Nous avons vu que le terme de « logique » était vague, sinon impropre à définir une
réalité complexe. Il serait plus exact de faire référence à des logiques. Et nous ne rentrons
même pas dans les débats et les théories récentes qui ont vu naître des logiques floues, etc.
qui montrent la richesse et le foisonnement des réflexions autour de la logique mais qui sont
hors de notre propos. Ce que nous cherchons à voir, c’est le rôle que jouent certaines
techniques intellectuelles dans l’écriture de la science. Si l’on s’entend pour donner comme
règle au discours scientifique d’être l’expression d’un raisonnement, les fondements
théoriques et l’expression de celui-ci donnent lieu à des visions très différentes, qui vont
aboutir aussi à des productions formelles particulières. L’influence des travaux d’Aristote
s’est fait voir par l’emploi toujours actuel de la logique classificatoire, préalable à tout
travail scientifique. Mais la logique formelle a beaucoup évolué : elle est devenue à partir du
XIXe siècle « la logique tout court ». Elle développe à l’extrême le formalisme comme
représentation du langage excluant les ambiguïtés qui peuvent nuire à son intelligibilité,
avec la logique mathématique.
Les sciences de la nature affirment la pertinence de leur discours en le fondant sur la
démonstration, c’est ce qui est communément admis. Ce discours de la science se veut
« universel » par le biais d’un langage qui se fonde sur un système particulièrement riche de
symboles : le langage mathématique - comme le note Nordon, qui s’interroge sur l’existence
de « mathématiques pures203 ». Cette écriture des mathématiques se signale comme un
ensemble de signes particuliers dans le système de l’écriture phonétique, souligne
Derrida204. Les mathématiques constituent ainsi une enclave à l’intérieur des cultures
pratiquant l’écriture phonétique (opposée aux idéogrammes205). Le langage mathématique
comme sous-ensemble d’une « raison graphique » propre à l’écriture pourrait ainsi montrer
les rapports entre le discours et la pratique du langage scientifique. Il a ainsi la particularité
de pouvoir représenter des entités, des classes, des ensembles ou des opérations sur ces
éléments. Il existe un courant de pensée qui estime que le discours scientifique peut ou doit
se réduire à ce type de langage particulier. Et cela serait souhaitable, jusque dans les écrits
en sciences humaines. La culture de l’évidence reposant sur le critère de l’évidence
rationnelle et/ou expérimentale, répandue dans les sciences dures, pourrait donc être étendue
203
Nordon 1981 : 37
204Derrida 1967 : 20
205aux sciences humaines aussi. C’est le point de vue de J.-C. Gardin, chercheur dans le
domaine de l’archéologie, que nous allons étudier.
J.-C. Gardin a élaboré son « programme logiciste » et l’a fondé sur un certain
nombre de concepts, auxquels il donne une vision et des définitions particulières. Il propose
un traitement singulier du discours scientifique. Il souhaite mettre sur pied une
« épistémologie pratique ». Or, nous rappelle S. Auroux, « un champ épistémologique – une
région de savoir déterminée – c’est le domaine d’apparition et d’existence de certains
concepts, c’est l’ensemble des connexions entre concepts206 ». C’est donc aussi un réseau de
déterminations qui cible ceux d’entre eux qui sont susceptibles d’être thématisés ou
simplement aperçus par les sujets qui pensent, dans un champ déterminé. Les théories de
J.-C. Gardin (l’analyse logiciste) sont complexes : elles ont donné naissance au format
Scientific Constructs and Data (SCD), que l’on ne peut comprendre sans le mettre en
perspective avec l’époque de son élaboration et à la maturation des idées de Gardin. Il nous
faut donc revenir d’abord à l’historique de sa carrière et brosser un historique rapide en
donnant les étapes qui ont posé les jalons de la création du programme logiciste, avant sa
scénarisation sous forme multimédia.
