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Chapitre 2 : Cadre théorique

2.2. La figure de l’omnivore de Peterson

2.2.6. Précisions apportées à la figure de l’omnivore

La figure de l’omnivore de Peterson est relativement récente, ce qui incite à apporter beaucoup de précisions afin de mieux cerner ce phénomène. Peterson (2004) pense notamment à détailler la répartition temporelle et géographique de l’omnivorité, à décrire de sa composition et à caractériser son lien social. Il se questionne en effet à savoir si elle se confinera à la classe supérieure ou si elle se manifestera dans les classes appartenant aux autres statuts.

Beaucoup de chercheurs ont voulu reproduire et préciser les découvertes de Peterson. Nous présentons ici le résumé de quelques-uns de leurs travaux. Dans un premier temps, nous discuterons ceux de Bryson (1997), dans lesquels elle montre comment les dégoûts culturels contribuent à la construction de frontières identitaires. Nous verrons ensuite, à partir d’une étude d’Ollivier et Gauthier (2007), l’importance de la place qu’occupe une activité dans le champ des pratiques culturelles pour préciser la figure de l’omnivore. Finalement, à partir des travaux de Coulangeon (2003), de Bellavance et al. (2004), de Warde et al. (2007) et d’Emmison (2003), il s’agira de suivre l’intuition de Peterson en attestant la variété des types d’omnivore.

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2.2.6.1. Les dégoûts culturels : des marques de différenciation

Bryson (1997) a voulu tester une partie de la théorie de Peterson selon laquelle les univores adhèrent à davantage de sous-cultures musicales spécifiques définies par la race, l’âge et la région, alors que les omnivores ont une plus grande variété de goûts et de types de consommation. En se concentrant uniquement sur la fonction du goût, la chercheuse a montré que les dégoûts musicaux sont mis de l’avant pour construire des frontières entre les groupes en se fondant sur les identités raciale, ethnique, religieuse et régionale, et que cela se remarque davantage chez les groupes ayant un niveau d’éducation peu élevé. Ses résultats révèlent en effet que des dix-huit genres musicaux présentés aux répondants, dix permettent aux groupes ayant un niveau d’éducation peu élevé de se distinguer plus efficacement que les groupes plus scolarisés; il s’agit du bluegrass, du country, du rap, du gospel, de la musique new age, des oldies, du reggae, du blues, du jazz et de la musique latine. Le swing, le folk, les comédies musicales et le heavy metal permettent une meilleure distinction parmi les gens ayant un niveau d’éducation moyennement élevé et élevé. Quant aux groupes d’âge, ils se distinguent mieux chez les personnes ayant un niveau de scolarité moyennement élevé et élevé, autant en ce qui concerne le goût pour l’easy-listening que pour le pop. Toutefois, l’easy-listening constitue une meilleure frontière pour ce qui est de la race et de l’ethnicité chez les personnes peu scolarisées, tout comme la pop le fait pour la région. Seulement deux genres, la musique classique et l’opéra, n’ont pas produit d’interactions significatives, ce qui est peu surprenant puisqu’il ne s’agit pas de genres particulièrement appréciés par les gens peu scolarisés.

Toutefois, Bryson ne manque pas de nuancer ces résultats. Elle note par exemple que, bien que certains genres musicaux soient utilisés pour définir des identités de groupes et que cela soit davantage le cas chez les personnes ayant un niveau d’éducation moins élevé que chez les autres, l’utilisation des goûts musicaux dans la construction identitaire n’est cependant pas réservée exclusivement aux personnes ayant un niveau de scolarité moins élevé.

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2.2.6.2. La place d’une activité au sein du champ des pratiques culturelles

Plusieurs travaux sur la figure de l’omnivore ont pris comme objet la musique (voir notamment Bryson, Peterson, van Eijck). Pour Coulangeon et Lemel (2007), ce choix est probablement dû au fait que la musique, en tant que domaine où l’influence de groupes primaires d’appartenance comme la famille, les amis et la communauté ethnique serait très forte et révélatrice de la classe sociale d’un individu (Bourdieu, 1984), n’occupe pas la même place que la littérature dans la culture partagée et apprise à l’école. Toutefois, dans une autre recherche, Ollivier et Gauthier (2007) ont voulu voir si « l’éclectisme contemporain varie en fonction du champ dans lequel il s’exprime » (p. 15). Cette idée prend sa source dans l’une des critiques adressées à Peterson, soit « la nécessité de prendre en compte la structure interne des champs à l’étude » (p. 17); en effet,

l’opération mathématique qui consiste à mesurer l’éclectisme à partir d’un indice de variété calculé par simple addition du nombre de genres préférés ou d’activités pratiquées revient à traiter le champ à l’étude comme un univers indifférencié dans lequel toutes les pratiques sont équivalentes. [O]n a accordé peu d’attention à la place qu’occupent ces pratiques dans ce que Bourdieu (1979) appelait l’espace des styles de vie (Ollivier et Gauthier, 2007, p. 17).

Au lieu de conduire leurs travaux sur la musique, Ollivier et Gauthier l’ont fait à partir de l’écoute de dix genres d’émissions de télévision. Ils ont d’abord situé l’écoute de la télévision par rapport aux autres pratiques culturelles, pour réaliser qu’elle s’y oppose et qu’elle serait également « une activité plus populaire auprès des groupes les moins favorisés » (2007, p. 19). Leurs analyses vont dans le même sens que celles de Coulangeon : elles montrent que dans le « champ des pratiques culturelles […], la télévision est l’une des pratiques culturelles les plus socialement dévalorisées tandis que la lecture, à l’opposé, est l’une des plus légitimes » (p. 20).

Entre autres choses, Ollivier et Gauthier ont noté que le capital culturel constitue le principal prédicteur de la diversité des genres d’émissions écoutées, mais que le niveau d’éducation

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occasionne une diminution du nombre d’émissions regardées. Aussi, la taille de la ville habitée influence la diversité des goûts en matière télévisuelle : plus elle est grande, moins ils sont variés. En somme, leurs analyses montrent que « les coefficients de toutes les variables pertinentes telles que la scolarité, l’âge, la taille de l’agglomération et l’origine ethnolinguistique vont dans le sens inverse de ce que l’on a constaté dans les recherches portant sur la musique, la restauration, les sorties » (p. 26). Dans ce cas, ce sont les personnes les moins favorisées qui font preuve des goûts les plus omnivores. Ces résultats les ont incités à conclure que « l’éclectisme culturel n’est valorisé, et sans doute valorisant, que pour autant qu’il s’alimente à des activités qui sont elles-mêmes valorisées ou valorisables » (p. 26).

La particularité des médias, dont la télévision, dans le champ culturel avait toutefois déjà été relevée par Pronovost (2002b) :

Ne s’appuyant pas nécessairement sur les canons classiques du bon goût, les médias ont introduit leur propre système de reconnaissance culturelle, ils ont offert aux consommateurs des vedettes, des artistes, des spectacles hors des chemins de la culture consacrée. Les obstacles classiques que sont le niveau d’éducation et le revenu, les réseaux d’information spécialisés, les barrières de classe, ne jouent plus nécessairement (p. 956).

La figure de l’omnivore gagnerait donc à se voir éprouvée sur la base d’enquêtes visant d’autres pratiques culturelles que la musique, mais qui sont tout autant valorisées.