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Chapitre 4 : Réflexion sur notre posture épistémologique et sur le concept de vérité

4.5. Le texte scientifique comme objet construit permettant la rencontre du monde

Berthelot trouve la question des descriptions essentielle « parce que nous n’acquérons information et savoir sur des événements ou des situations auxquelles nous ne participons pas directement que par des descriptions, c’est-à-dire des tableaux de la réalité, récits ou témoignages, assorties ou non d’analyses et de prises de position » (2008, p. 103). Pour lui, elle constitue une « construction intermédiaire entre un ensemble de données diverses, voire éparses, et un cadre théorique […] [et] tient donc du résumé pertinent et de la synthèse » (p. 103).

Les descriptions auxquelles nous avons affaire dans notre vie quotidienne apportent en général de l’inédit (Berthelot, 2008) : pensons notamment aux articles de journaux et aux articles scientifiques du domaine des sciences de la nature. « Personne, écrit Berthelot, ne s’intéresse à ce que tout le monde sait depuis longtemps » (p. 104). Ceci pose donc un défi aux sciences humaines : « L’inédit y joue bien sûr son rôle, mais sur fonds d’événements, pour l’essentiel déjà connus. Ils relèvent de la vie quotidienne, de la mémoire collective ou de l’héritage accumulé par la discipline concernée » (p. 104). Dans ces cas, Berthelot (2008) mentionne que la façon de renouveler les connaissances passe par le renouvellement de leur description et que cela amène deux conséquences : en plus de poser la question de la bonne description – et, de « façon indirecte, dans les sphères de diffusion plus larges de la vulgarisation scientifique et du débat public », de faire que « les descriptions nouvelles prennent, à leur tour, l’attrait de l’inédit » (p. 104) –, cela pousse certains à avancer que « les études sociales de la science inventent et promeuvent […] un nouveau “genre littéraire” : celui de la description, démystificatrice et exotique, de l’activité scientifique et de son histoire » (Berthelot, 2008, p. 105).

À l’instar de Jeanneret (2006), nous trouvons le questionnement concernant l’usage fait du concept de texte scientifique éclairant. Qu’est-ce qui fait qu’un texte sera considéré scientifique et un autre, littéraire? S’agit-il simplement d’un accord socialement construit? Ou, plutôt, l’un des deux textes a-t-il réellement un caractère différent en raison de la relation qu’il entretient avec un certain idéal de la vérité? Quelle est la part de l’écriture

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dans l’élaboration des savoirs? Plus globalement, à l’instar de Jeanneret (2006), nous nous posons la question suivante : « Comment les sciences de l’information et de la communication abordent-elles la question du texte scientifique? ». Le point de vue du chercheur en communication, à notre avis, peut grandement éclairer la question du texte scientifique afin de faire porter un regard nuancé sur des débats par ailleurs fortement polarisés.

En effet, l’étude sociologique de la production scientifique montre que l’élaboration des savoirs et des connaissances qui ont une certaine prétention à la vérité se fait notamment par l’écriture et par la référence à des textes. Le texte, en tant que symbolisation de la réalité (Quilliot, 1997), vise à rendre compte d’ « œuvres de l’esprit » (Quilliot, 1997) créées à partir d’instruments intellectuels qui permettent une description. Le texte scientifique prétend toujours au moins partiellement à la vérité et nécessite, de ce fait, l’aval d’autrui pour être accepté (Berthelot, 2008). Ainsi, le texte scientifique est l’objet d’étude qui permet de rendre compte de toutes les nuances possibles entre les deux pôles que sont le fait de décrire la science comme construction sociale ou comme référence au vrai. Les chercheurs en communication peuvent étudier les textes scientifiques comme constructions sociales produites en fonction d’un lectorat idéalisé ou imaginé, en admettant que les auteurs de ces textes tendent vers un idéal de vérité et symbolisent ensuite leurs découvertes en les rédigeant. Selon Jeanneret (2006), l’étude du texte scientifique permet d’éviter « la stérilité du face-à-face entre tenants d’une conception simple de l’activité scientifique, soit comme discours directement énoncé par la Nature, soit comme forme de récit et de fiction assimilable à n’importe quelle cosmologie ordinaire. Mais elle signale également l’importance prise dans les sciences actuelles par les phénomènes de circulation des écrits, d’édition, de publication, de publicité, de critique ».

Selon Jeanneret encore, on ne discute jamais, dans une approche de la scientificité relevant de l’antithèse entre vraie science et fausse science, des opérations pratiques par lesquelles se constituent les objets. Ceci est dû au fait que les clichés qui représentent le travail scientifique négligent le travail de textualisation très particulier que ces disciplines élaborent, tant ils sont préoccupés par la figure de la représentation immédiate du monde

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(Jeanneret, 2006). D’un côté, on nie que la science soit une discipline du texte; de l’autre on invoque la textualité, sans en élaborer une définition critique précise : « Tous, écrit Jeanneret, passent à côté de la pratique textuelle effective des scientifiques. Lorsqu’on se demande : « la science est-elle seulement une rhétorique? », on peut être certain de ne rien saisir d’intéressant, qu’on réponde oui ou non. Ce qu’il faut tenter de comprendre, c’est la nature très particulière des constructions sémiotiques que les chercheurs élaborent, dans telle discipline, pour telle visée de connaissance » (Jeanneret, 2006).