Si J.-C. Gardin est un archéologue reconnu, il s’est aussi intéressé très tôt, bien avant
le développement des systèmes informatisés, aux problèmes de représentation des objets et
des textes, ainsi qu’aux problèmes de recherche documentaire et de description. Dès le
départ de sa carrière, dans les années 1950, J.-C. Gardin s’est interrogé sur la définition et la
valeur du discours « savant » dans le domaine des sciences de l’homme qui s’exprime, selon
lui, dans un « langage naturel », par opposition au discours « scientifique » des sciences
dites « dures » qui possèdent un « langage scientifique hautement élaboré »207. Lors de ses
premières expériences en matière de recherche scientifique en archéologie, il notait déjà, dès
le début de ses recherches, que la référence au caractère « scientifique » ou non des
constructions théoriques reposait sur des critères selon lui artificiels. Il s’est dès lors
demandé en quoi consistait le caractère « naturel » ou « informel » de la logique qui
sous-tendait les sciences « molles » par opposition à la logique ou aux « calculs » des sciences
« dures ». En illustration, nous pouvons rappeler une anecdote amusante qu’il relate208, où il
avait en 1959 rédigé un ouvrage sous un nom d’emprunt (P. Chevrier), dans lequel il
critiquait ses propres travaux en soulignant leur manque de sérieux scientifique. Il constata
alors à cette époque que la communauté scientifique n’était pas prête à entendre de telles
critiques, car il reçut de nombreuses lettres de sympathie contre les attaques de P.
Chevrier…
Ainsi, en tant que chercheur en sciences humaines, il s’est d’abord intéressé à
l’analyse des démarches intellectuelles de l’archéologie209, telles qu’elles se manifestent
dans les publications qui constituent la « littérature » de cette discipline. Il distingue dans
ces démarches deux catégories : celles qui portent sur l’acquisition et la manipulation des
objets matériels et les opérations mentales par lesquelles l’archéologue passe des objets à
l’énoncé de propositions raisonnées à leur sujet210. Nous voyons ainsi qu’il travaille d’abord
en profondeur l’aspect classificatoire de la logique et qu’ensuite il étudie l’application
formelle de la logique au discours « savant ». Il insiste sur le fait qu’il s’intéresse surtout à
celles du second type. Il veut examiner quelles sont les démarches du domaine de la logique,
mais aussi du discours, par quelles « démarches discursives » il faut passer, pour
206
Auroux 1979 : 14
207Gardin 2001 : 18
208Gardin 2001 : 21
209Gardin 1979 : 9
210Gardin 1979 : 20
l’appréhension des matériaux archéologiques et ensuite pour la formulation de propositions
relatives à ces matériaux.
Par la suite, il en viendra à approfondir le sujet et étudiera les mécanismes et les
fondements des raisonnements211. Pour ce faire, il est amené à pratiquer une mise en cause
du discours savant en s’interrogeant en l’espèce sur le rôle de la formalisation212. Il dégagera
alors l’observation qu’il y a deux types de langages : le langage naturel (LN) et le langage
scientifique (LS) et deux types de métalangages213 : le langage documentaire (LD) et le
langage scientifique (LS). Les travaux de J.-C. Gardin apparaissent comme le résultat d’une
réflexion approfondie mais aussi de ses expérimentations pratiques dans l’emploi de la
mécanisation, domaine où il s’est montré pionnier. Il fut parmi les premiers à pratiquer de
manière systématique la récolte des données bien avant la généralisation des technologies
informatiques. Il s’attachera alors à développer des applications pratiques. On le voit mettre
en œuvre des fichiers mécanographiques214 dès 1956, travailler à améliorer la
documentation sur cartes perforées en 1962215 et à l’organisation de la documentation
scientifique en 1964216, élaborer en 1968 un modèle général pour l’automatisation des
recherches documentaires (le SYNTOL217). Il produit aussi des travaux en archéologie, qui
sont des applications de ses recherches comme par exemple : des codes et des descriptions
exhaustives, pour l’outillage du bronze, les décors géométriques, les cylindres et les sceaux
du Proche-Orient et du Moyen-Orient218.
