En relation avec le système de pensée de Grize que nous avons déjà parcouru, ce
texte, cet « objet de figure » est vu comme le résultat d’une activité de schématisation
(discursive). La notion de schématisation, nous l’avons vu, vient de la logique naturelle.
Cette notion permet de faire le lien entre les deux pôles « dire/discours» et « texte/ figure » :
la schématisation se projette sur la figure du texte en termes de disposition (textuelle). Cela
transpose de manière imagée le processus d’élaboration de la pensée pour le mener jusqu’à
sa mise en forme textuelle. Nous pouvons de cette manière distinguer des étapes et des
processus dans la création de discours scientifiques. L’organisation du contenu est déjà le
siège de plusieurs opérations que nous pouvons caractériser avec les termes de la rhétorique
et de la logique. Nous pouvons voir ensuite comment l’organisation est mise en forme et
nous pourrons distinguer plus précisément comment le support éditorial sur papier a été
conditionné et quels sont les changements à l’œuvre dans le traitement numérique de
l’information.
La « configuration » provoque un effet pragmatique. A. Coutinho fait référence à
une idée issue de la linguistique textuelle. J.-M. Adam, note-t-elle, avait proposé l’idée
d’« orientation configurationnelle418 ». Derrière cette notion, il y a une visée pragmatique,
l’« effet de texte », qui ajoute une dimension supplémentaire au discours dans un but de
communication. L’effet de texte dépend, pour Adam, du passage de la séquence à la figure,
c’est-à-dire, de la suite de propositions (ou dimension séquentielle) qui est pour lui de type
linéaire, à l’orientation configurationnelle (ou configuration pragmatique) d’ordre global :
« un texte est, d’une part, une suite linéaire de parties (paragraphes correspondant à des périodes ou
séquences) formant une structure compositionnelle donnée, mais un texte est, d’autre part, un tout de
sens sémantique ou pragmatique, une unité configurationnelle ».
Nous pouvons rapprocher utilement des concepts linguistiques des catégories de la
rhétorique. On voit ici apparaître une tension entre des concepts mais aussi entre des
mouvements inhérents au texte et au discours. Cette notion de « figure du texte », de
« configuration » est rapprochée par A. Coutinho de celle de «dispositio », qui, comme
nous l’avons déjà vu, émane de la rhétorique. Ladispositio est définie par Barthes comme le
« traitement des contraintes de succession » [Barthes 1970]. Comme le dit Adam, un texte
est fait de parties, de séquences si on le voit dans une optique « linguistique », il peut être
417
Grize 1992 : 103
418
constitué de « propositions » si on le voit dans une optique « logique ». Ces parties, quelle
que soit leur taille, doivent être organisées les unes par rapport aux autres. Il s’agit donc de
choisir « par quoi on va commencer » comme le note justement Grize et le plus étonnant est
qu’il pose cette question, non dans un ouvrage traitant de linguistique, mais de logique :
Logique et connaissance scientifique sous la direction de Piaget419. Barthes, dans son «
aide-mémoire » sur l’« ancienne rhétorique », nous a déjà montré que l’Antiquité avait le souci
du classement et que la rhétorique se donnait ouvertement comme un classement : de
matériaux, de règles, de parties, de genre, de style. Or l’enjeu du classement, pour Barthes,
c’est la place du plan. L’enjeu des flottements taxinomiques c’est la place de la place, de la
dispositio, de l’ordre des parties du discours car il y a toujours un enjeu à la place des
choses. Dans le cas des publications scientifiques, cet enjeu touche directement l’exposé des
idées, l’argumentation, qui s’expose de cette manière.
La fonction de ladispositio est de permettre un arrangement des parties du discours.
Il apparaît donc comme adéquat de revenir sur les parties du discours telles qu’elles ont été
définies par les théories de la rhétorique classique, revisitées par la nouvelle rhétorique, la
linguistique et les sciences du langage. La notion de dispositio, selon la vision qu’en donne
Barthes comme « arrangement (soit au sens actif, opératoire, soit au sens passif, produit) des
grandes parties du discours420 », semble particulièrement pertinente, surtout si on la relie à
l’inventio, qui est la partie, rappelons-le, où l’on élabore et où l’on trouve les idées. Il
s’agira donc pour nous de voir, durant toute cette partie de notre travail, quels sont les divers
« arrangements » possibles du contenu du discours. Ou encore, dit autrement, comment
l’inventio se projette sur ladispositio.
Le rapprochement de concepts issus de cadres divers se révèle opérationnel pour le
discours. La démarche des divers auteurs de l’ouvrage Texte et discours : catégories pour
l’analyse, nous semble adaptée et féconde pour approcher le fonctionnement des discours
scientifiques, particulièrement dans l’emploi qui est fait des concepts de la rhétorique. De
cette manière, Coutinho pose le fait que la notion de dispositio peut acquérir une autre
portée, capable de rendre compte d’un éventail plus large de textes écrits421. La mise en
relation avec d’autres concepts qui ont trait à l’organisation du discours renforce cet intérêt.
