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Chapitre 2 : Cadre théorique

2.2. La figure de l’omnivore de Peterson

2.2.8. Principales critiques adressées à la figure de l’omnivore

Dans la section précédente, nous avons présenté un bref aperçu des critiques formulées à l’endroit de la figure de l’omnivore, dont plusieurs sont énoncées par Peterson lui-même. Nous présentons ici d’autres critiques méthodologiques et conceptuelles.

2.2.8.1. Critiques méthodologiques

Un premier genre de critique adressé à la figure de l’omnivore est d’ordre méthodologique et concerne la mesure de l’omnivorité. Plusieurs travaux portant sur l’omnivorité ont été réalisés à partir de grands sondages nationaux. Les analyses qu’ils présentent sont donc secondaires, c’est-à-dire que, à la base, les sondages sur lesquelles elles se fondent n’avaient pas pour objectif de mesurer l’omnivorité (par exemple Bryson, Coulangeon, Ollivier et Gauthier, Peterson et Simkus) et la façon dont les questions ont été posées ne dépend pas des chercheurs qui les utilisent. Par exemple, les répondants sont bien souvent questionnés à

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propos de leurs préférences et de leurs activités culturelles. Peterson lui-même rapporte que « plusieurs auteurs, notamment van Rees et al. (1999), Lopez-Sintas et Garcia-Alvarez (2002), ont énormément insisté sur l’importance de mesurer ce que les répondants déclarent faire plutôt que de se fier à leurs goûts auto-déclarés pour des activités culturelles » (2004, p. 155). Pour eux, les comportements sont plus précis lorsqu’ils peuvent être soumis à une vérification dans les faits (p. ex., temps et argent sont nécessaires pour assister à un concert) (Peterson, 2004). Le cas échéant, les analyses risquent de coller davantage aux faits plutôt que de révéler des intentions. Par ailleurs, Peterson fait une mise en garde sur la façon de mesurer l’omnivorité. En effet, si l’objectif est de mesurer les goûts, les préférences auto- déclarées constituent, selon lui, un meilleur indicateur que le taux de fréquentation. La meilleure preuve de cela est liée à l’âge : les personnes âgées, bien qu’elles sortent moins que les plus jeunes, n’en conservent pas moins leurs goûts pour la culture.

Un autre inconvénient relevant de l’utilisation de données secondaires est que, la plupart du temps, les sondages à partir desquels les chercheurs ont travaillé ne mesurent pas, le font peu ou inadéquatement les pratiques culturelles des personnes moins favorisées et se concentrent davantage sur les pratiques culturelles classiques. La description des personnes ayant un statut moins élevé a ainsi peu de chances de correspondre à la réalité. D’autres critiques portent sur l’objet à partir duquel les travaux sur l’omnivorité sont menés. La plupart des analyses réalisées dans les travaux sur l’omnivorité prennent pour activité l’écoute de la musique. Or, plusieurs études le démontrent : il ne s’agit pas d’une pratique discriminante (par exemple Donnat, 1998; Garon et Santerre, 2004; Lapointe, 2009). La plupart des gens écoutent de la musique : elle est quasi universelle et omniprésente (Bellavance et al., 2004; Coulangeon, 2003; Tampubolon, 2010). D’aucuns (voir notamment Bellavance et al., 2004 et Donnat, 1998) pensent que d’autres pratiques s’avéreraient plus distinctives, entre autres les sorties culturelles et le tourisme culturel au sein des classes favorisées.

83 2.2.8.2. Critiques conceptuelles

Une première critique conceptuelle est énoncée par Warde et al. (2007), qui soulignent le manque de précision du terme « omnivorité », dont la mise à jour, au fil du temps, est difficile. À preuve : sa définition évolue toujours. Dans leurs travaux, bien que Warde et al. aient déterminé des caractéristiques de l’omnivore semblables à celles qu’énumère Peterson (par exemple le lien entre l’omnivorité et la tolérance), ils n’ont repéré aucun traçage de frontières culturelles sur la base de ces caractéristiques qui permettrait d’exclure d’autres groupes sociaux; ils ont en outre noté quelques indices de snobisme intellectuel lors de l’expression des goûts personnels. Aussi, les omnivores de Warde et al. (2007) ne peuvent être décrits comme appartenant à la classe dominante ou à l’élite, bien qu’ils soient bien éduqués et aient un bon statut. Cela remet donc en question l’hypothèse de Peterson selon laquelle l’omnivorité serait une nouvelle forme d’habitus de la classe dominante.