Parlant d’une querelle nommée « l’affaire Sokal » – qui concerne un canular, soit un faux article de cultural studies écrit par un physicien et destiné à montrer le laxisme intellectuel des « postmodernes » –, Jeanneret (1998) pose un certain nombre de questions. Peut-on vraiment écrire n’importe quoi? Les sciences sociales ont-elles la même rigueur que les sciences de la nature? Celles-ci décrivent-elles le réel ou une image du réel? A-t-on le droit de véhiculer, d’interpréter et de transformer les concepts des sciences de la nature?

Selon le même chercheur, cette querelle remue ad nauseam une alternative que Berthelot n’a cessé de récuser : « [L]es uns nient le caractère construit des connaissances humaines (les lois de la physique, disent-ils, sont de même nature que les rochers dans les prés), les autres escamotent la teneur intellectuelle du projet scientifique (les théories scientifiques, prétendent-ils, sont des récits comme les autres) » (Jeanneret, 2006, p. 1). Il prétend donc que toute l’œuvre de Berthelot doit être comprise comme une réfutation du dilemme que ces deux affirmations créent, et non comme la réfutation de l’une ou l’autre des affirmations. Paraphrasant Berthelot, Jeanneret ajoute ainsi que « le travail sérieux […] commence lorsqu’on considère la fragilité des constructions scientifiques tout en mettant au centre de l’analyse la visée éperdue de compréhension du monde dont elles procèdent » (p. 1). Selon lui, il est plus utile de se demander « comment les scientifiques et les acteurs qui participent à leurs projets (associés, techniciens, étudiants et, dans le cas des sciences anthropo-sociales, sujets sociaux) créent des situations, des signes, des constructions argumentatives, des outils de représentation. En quoi ces situations, ces objets et ces signes sont-ils particuliers? En quoi permettent-ils aux chercheurs, non de reproduire le monde, mais de le rencontrer? » (p. 3).

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Berthelot, tout comme Passeron, pensait que « la discussion critique des textes théoriques était le lieu d’élaboration, de socialisation et de contrôle des théories scientifiques, mais que le principe de réfutabilité ne pouvait s’appliquer en toute rigueur aux sciences sociales » (Jeanneret, 2006, p. 4). Les épistémologues normatifs, qui veulent étendre les règles poppériennes à tout travail de connaissance, expliquent que la scientificité repose sur des énoncés réfutables. Selon Jeanneret, la question du texte est structurante car il est la formulation d’une connaissance en même temps que l’établissement d’une relation : « L’approche des productions communicationnelles à partir des savoirs qu’elles rendent possibles (car le texte n’est pas en lui-même un savoir) renvoie […] une interrogation » (2006, p. 4), à savoir ce qui dans le processus communicationnel est réalité relationnelle et teneur épistémique. « L’échange communicationnel, écrit-il, confronte, par sa structure même, au problème de la vérité […]. Il suffit que dans l’échange se glisse une affirmation en dissonance avec ce que l’interlocuteur croit savoir pour que s’engage une demande de justification. S’opère alors […] un changement de registre, qui n’est rien d’autre, au plan de l’échange communicationnel, que ce qu’est la science sur celui des discours de connaissance » [Berthelot 1996 : 50] » Jeanneret, 2006, p. 5). Ainsi, la sociologie de la construction des connaissances que propose Berthelot, selon Jeanneret , « accorde une fonction structurante à un objet, le texte scientifique, en le regardant comme le lieu d’une opération, l’élaboration de schèmes d’intelligibilité des réalités sociales. C’est pourquoi elle s’installe dans l’espace incommode d’une tension entre rhétorique et épistémologie » (2006, p. 5).

Par conséquent, nous considérons beaucoup plus intéressant, à l’instar de Berthelot (2003), d’éviter à la fois de sombrer dans un constructivisme radical qui réduit « le texte à un machine à construire et à rendre crédibles des conceptions incommensurables du monde » (p. 23) et d’éviter de « considérer les propriétés sémantiques et syntaxiques des textes comme étant le simple reflet des caractéristiques des choses décrites et de leurs relations » (p. 23), tout en reconnaissant que « la texture différentielle des fils argumentatifs n’est pas le fait des auteurs en tant que tels, ni même l’effet d’une culture disciplinaire différente, mais, qu’elle résulte d’une différence fondamentale de point de vue et de logique de connaissance » (Berthelot, 1990, p. 139).