Grize y rappelle en effet que la recherche de « catégories descriptives pour le texte » est
nécessaire, qu’il n’y a pas de linguistique sans appel à la logique422, alors que depuis la fin
du XIXe siècle, la logique a donné l’impression de se fondre dans les mathématiques et
qu’elle y est parvenue en créant son propre système de signes. Mais en fin de compte,
ajoute-t-il, il n’y a pas de traité ni de mathématiques ni de logique qui ne repose pas
finalement sur des discours de nature langagière. Ainsi grâce à la logique naturelle, il peut
traiter de raisonnements qui relèvent de la logique du sens commun. Au travers de ce
concept, nous pouvons aussi de la même manière établir une passerelle vers les publications
scientifiques.
Logique naturelle, analyse de discours et linguistique textuelle sont liées. Si la
logique naturelle est l’étude des opérations que la pensée met en œuvre lorsqu’elle se
manifeste à travers des discours, selon Grize, elle met en relief un certain nombre
d’opérations qui peuvent être dites « logico-discursives » et qui sont marquées dans des
textes nécessairement produits en situation. Ainsi, logique naturelle, analyse de discours et
linguistique textuelle sont intimement liées. Grize, comme nous l’avons déjà vu, construit
419
Grize 1967
420Barthes 1970 : 213
421Coutinho 2004 : 33
422Grize 2004 : 23
son analyse sur un concept central : « la logique naturelle et l’argumentation en appellent à
la notion fondamentale de schématisation423 ». Dans l’ouvrage nommé Texte et discours :
catégories pour l’analyse, c’est ce concept « intermédiaire » qui permet de faire la jonction
entre le discours et le texte, celui de « schématisation ». La notion de schématisation semble
propre à articuler texte et discours, affirme Grize424.
La schématisation elle-même donne à voir, c’est une mise en scène qui donne à
regarder des images : images du thème traité, images des locuteurs A & B. C’est la raison
pour laquelle, à cause de la présence des sujets que la logique mathématique ignore, il y a
une dimension rhétorique incontournable qui entre en jeu. Car l’argumentation n’est pas une
simple suite d’arguments : l’argumentation est une organisation raisonnée de contenus de
pensée qui visent à modifier, de quelque façon que ce soit, les représentations et les
jugements de son destinataire. Cela n’est pas seulement valable pour le discours commun ou
quotidien, ou même politique, mais aussi pour les publications scientifiques, qui ont à
défendre des idées nouvelles et à convaincre du bien-fondé de ce changement de perspective
– ou de paradigme, dirait T. Kuhn. Kuhn montre en effet la structure logique d’une
révolution scientifique425 : d’abord un savant doit croire en son système avant de lui faire
confiance dans la recherche féconde de l’inconnu.
Historiquement, dit Kuhn, le processus de révolution n’est jamais aussi simple que
l’indique l’ébauche logique. Il pratique ainsi l’anatomie des croyances scientifiques en
montrant que la science progresse grâce à des univers de croyances à l’origine très
économiques et très féconds et aux premiers succès qui semblaient garantir la solidité de
l’approche. Si seules quelques modifications semblent nécessaires, le système semble être
facilement adoptable. Kuhn montre qu’ensuite, il est difficile de briser une conviction de
cette sorte, introduite dans la pratique par des générations qui l’ont transmise à leurs
successeurs. A la lumière de ces phénomènes, nous pouvons dorénavant penser que la
conviction doit fortement intervenir pour infléchir un paradigme et le changer. Pour cela,
nous adhérons au point de vue de Grize qui insiste sur le fait que l’argumentation doit se
servir de discours qui doivent tout à la fois convaincre et persuader426. Ce serait donc bien
plutôt l’argumentation qui serait nécessaire aux publications scientifiques plus que la
démonstration ou le raisonnement. Nous retrouvons ici formulée d’une autre façon
l’assertion de Blanchard, que nous avons croisée au deuxième chapitre : l’écrit doit
convaincre en faisant appel à la raison.
Nous avons maintenant à comprendre comment les écrits de science sont organisés
concrètement et matériellement. Quelles sont les caractéristiques de la dispositio pour la
forme livresque, représentée principalement par les monographies, les articles de revues ?
Nous voyons, pour répondre à cette question, deux conceptions opposées s’affronter. Pour
les premiers, il ne fait aucun doute que la caractéristique principale du support imprimé est
d’être linéaire. Cela semble un invariant, une évidence, l’objet d’un consensus non
contestable. Pour les seconds, cette position est indéfendable. L’organisation matérielle du
livre, elle-même, plaide, selon eux, pour affirmer que son organisation et la lecture qui en
est ainsi induite sont tout, sauf linéaires.
Ensuite, nous pouvons nous demander ce que va devenir cette dispositio dans les
nouveaux supports de diffusion du savoir scientifique et le numérique dans les sciences
423