Ensuite dans les années 1960, J.-C. Gardin travaille sur les aspects de compilation et
d’ordination, d’automatisation des recherches documentaires et la mise sur pied de grandes
bases de données, avec des opérations de classification, pour des corpus importants de
données. Nous notons ici au passage et nous soulignons l’intérêt de ses travaux : il a opéré
un rapprochement de la recherche scientifique vers les sciences de la documentation219. Il
s’intéresse alors bien avant d’autres chercheurs, à l’utilité des langages documentaires : « un
langage documentaire est-il nécessaire220 ? », demande-t-il en 1968. Il répond positivement
en notant la nécessité decondenser le contenu des textes scientifiques, afin d’en accélérer la
consultation, au prix admis d’une certaine perte d’information, l’obligation aussi de
normaliser l’expression du contenu, de manière que des notions ou des sujets analogues
soient toujours désignés par les mêmes termes, ou groupes de termes et enfin l’intérêt que
l’on a à organiser les termes de ce vocabulaire normalisé en classes sémantiques, pour faire
apparaître notamment les relations hiérarchiques entre les notions correspondantes, relations
211
Gardin 2001 : 19
212Gardin 2001 : 18
213Métalangage : langage naturel ou formalisé qui sert à parler d’une langue, à la décrire (définition du
Petit Robert)
214
Gardin [1956] Le fichier mécanographique de l’outillage : outils en métal de l’âge du bronze, des
Balkans à l’Indus
215
Gardin [1962]Documentation sur cartes perforées et travaux sur ordinateurs dans les sciences
humaines
216
Gardin, Grolier & Levéry 1964
217Gardin 1962
218voir [Gardin 1954] : à l’époque Jean-Claude Gardin s’empare des technologies qui existent et
étudiel’emploi qui peut être fait de la mécanographie pour rationaliser les corpus qui servent de base aux
théories archéologiques et faciliter les recherches en simplifiant les opérations d’archivage grâce à ces
techniques
219
Ce rapprochement entre les techniques documentaires et des réflexions théoriques et
épistémologiques montre un esprit très en avance sur son temps. Le mouvement, que Gardin appelle de ses
vœux est un rapprochement entre les sciences et le monde de la documentation : « il reste que la fusion des
deux genres, recherche documentaire et recherche scientifique, n’est pas pour demain ». Les sciences de
l’information et de la communication semblent pouvoir apporter leur aide pour ces avancées.
220
dont il importe en effet de tenir compte au moment des recherches rétrospectives sur un
sujet donné221. Nous notons au passage que, si l’on reprend les trois termes soulignés par
J.-C. Gardin lui-même dans ses écrits : condenser, normaliser, organiser, on a déjà l’essentiel
des fonctions les plus importantes pour les sciences de la documentation.
Dans les années 1970, il étudie tout ce qui touche aux interprétations et aux
référentiels, ce qui concerne la manière d’attribuer du sens aux données. Dans ce contexte,
J.-C. Gardin analyse la question des parentés méthodologiques entre l’analyse des
constructions et les principales catégories d’analyse documentaire, analyse de contenu,
analyse linguistique, analyse sémiologique, à quoi il ajoute le genre d’analyse textuelle
pratiquée dans les travaux d’intelligence artificielle222. Il va se livrer méthodiquement à tous
ces types d’exercice. Il va pratiquer l’analyse documentaire pour voir si elle est efficace,
l’analyse de contenu, l’analyse linguistique, l’analyse selon l’intelligence artificielle,
l’analyse littéraire, les analyses sémiologiques ou sémiotiques223. Il parvient à une
conclusion : le « peu d’attention portée aux opérations discursives des constructions de
science par opposition à celles du langage ordinaire ». Elles sont toutes insatisfaisantes.
J.-C. J.-J.-C. Gardin a parcouru tout ce qui se faisait dans les années 1970 en analyses de
discours. Il élimine tout ce qui traite de l’argumentation dans la langue. Le langage naturel
est par définition pour lui porteur d’ambiguïté et inapte au discours de la science. Il rejette
donc aussi toute méthode d’analyse du discours qui chercherait dans le discours même quels
sont les signes linguistiques de l’argumentation, tels les connecteurs, les foncteurs ou toute
autre forme linguistique qui participerait à l’organisation du contenu. Une archéologie
théorique en 1979, est l’aboutissement des séminaires qu’il a donnés en Suisse sur ce sujet
et l’expression de son programme de rénovation de la forme des discours en sciences
humaines.
Ces travaux se poursuivent dans les années 1980, où il approfondit l’utilisation des
systèmes experts224. Il voit bien, en effet, tout l’intérêt de ceux-ci pour l’automatisation des
opérations les plus fastidieuses. Par des traitements comparés homme/machine il cherche
l’application potentielle qu’ils recèlent pour l’analyse du raisonnement tel qu’il est pratiqué
dans les sciences humaines et sociales. Son but est de donner les moyens de réaliser le
cumul des connaissances et leur mise à disposition. Ensuite dans les années 1990, il se
heurte à des désillusions. Son analyse logiciste est violemment critiquée par ses confrères,
qui l’accusent de « stériliser la recherche ». Son écriture se ressent de ses turbulences et
dans certains de ceux-ci225, il passe beaucoup de temps à justifier sa démarche et son
programme, avec le sentiment sans doute de n’être pas bien compris. Des espoirs naissent
aussi pour l’emploi futur du programme logiciste, à propos duquel il affirme lui-même avec
beaucoup de sérénité, que c’est une entreprise qui demandera plusieurs générations. À la fin
des années 1990, en effet, une application multimédia de son programme logiciste
commence à être élaborée par Valentine Roux, archéologue et directrice de recherches au
CNRS à l’Université Paris X-Nanterre et Philippe Blasco, éditeur qui expérimente de
nouvelles technologies.
