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Chapitre 1 : Problématique

1. Problématique générale

1.2. Culture et État

1.2.4. Inégalités d’accès

En 1979, le ministère des Affaires culturelles réalise pour la première fois une enquête sur les pratiques culturelles18 au Québec, à l’instar de la France, qui a effectué la première

mouture de la sienne en 1973. Depuis, sept autres enquêtes ont été menées (1983, 1989, 1994,

viennent à représenter symboliquement une manière d’être ou de vivre, un type de personne, voire une pensée sociale ou politique. […] Le prestige qui entoure les artistes donne au symbolisme qu’ils portent une force particulièrement retentissante » (p. 18).

17 En 1980, Rocher écrivait à propos de la fonction publique québécoise : « [O]n l’associe – non sans raison –

aux intérêts de la bourgeoisie ou d’une classe dominante, auxquels elle est identifiée par son niveau d’éducation, sa profession, son revenu. L’écart de classe et donc de culture entre la bureaucratie et la clientèle populaire a d’ailleurs été étudié et est maintenant assez bien connu » (1980, p.58). Si on applique cette observation au ministère des Affaires culturelles, on peut sans doute mieux comprendre les raisons pour lesquelles cet organisme a d’abord orienté son action vers le développement d’institutions culturelles dites classiques (p. ex. les théâtres). La bourgeoisie, classe dominante de l’époque, était largement influencée par la culture humaniste.

18 Lorsque le Ministère réfère à la culture, il n’adopte pas une vision anthropologique de l’objet, mais une vision

politique, voire administrative : « Les enquêtes de participation culturelle s’inspirent non pas des racines anthropologiques de cette notion de culture, mais d’une vision proprement politique. Dans les enquêtes de participation, on a affaire à une définition non plus anthropologique mais politique de la culture qui a très nettement renvoyé, à ses débuts, à une volonté politique d’accès aux arts savants et aux pratiques savantes (musée, lecture, etc.). Même si on a élargi le champ des enquêtes aux médias, et même au sport, cela ne va pas jusqu’à une enquête sur les façons de faire et de penser » (propos tirés d’un échange avec le professeur émérite Gilles Pronovost). De manière générale, l’expression « pratique culturelle » réfère à des pratiques de consommation (p. ex. assistance à des représentations de théâtre, temps d’écoute de la télévision), mais il peut également s’agir de « productions culturelles », notamment lorsqu’il est question des pratiques amateures (p. ex. faire de l’ébénisterie sans que cela ne constitue son métier).

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1999, 2004, 2009 et 2014), toutes visant à connaître les pratiques culturelles des personnes âgées de 15 ans et plus habitant au Québec19. Plus précisément, les données recueillies

permettent de mesurer l’évolution des pratiques culturelles dans le temps. Bien que les rapports découlant de ces enquêtes ne soient pas considérés par le Ministère comme des moyens d’évaluer la politique culturelle québécoise (et notamment sa visée ou sa finalité de démocratisation de la culture), certains constats pourraient la remettre en question ou « proposer des pistes en vue de l’action culturelle des pouvoirs publics » (Garon et Santerre, 2004, p. 2).

En effet, tant en France qu’au Québec, la façon dont l’analyse des données de ces enquêtes est réalisée met l’accent sur la préoccupation de la finalité de démocratisation de la culture20.

L’importance accordée aux analyses selon les groupes sociaux et les territoires (dans le cas du Québec) montre bien la préoccupation de la fréquentation de la culture. Par exemple, dans une publication gouvernementale de 2004 portant sur les pratiques culturelles des Québécois de 1979 à 1999, les auteurs mentionnent que « [d]es changements sont […] survenus dans le tissu social, et l’analyse faite à partir des variables sociodémographiques permettra d’en révéler l’ampleur », avant de poursuivre :

