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Le milieu intellectuel d’Ôsaka à l’aube de l’époque de Namiki Sôsuke

PAYS, VILLE ET THÉÂTRE À L’ÉPOQUE DE NAMIKI SÔSUKE

3. L’espace urbain : la ville d’Ôsaka

3.4 Le milieu intellectuel d’Ôsaka à l’aube de l’époque de Namiki Sôsuke

Au cours du XVIIIe siècle, Ôsaka devint un centre important de philosophie et d’éducation, ce qui peut être lié à plusieurs facteurs : l’établissement d’Ôsaka comme métropole moderne ; la conjoncture économique et politique qui semblait alors privilégier le développement de l’introspection par rapport à la consommation ostentatoire de l’ère Genroku précédente ; la

37. L’intérêt accru porté par le bakufu aux citadins d’Ôsaka à ce moment se révéla également dans

l’interdiction de la pièce Nanban-tetsu Gotô no menuki 南蛮鉄後藤目貫 (Les Rivets de sabre de Gotô, 1735) de Sôsuke, que nous examinerons plus en détail dans le troisième chapitre.

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volonté des marchands de garantir une bonne éducation à leurs successeurs ; et le fait que la culture de Kyôto, dominée par l’aristocratie héréditaire, comme celle d’Edo, contrôlée par la caste guerrière héréditaire, défavorisaient l’installation de la caste des jusha* 儒者, des érudits qui demeuraient en dehors de la hiérarchie officielle. Les philosophes et les éducateurs d’Ôsaka, tout en participant au milieu intellectuel national, développèrent des tendances intellectuelles qui leur sont propres ; malgré quelques différences sur le plan philosophique, ils étaient unis par un désir d’affirmer la dignité essentielle de la classe marchande.

Au début du XVIIIe siècle, le néo-confucianisme était fermement établi au centre de l’épistémè de l’époque d’Edo. Les idées de Zhu Xi, son fondateur, étaient pourtant arrivées au Japon assez tardivement. Relégué pendant longtemps comme un domaine d’études mineur dans les temples zen, c’est à la fin du XVIe siècle que Fujiwara Seika 藤原惺窩 (1561-1619) se détacha du cadre bouddhique pour poursuivre des études confucianistes de façon indépendante. Son disciple, Hayashi Razan 林羅山 (1583-1657), impressionna le shôgun Tokugawa Ieyasu par son érudition, qui lui valut d’être nommé conseiller. Le succès du néo-confucianisme tient à ce qu’il était désormais déconnecté du bouddhisme. Il rend donc possible une manière systématique et positive de penser le monde — un monde qui n’est d’ailleurs plus conceptualisé dans le discours intellectuel comme une simple illusion ou un vide. Cette philosophie facilita la construction de nouveaux systèmes politiques, économiques, et éthiques. Les dernières décennies du XVIIe et celles du début du XVIIIe siècle (la période où Chikamatsu puis Sôsuke furent actifs) marquèrent l’apogée de la pensée néo-confucéenne. Des débats, parfois

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passionnés, se déroulaient entre savants, une évolution favorisée par le développement de l’imprimerie38.

On peut classer les philosophes du XVIIe et du début du XVIIIe siècle de plusieurs manières. Par exemple, selon les prémisses conceptuelles des écoles, on peut identifier d’un côté les philosophes historicistes, comme Itô Jinsai et Ogyû Sorai, pour qui la vérité philosophique ne peut être trouvée que dans les textes classiques. De l’autre côté se trouvent les écoles comme celle de Zhu Xi (le néo-confucianisme sponsorisé par le régime) qui soutenaient que la vérité se révèle également lors d’un examen des phénomènes naturels. Mais ici, nous nous intéressons moins aux fondements philosophiques de leur réflexion qu’à leurs implications pour la vie intellectuelle d’Ôsaka. Il est donc pertinent de catégoriser les penseurs selon leurs conclusions philosophiques en ce qui concerne la conception de la société urbaine : nous nous référerons donc, pour ainsi dire, aux écoles « mercantilistes » et « anti- mercantilistes ».