Il semble utile de situer ces travaux dans un contexte plus vaste, celui du monde de
la documentation, en effectuant une mise en rapport avec les évolutions de l’édition
numérique durant les époques que nous venons de balayer. En reprenant un bref historique
221
Gardin 1968 : 27
222Toutes ces analyses sont reprises telles quelles dans l’ouvrage Gardin 1981 : 46
223Gardin 1981 : 77
224Gardin 1987
225Gardin 2001
tel que nous le livre Ghislaine Chartron226, nous pouvons donner quelques repères sur
l’évolution des technologies numériques et des produits et services du secteur de l’édition
scientifique par décennies :
1960-1970 : la naissance d’une informatique centralisée est associée au
développement des premiers services bibliographiques en ligne.
1970-1980 : les systèmes distribués et conversationnels, les logiciels documentaires
centralisés, le développement des réseaux de communication par paquets permettent
d’interroger des services documentaires (essentiellement bibliographiques) à distance.
1980-1990 : le perfectionnement et la diversification des technologies conduisent à
multiplier les modes de diffusion et les interfaces d’interrogation des produits
documentaires.
1990-2000 : le Web, l’édition électronique permettent de plus en plus une édition et
une diffusion directe des publications de la recherche.
Nous pouvons noter qu’il s’en dégage des parallélismes impressionnants et voir
combien J.-C. Gardin était sensible aux problématiques qui émergeaient à cette époque, et à
quel point il a mené une réflexion approfondie sur ces questions.
Mais J.-C. Gardin étudie surtout les moyens de transposer les méthodes des sciences
de la nature dans les écrits en sciences humaines. Pour lui, il est impossible « d’imaginer
une science des faits empiriques quelconques, naturels ou humains, dont les démarches ne
seraient pas celles du positivisme ou de l’empirisme logique »227. J.-C. Gardin se situe
explicitement dans la pensée issue du logicisme de Frege, Russell, etc. Il revendique le
parrainage de la sémiologie. Il donne une approche épistémologique, en affirmant sa
filiation avec un philosophe de renom, Gaston Bachelard228. De plus, il fait référence à
Carnap, à son analyse logique du langage et donc au Cercle de Vienne, mais aussi à Nagel et
à Hempel. Ce qu’on appelle souvent « logicisme » est une position qui consiste à affirmer
que le couple formé par la logique et les mathématiques pures peut être réduit à l’unité
simple de la logique mathématique, forme moderne, pure et pleinement rationnelle de la
logique, affirme Dubarle229. Il y a insistance sur le caractère rationnellement exact et
vraiment scientifique de la logique moderne. Il s’agit de pratiquer l’intégration des
développements de la mathématique aux perspectives qui s’ouvrent à la pensée sitôt que se
fait la mise sur pied de la logique, en soulignant le caractère mathématique de la logique.
Identité des mathématiques et de la logique sous sa forme scientifique moderne : cette thèse
apparaît nettement formulée dans les Principles of mathematics de B. Russell (1903). Elle
fait suite aux travaux de Boole et Frege. Ensuite les Principia Mathematica de Russell et
Whitehead (1910-1913) ont confirmé qu’il était possible de formuler, sur les bases du
symbolisme fondamental de la logique mathématique, la totalité de l’acquis classique des
mathématiques, ainsi que celle de ramener les bases premières de la déduction
mathématique à un petit nombre d’axiomes disant certaines structures très fondamentales
qui sont celles, apparemment, de la pensée logicienne elle-même230.
Nombre de penseurs importants de la première moitié du XXe siècle ont été ainsi
convaincus que l’on pouvait ramener toute la philosophie à une analyse logique du
discours : on peut citer parmi eux Wittgenstein et les grands praticiens de la logique
mathématique. La mathématisation de la logique, ou « logique mathématique » correspond à
un acquis qui vient après plus de deux millénaires continuer l’oeuvre du fondateur de la
226
Chartron (dir) 2002 : 21-26
227Gardin 1991 : 70
228
Gardin affirme que « son mouvement de l’intelligence artificielle à l’épistémologie pratique prolonge
la « révolution copernicienne de l’abstraction » selon Bachelard » : in « Le calcul et la raison » p. 73
229