Comment se sont transformées les pratiques à l’intérieur des groupes sociaux? Est-ce que les femmes et les hommes ont modifié leur comportement au cours de la période étudiée? Leurs pratiques culturelles se sont-elles rapprochées ou éloignées les unes des autres? Les jeunes de 1999 ont-ils les mêmes centres d’intérêt culturel que ceux de 1979? La scolarité a-t-elle toujours le même effet discriminant? Outre le sexe, l’âge et la scolarité, d’autres variables seront prises en considération dans la présentation des données, par exemple le statut matrimonial, la langue parlée à la maison, la situation par rapport au marché du travail et, plus rarement, le revenu du ménage (Garon et Santerre, 2004, p. 2). Sur le plan territorial, les analyses complétées laissent transparaître le même souci face à la fréquentation : « Dans certains cas, [l’approche territoriale] soulèvera la question des

19 À l’exception de 1979, où l’âge minimal pour répondre au sondage était de 18 ans.

20 Les inégalités d’accès sont définies par rapport à une culture hiérarchisée. En effet, le débat sur la question

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inégalités géographiques du développement culturel » (Garon et Santerre, 2004, p. 2). Parmi les questions auxquelles le rapport promet de répondre, les auteurs mentionnent les suivantes : « Y a-t-il eu des gains substantiels dans la participation, au cours de la période, dans toutes les régions, ou ont-ils été plus significatifs dans les grandes régions urbaines? Quelles sont les régions qui affichent les gains les plus notables au cours de la période à l’étude et quelles sont celles qui présentent des difficultés? » (p. 2). Ainsi, bien que les rapports de ces enquêtes ne soient pas considérés comme des outils permettant de mesurer les avancées et les reculs ni le succès ou l’échec des efforts de démocratisation de la culture, il n’en demeure pas moins que la façon dont sont faites les analyses traduisent ces préoccupations à l’égard de l’accès et donc des inégalités.

L’intérêt porté à certaines formes de culture a donc été étudié dans plusieurs perspectives disciplinaires, ce qui a donné lieu, nous l’avons vu, à de nombreuses définitions de la culture. Lamont (1992), Heinich (2004) et Luckerhoff (2011) ont mobilisé le concept de frontière symbolique pour rendre compte des catégories ou délimitations qui sont différentes, selon la perspective disciplinaire ou le cadre théorique. Par exemple, les classes sociales chez Marx ne sont pas découpées de la même manière que les champs sociaux chez Bourdieu : les frontières symboliques ne se trouvent donc pas au même endroit. Ces frontières, qui varient d’une théorie à l’autre ou d’une définition de la culture à l’autre, sont présentes dans les discours et les politiques culturelles, ainsi que dans la construction des questionnaires des grandes enquêtes.

Nous avons vu que les enquêtes sur les pratiques culturelles sont nées d’un désir, notamment, de mesurer la progression de la finalité de la démocratisation de la culture. Ainsi, les théories et définitions qui proposent un découpage entre une culture dite d’élite et une culture dite populaire ont certainement influencé la construction des questionnaires. La sociologie des inégalités d’accès a non seulement influencé la création des ministères responsables de ces enquêtes, mais aussi les chercheurs qui y travaillaient. Cela dit, il est impossible de rattacher une enquête donnée à une perspective précise, car les frontières symboliques auxquelles elles

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renvoient se rattachent à de nombreuses perspectives, théories et définitions, qui se rattachent à des objectifs précis poursuivis par ces ministères. Ainsi, dans le cadre de notre thèse, puisque nous utilisons les enquêtes sur les pratiques culturelles au Québec réalisées par le ministère de la Culture et des Communications, nous référons aux frontières symboliques d’une vision politico-administrative de la culture. Cette manière d’envisager l’analyse des données issues des enquêtes sur les pratiques culturelles à partir des groupes sociaux a été largement influencée par les travaux de Bourdieu, mais les découpages territoriaux correspondent le plus souvent à ce qui est utilisé de façon générale par l’État, de façon à assurer des comparaisons. En analysant les données d’une telle enquête, il faut donc accepter les choix qui ont été faits lors de la création du questionnaire tout en sachant qu’il sera possible, pour certaines analyses, de référer à des théories que les créateurs du questionnaire n’avaient pas nécessairement en tête au moment de mettre l’enquête sur pied.

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Chapitre 2 : Cadre théorique