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Le texte scientifique serait ainsi « l’actualisation, dans un matériau sémiotique complexe, d’un processus de confrontation dynamique de l’esprit au monde qu’il cherche à connaître » (Jeanneret, 2006, p. 6). En tant que construction incertaine du savoir d’un chercheur, il constitue donc le rapport entre un univers empirique hétérogène et un univers théorique toujours à spécifier. Jeanneret écrit à cet égard : « Le texte travaille, traduit, transforme et c’est la raison pour laquelle il est une médiation décisive dans une sociologie de la connaissance intelligente et inventive » (2006, p. 6). L’affrontement cognitif au réel est bien décrit par Berthelot (1990) :

L’hypothèse dualiste en sciences sociales nous paraît exprimer exemplairement cette ambiguïté en revendiquant pour l’homme la possibilité d’une connaissance qui serait à la fois scientifique et libérée de la preuve. Mais l’exprime tout autant la position unitaire prétendant exclure hors de la science toute connaissance ne se soumettant pas à une forme particulière de preuve. L’une et l’autre positions nous semblent en dernière analyse victimes du même logicisme : la vérité y apparaît comme une norme et la preuve comme une forme, alors qu’elles sont, à l’inverse, simultanément des produits et des outils d’une activité sociale spécifique d’affrontement cognitif au réel (p. 233).

Il apparaît clairement que, entre le relativisme total et le scientisme, il existe une posture plus nuancée qui appelle à la fois un certain relativisme – en vue de contrer le dogmatisme scientifique – et une forme de scientificité qui permet de mettre en lumière les inconsistances du sceptique qui se contredit lui-même. La seule posture qui rend réellement le chercheur inconfortable se situe spécifiquement entre ces deux pôles, car celui-ci doit alors vivre avec l’idée que les constructions sociales peuvent parfois atteindre des vérités et parfois pas. Mais, par-dessous tout, il doit vivre avec le fait qu’aucun instrument intellectuel ne permet de le vérifier. La vérité en tant qu’idéal régulatoire permet d’expliquer pourquoi des chercheurs tentent, depuis le début des sciences modernes, d’expliquer et de comprendre le monde physique et social qui les entoure, mais surtout, pourquoi ils continuent de le faire même lorsqu’ils ne croient plus en l’accès au réel (notamment chez les constructivistes radicaux).

Si nous acceptons l’idée de l’idéal régulatoire de vérité et celle selon laquelle le texte scientifique – et le travail de citation, d’édition, de mention et de commentaire – sont un

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élément constitutif du faire scientifique, un dialogue éclairant peut s’ouvrir entre le chercheur en communication et l’épistémologue. La question « En quoi le texte scientifique se distingue-t-il du texte journalistique? » permettrait, à notre avis, de nuancer le débat épistémologique qui semble s’être grandement polarisé dans les deux dernières décennies. En outre, elle permettrait probablement de rassembler constructivistes radicaux et post- positivistes qui, croyant ne plus rien avoir à se dire tellement ils évoluent dans des mondes différents, pourraient discuter de ce qui continue à rassembler tous les chercheurs et scientifiques sous les étiquettes de « scientifique » ou de « savant ».

La question n’est cependant pas aussi simple qu’elle peut le paraître. Il ne suffit pas de considérer que le journaliste rend public ou vulgarise, car les chercheurs qui se sont intéressés à la vulgarisation scientifique, notamment Schiele et Jacobi (1988), ont montré que la thèse est une production écrite qui vulgarise le processus de recherche, tout comme l’article scientifique est une production écrite qui vulgarise la thèse, et l’article dans une revue professionnelle, une production écrite qui vulgarise l’article scientifique. Bref, toute rédaction est pensée en fonction d’un lecteur cible ou imaginé, et il n’existe probablement pas de degré zéro de la vulgarisation. Il n’y a donc pas non plus de polarité entre science et vulgarisation, mais plutôt un objectif de simplification, plus ou moins grand par rapport au processus lui-même, dont il est impossible de rendre compte dans son entièreté.

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Insertion de l’article

Titre : Internet et les pratiques culturelles au Québec : effet d’ouverture ou de confinement ?

Résumé : L’utilisation d’Internet est-elle associée à une ouverture aux pratiques culturelles ou à un confinement ? Les analyses menées par les auteurs révèlent que dans les différentes régions du Québec, l’âge, la scolarité et les usages culturels que l’on fait d’Internet prédisent une diversité et une intensité plus grandes des visites de lieux culturels et des sorties au spectacle. Les modèles de prédiction qui comprennent des variables sur Internet s’avèrent plus performants que ceux qui incluent uniquement des variables sociodémographiques, suggérant qu’Internet constitue une variable prédictive des pratiques culturelles.

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Chapitre 5 : Internet et les pratiques culturelles au Québec : effet d’ouverture ou de