Les écoles anti-mercantilistes, qui sont associées de près à la classe guerrière, avaient tendance à nier la valeur et la dignité de la classe des marchands. Bien qu’elles n’aient jamais formé un groupe distinct, on peut y inclure l’école néo-confucéenne des Hayashi, qui donnait une assise philosophique à la hiérarchie sociale imposée par le régime, dans laquelle les marchands constituaient la classe la plus basse, et l’historiciste Yamaga Sokô 山鹿素行 (1622- 1685) qui associa les valeurs de Confucius représentées dans les Entretiens (chin. : Lunyu,

jap. : Rongo 論語) à celles de la classe guerrière japonaise.

38. Cette atmosphère de liberté intellectuelle, aussi relative soit-elle, s’amoindrirait vers la fin du XVIIIe siècle,

comme l’atteste la répression des idées pro-impériales lors des incidents des ères de Hôreki 宝暦 (en 1758) et de Meiwa 明和 (en 1767).

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Le personnage le plus influent de ce groupe était Ogyû Sorai, dont l’examen historiciste de ce qu’il croyait être les plus longues des dynasties chinoises, celles des Xia 夏, Shang 商 et Zhou 周, le conduisit à une idéalisation du rôle des anciens rois, et à la conclusion que seuls quelques membres de l’élite de la société étaient capables d’une véritable moralité ou connaissance. Son projet philosophique pour la réalisation d’une utopie agraire correspondant à sa conception de la Chine ancienne mena à une vitupération de la classe marchande, car il regardait leur existence comme un fléau parasitaire à l’égard de la classe des samouraïs. Les grandes villes où opéraient les marchands contraignaient les samouraïs à vivre une « vie d’auberge », impliquant une qualité de vie diminuée et inauthentique39.

La pensée des savants « mercantilistes », dont un bon nombre étaient basés à Ôsaka, impliquait en revanche une validation de la dignité de toute l’humanité, y compris de la classe bourgeoise. Cette tendance fut initiée par un autre philosophe historiciste, Itô Jinsai (伊藤仁斎 1627-1705), issu d’une famille bourgeoise de Kyôto et fondateur de l’école d’« études antiques » (kogaku 古学). Au moyen d’une méthode philologique rigoureuse qui diverge de celle du néo-confucianisme de Zhu Xi, il chercha à redécouvrir le message originel de Confucius. Sa méthode (qui influencerait fortement celle de Sorai) l’amena à souligner l’importance du philosophe Mencius, et il élabora une pensée basée sur l’identification de la vertu confucéenne de l’humanité (jin 仁) avec l’amour, et sur l’égalité essentielle des êtres

39. L’étude la plus complète en français de la pensée d’Ogyû Sorai est L’Empire du rite d’Olivier A

NSART

(Genève, Librairie Droz, 2015), qui souligne la distinction entre les œuvres plus théoriques de Sorai, composées en chinois archaïque, et sa théorie politique, écrite dans un japonais plus abordable pour ses contemporains, et étayée non seulement par ses fondements philosophiques, mais aussi par son expérience personnelle de l’exil familial dans la campagne.

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humains. Ses enseignements furent propagés après son décès par son fils, Itô Tôgai 伊藤東涯 (1670-1736).

Nous pouvons aussi citer les philosophes Kaibara Ekiken 貝原益軒 (1630-1714) et Nishikawa Joken 西川如見 (1648-1724), souvent qualifiés de naturalistes, dans la mesure où ils affirmèrent l’importance de l’étude de la nature qui nous entoure pour compléter les textes anciens. Si Ekiken fut le plus influent en matière de méthodes philosophiques, Joken publia en 1719 l’ouvrage de vulgarisation Un Sac pour les citadins (Chônin-bukuro 町人囊). Très largement diffusé, il fournissait aux marchands des conseils sur la moralité pratique, préconisait la rationalité (dôri 道理), niait les superstitions populaires et assurait à ses lecteurs que les divisions entre les classes sont d’ordre artificiel plutôt que naturel40.

L’école fondée par Ishida Baigan* 石田梅岩 (1685―1744) également issu de la classe des marchands était très influente auprès des citadins41. Sa pensée était moins rigoureuse, plus syncrétique et mystique que celle des philosophes précités, et incorporait non seulement des éléments du confucianisme, mais aussi du shintoïsme, du bouddhisme et du taoïsme. Il encouragea la méditation et l’ascétisme, mais aussi le dévouement à ses obligations et à ses occupations. Critique à l’égard des idées de Sorai, Baigan fit valoir l’importance de la dignité universelle, affirmant que les samouraïs ne possédaient pas un monopole sur l’accès à la vérité. Les successeurs de Baigan, tel Tejima Toan 手 島 堵 庵 (1718-1776), transmirent postérieurement ses enseignements au sein de l’école des « enseignements du cœur selon Ishida Baigan » (sekimon shingaku 石門心学), qui insistait sur des qualités telles que la réciprocité

40. NAJITA, op. cit., pp. 48-49.

41. Ishida Baigan naquit dans une famille de paysans près de Kyôto, mais intégra dans sa jeunesse une maison

de commerce de cette ville, atteignant le poste de commis en chef (bantô 番頭). Il s’agit donc d’un penseur qui était aussi un modèle exemplaire de la réussite bourgeoise.