Des travaux menés après ceux de Peterson et ses collaborateurs ont commencé à pointer en ce sens; aussi, une critique formulée par Bellavance et al. (2004) à l’endroit du modèle de l’omnivore de Peterson est qu’il « ne nous dit rien […] de la façon dont le consommateur combine et valorise les différents aspects de son répertoire, ni comment il met en œuvre les diverses dimensions de son capital culturel, ou multiculturel (compte tenu de l’enchevêtrement possible de divers systèmes de légitimité) » (p. 36). Bien qu’ils aient évoqué la possible existence de plus d’un type d’omnivores, Peterson et ses collaborateurs ne nous informent pas davantage sur cet aspect dans leurs travaux. Une autre critique conceptuelle de Bellavance et al. est à l’effet que « la définition des classes de goûts, qui ne sont pas vraiment des classes sociales, reste aussi fortement dépendante de la définition de l’individu highbrow comme amateur d’opéra et de musique classique » (p. 31). Cela aurait pour conséquence de réduire la culture savante à deux genres, classique et traditionnel, plutôt que de couvrir une plus grande partie de son spectre (Bellavance et al., 2004). Aussi, le fait que les trois catégories de goût mentionnées par Peterson, soit highbrow, middlebrow et

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lowbrow, ne comptent pas un nombre égal de genres musicaux pourrait influencer les caractéristiques de l’omnivorité (Bellavance et al., 2004).

En 2003, Emmison a publié un article sur la classe sociale et la mobilité culturelle, dans lequel il mentionne que Peterson, dans sa théorie de l’omnivorité, n’a pas tenu compte d’un élément important, soit le caractère tactique ou stratégique de l’individu au moment de passer d’un contexte à l’autre. Le chercheur propose ainsi de revoir la figure de l’omnivore à la lumière du concept de mobilité culturelle, qui désigne l’habileté à consommer et à participer à des expressions culturelles dans des champs divergents, selon les contextes. Emmison mentionne en outre l’importance de distinguer les goûts et les préférences des compétences et des connaissances : ses résultats indiquent que les gens qui occupent des professions manuelles sont plus confinés au lowbrow dans leurs goûts et leur expertise, tandis que les professionnels et les gestionnaires ont des goûts plus highbrow et que, sur le plan des compétences, ils sont en mesure de naviguer entre les pratiques de statut élevé ou de faible statut.

Dans ce chapitre, nous avons vu les grandes lignes de la théorie de la légitimité de Bourdieu, selon laquelle les agents se positionnent à l’intérieur de champs sociaux, ceux qui appartiennent aux classes supérieures appréciant la culture légitimée et dédaignant la culture populaire. Peterson a plutôt remarqué que les individus qui appartiennent aux classes supérieures et aiment la culture légitimée sont davantage ouverts aux autres formes de pratiques, notamment celles qu’on qualifie de populaires. Les travaux de Bourdieu ont été menés en France surtout dans les années soixante et soixante-dix, alors que ceux de Peterson le furent aux États-Unis, et concentrés surtout dans les années quatre-vingt et quatre-vingt- dix. Dans le cadre de la présente thèse, nous souhaitons voir si l’un ou l’autre des modèles théoriques (légitimité ou omnivorisme) s’avère applicable au contexte québécois d’aujourd’hui, c’est-à-dire s’il permet de fournir aux données empiriques un cadre interprétatif pertinent et satisfaisant. Aussi, puisque l’importance des technologies s’accroît depuis la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix et qu’elles exercent un impact sur les

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pratiques culturelles aux États-Unis et en France (Christin, 2011b), nous souhaitons, d’une part, voir si une situation similaire se déploie au Québec et, d’autre part, si la génération et le cycle de vie, de même que la région habitée, y influencent les pratiques culturelles. C’est pourquoi nous avons ajouté ces variables à celles utilisées dans la théorie de la légitimité et de la figure de l’omnivore afin de voir si elles permettent de mieux expliquer ces modèles.

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