctions étaient séparées, ce qui conférait plus d’autonomie aux artistes du théâtre.

Comme dans les théâtres de kabuki, les places du théâtre ningyô-jôruri étaient de deux sortes. La majorité des spectateurs étaient assemblés sur le parterre, ayant pris leur billet* (fuda 札) à une billetterie (fuda-ba 札場). Il existait des variations de prix selon les théâtres, mais dans le cas du Toyotake-za, un théâtre relativement cher, le prix d’un de ces billets pendant les années 1720 était de 40 mon 文 (l’équivalent de 1 000 yens, soit 8 euros82). Toutefois, l’achat d’un billet ne garantissait pas une place assise : pour cela, il fallait louer un petit tapis (hanjô 半畳) dans le cas d’un spectateur individuel, ou bien un plus grand pour des groupes (selon la taille, les usuberi 薄縁 ou les heritori 縁取り, ou même un tatami-ichijô 畳一畳, de la superficie d’un tatami entier). Le hanjô était au prix de 5 mon (120 yens ou environ 1 euro), mais le tatami-ichijô pouvait coûter jusqu’à 1 monme 匁 et 3 bu 分 (2 170 yens ou environ 17 euros).

À la différence de ces places peu chères, les spectateurs plus aisés profitaient de loges luxueuses (sajiki 桟敷) ; il en existait une trentaine dans le théâtre de ningyô-jôruri. Chaque loge était louée dans son intégralité, et pouvait accueillir jusqu’à huit personnes. Dans le cas du Takemoto-za, la location d’une loge était de 18 monme (l’équivalent de 30 000 yens ou 240 euros). On notera que les places dans les loges, que l’on achetait auprès d’agents attachés au théâtre plutôt qu’à la billetterie, étaient obtenues en échange de pièces d’argent, tandis que les sièges du parterre s’achetaient avec des pièces de métal ordinaire, ce qui témoigne de la stratification sociale de l’espace théâtral. Mais, tout comme les spectateurs du parterre, le

82. Les conversions des monnaies anciennes en yens ont été effectuées par A

KIMOTO Suzushi 秋本鈴史 (op. cit.). Notre calcul en euros est basé sur le taux moyen du yen japonais en octobre 2019, selon lequel 100 yens valent environ 0,80 euros.

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public des loges devait payer quelque 200 mon (5 000 yens ou 40 euros) pour la location d’un tapis. Ce public pouvait également commander un coffret contenant un repas de luxe (sage-jû 提げ重) pour la somme de 12 monme (20 000 yens ou 160 euros) par personne. On estime que même en l’absence d’un tel repas, le coût par personne dans les loges était environ cinq fois plus élevé que pour les spectateurs du parterre83.

Le théâtre n’était aucunement réservé à une classe aisée. Cependant, pour ceux qui en avaient les moyens, une excursion au théâtre pouvait être prétexte à des dépenses somptueuses. La population d’Ôsaka était composée principalement de la classe bourgeoise, mais d’autres classes telle celle des samouraïs étaient également libres d’assister aux représentations. Un certain Asahi Shigeaki Bunzaemon 朝日重章文左衛門 (1674-1718), samouraï du prestigieux clan d’Owari, a tenu un journal contenant des détails précieux concernant ses nombreuses expériences théâtrales. Les confucianistes (jusha 儒者 ), en dehors des « quatre classes », étaient aussi des spectateurs enthousiastes et perspicaces84.

Une pièce à succès pouvait attirer un public important et générer des revenus appréciables. Par exemple, une pièce jouée par le théâtre Gennojô-za 源之丞座 de l’île d’Awaji 淡路島 durant sa tournée à la ville de Tokushima 徳島 sur l’île de Shikoku 四国, aurait attiré entre 1 500 et 2 000 spectateurs par jour dans un théâtre de 19 ken (54,6 m) de profondeur et de 22 ken (40 m) de largeur. Durant ces représentations, le théâtre gagna la somme de 21 kanme

83. AKIMOTO, op. cit., p. 221.

84. Comme exemples de confucianistes passionnés de théâtre, on peut citer Miki Sadanari 三木貞成 (dates

inconnues) et Hozumi Ikan 穂積以貫 (1692-1769), les auteurs de Naniwa Miyage 難波土産 (Souvenirs de Naniwa, 1738). Sadanari était un disciple d’Itô Tôgai, fils du philosophe Itô Jinsai ; Ikan était l’ami de Chikamatsu Monzaemon, qui nous a laissé le seul document contenant ses propos sur l’art du ningyô-jôruri. Ce dernier était le père de Chikamatsu Hanji, le dernier grand dramaturge de ce théâtre.

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貫目 (35 000 000 yens ou 280 000 euros) pour des dépenses de 5 kanme (8 300 000 yens ou 66 400 euros), soit un bénéfice de 16 kanme (26 700 000 yens ou 213 600 euros). En cas de grand succès de la tournée, une prime (o-hana お花) d’un montant inconnu était également versée aux interprètes85.

Comme nous l’avons vu, au début du XVIIe siècle, les deux principaux théâtres comptaient surtout sur de nouvelles productions, ce qui exigeait un investissement dans de nouveaux costumes pour les poupées et la scénographie entre autres, et comportait un grand risque financier. Au bout de trois mois de représentations continues, un spectacle était considéré comme un grand succès (ô-atari 大当り). Nous ignorons les détails concernant la rémunération du dramaturge, mais étant donné sa part de responsabilité dans le succès de l’œuvre, donc la santé financière du théâtre, elle était sans doute importante.

85. A

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Chapitre 3