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professionnelle (par exemple, l’achat et la vente à des taux acceptables pour les deux parties). Selon ce schéma moral, une telle adhésion aux critères du bien et du mal permettait au commerçant de contribuer au bien-être de la société au même titre qu’un samouraï42.

Un dernier groupe, constitué de philosophes associés à l’académie Kaitokudô 懐徳堂 à Ôsaka, affirma l’autonomie et la raison d’être de tous les individus, y compris les marchands. Il est significatif que cette école ait été fondée par Nakai Shûan 中井甃庵 (1693-1758) sous mandat du bakufu. Tirant son nom — « Chérir la vertu » — de la phrase des Entretiens de Confucius, « l’homme de bien chérit la vertu » (ce qui implique aussi la phrase suivante, « l’homme de peu [chérit] les biens matériels »), elle était située dans le quartier marchand d’Imabashi 今橋43. Bien que la méthode philosophique des penseurs de cette école, tels Miyake

Sekian 三宅石庵 (1665−1730), Nakai Shûan et Goi Ranshû 五井蘭洲 (1698-1762), soit bien plus proche de la méthode orthodoxe de Zhu Xi que celle de l’historiciste Itô Jinsai, ils se rapprochaient de ce dernier dans leur affirmation que les membres de la caste bourgeoise étaient des humains à part entière. C’est principalement Ranshû qui visa Ogyû Sorai avec des critiques aussi bien philosophiques que personnelles. Ces savants, jouissant de la liberté de l’espace philosophique gagné par l’académie du Kaitokudô, se mirent à élaborer une épistémologie selon laquelle moralité et connaissance n’étaient nullement réservées à une élite, mais à la portée de tous. Le rôle du marchand ne serait donc pas inférieur, mais complémentaire à celui du samouraï. Ranshû avait également connaissance des premiers pas des Japonais dans le domaine des « études hollandaises* » (rangaku 蘭学, comprenant non seulement la langue

42. TOTMAN, op. cit., p. 360.

43. La phrase « Kunshi toku wo omoi, shôjin tsuchi wo omou. » (君子懐

レ徳。小人懐レ土。) se trouve dans

la quatrième section des Entretiens. Cf. Anne CHENG (trad.), Entretiens de Confucius, Éditions du Seuil,

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néerlandaise, mais aussi une variété de sciences européennes). Il fit l’éloge de la maîtrise des Européens en matière d’astronomie et de mathématiques, ainsi que de leur rejet de la superstition, et se montra très ouvert aux nouveaux courants rationalistes44.

Ce discours pro-mercantile prônant la dignité de toutes les classes sociales dans la région Kyôto-Ôsaka a des implications importantes pour notre analyse du public du théâtre

ningyô-jôruri. En effet, ces idées libératrices ne demeuraient pas hermétiquement isolées dans

les écoles et les académies privées : leur diffusion était assurée par le Kogidô 古義堂 (l’école privée de Jinsai et Tôgai à Kyôto), par les œuvres publiées de Joken, par l’académie Kaitokudô à Ôsaka, et par le réseau d’adhérents du Sekimon shingaku. On peut relever également des liens personnels directs entre le milieu des savants et celui des théâtres. Miki Sadanari 三木定成 (dates inconnues) et Hozumi Ikan 穂積以貫 (1692-1769), deux disciples de Tôgai, rédigèrent

Naniwa Miyage 難波土産 (Souvenirs de Naniwa, 1738), collection de notes sur les œuvres de

ningyô-jôruri en cinq volumes, qui inclut notre seule source des commentaires théoriques de

Chikamatsu. Ikan était aussi le père de Chikamatsu Hanji* 近松半二 (1725-1783), qui fut le dernier grand auteur pour le ningyô-jôruri.